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Jean-Christophe Goddard, Professeur à l'Université de Poitiers
Membre du Centre de Recherches sur Hegel et l'Idéalisme Allemand de Poitiers

Hegel et l'hégélianisme
Éditions A. Colin, Paris, 1998, 95 pages

Lire un autre extrait : La vie de Hegel

Chapitre 3. Système et dialectique

Dossier 5. Entendement et raison
I. Vie et philosophie
A. Théologie et philosophie
B. L'effectif et le rationnel
II. La dialectique
A. L'entendement
B. Raison dialectique et raison spéculative



I. VIE ET PHILOSOPHIE
A. Théologie et philosophie

La religion et la philosophie sont si puissamment liées dans l'oeuvre de Hegel, la théologie chrétienne à ce point identifiée au système, à l'idée systématique elle-même, que ceux qui, après lui, comme Nietzsche ou Feuerbach, chercheront à rétablir l'athéisme dans ses droits devront d'abord s'évertuer à dissocier philosophie et religion, et à rejeter par là même l'idée d'une philosophie systématique. L'entreprise philosophique de Hegel procède tout entière dela conscience aiguë que la réconciliation du fini et de l'infini, du particulier et de l'universel, de l'existence etde l'essence> qui a lieu dans la religion chrétienne, excède le cadre étroit de ce qui peut être pensé à l'aide des méthodes et des catégories mises en oeuvre jusqu'alors dans les formes historiques de la philosophie.

La lecture des Leçons sur l' histoire de la philosophie montre qu'aucun des auteurs dont Hegel commente la doctrine - sauf peut-être Jacob Boehme (qui n'est pas un philosophe !) - n'échappe au reproche d'avoir aspiré à ce point de réconciliation, de l'avoir même atteint, pour ensuite rechuter dans un mode de penser inapproprié à sa vraie compréhension. Comme si l'histoire entière de la philosophie avait reconnu dans l'unité suprême du fini et de l'infini son seul et vrai but que l'entreprise philosophique elle-même, par sa nature même, ne pouvait que trahir et repousser hors de soi dans l'effort même par lequel elle tentait de le réaliser. En ce sens, Hegel est plus philosophe que théologien: il s'agit pour lui de faire parvenir à la philosophie, et donc à l'intelligence et à la conscience de soi, ce qui s'est d'abord présenté dans la religion, et, à cette fin, d'inventer et de réaliser une nouvelle forme du penser philosophique, qui ne pourra peut-être servir qu'en retour la théologie chrétienne en lui fournissant les moyens conceptuels de se rendre intelligible le contenu même de la Révélation, sans le figer et l'altérer dans les formes du savoir abstrait hérité des philosophes.


B. L'effectif et le rationnel


Dieu, c'est-à-dire l'effectivement réel, est vie, acte infini de se différencier et de faire retour à soi. La philosophie hégélienne, en tant qu'elle cherche à saisir conceptuellement, c'est-à-dire rationnellement, cette vérité révélée du christianisme, est une philosophie de la vie. Au § 6 de l'Encyclopédie, Hegel désigne comme but final et suprême de sa philosophie la réconciliation de la raison consciente d'elle-même, du penser philosophique, avec la raison qui est, avec l'effectivité, c'est-à-dire avec la vie divine. À cette fin, la raison doit perdre son caractère de faculté psychologique et seulement subjective de surplomb et d'abstraction par rapport à une réalité effective réduite à la signification d'un donné objectif d'origine empirique.

Commentant la fameuse proposition de l'avant-propos de ses Principes de la philosophie du droit, à savoir que ce qui est rationnel est effectif et ce qui est effectif est rationnel, Hegel explique, en effet, que la pensée rationnelle n'a pas pour vocation de produire des chimères coupées du réel, et que la vraie réalité n'est ni l'existence contingente ni la simple réalité présente. En d'autres termes: il y a une rationalité immanente, interne, à ce qui est effectif, qui est vie, et même vie divine; et la pensée rationnelle du philosophe a pour tâche d'épouser cette rationalité immanente de la vie divine, de la présenter dans l'élément de la pensée, ou, mieux encore, de devenir elle-même cette vie. Or, la vie fait d'abord éclater toutes les définitions, toutes les distinctions, toutes les oppositions figées que pose l'intelligence dans son effort pour repenser la vie, et que les philosophies traditionnelles retiennent comme décisives - celles de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps, de la liberté et de la nécessité, etc., qui ont toutes finalement pris la forme de l'opposition du sujet et de l'objet. Dire que la vie les fait éclater, c'est dire qu'à la fois elle les produit, éclate elle-même en ces différences, et les fait éclater, c'est-à-dire les supprime; à la fois les fait surgir et les efface dans l'unité d'un même mouvement. La raison aura donc pour tâche, afin d'accomplir le projet philosophique d'une intelligence de la vie, de coïncider avec cette vitalité de la vie, de l'incorporer à soi, d'accompagner, de produire et de dissoudre en soi ces diversifications multiples et incessantes, posées et reniées, par lesquelles elle se déploie.

Dans son premier ouvrage publié, la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling, Hegel affirme cependant que l'unique intérêt de la raison est de supprimer les oppositions fixées par l'entendement*. Il faut passer par l'allemand: «entendement»» traduit le substantif Verstand construit à partir du verbe «verstehen». Les verbes français, par lesquels on traduit d'ordinaire l'acte de verstehen, les verbes «comprendre» ou «entendre », expriment mal l'idée quasi sensible enveloppée dans le mot allemand: littéralement, l'acte de faire passer - ver- - dans un état stationnaire, de rendre statique, de figer et d'isoler une détermination par la pensée sous la forme d'une chose inerte et extérieure - stehen veut dire ««se tenir debout»», pour ainsi dire, immobile au milieu des choses. C'est une caractéristique commune à toutes les philosophies de la vie que de reconnaître dans la vie une puissance infinie de création de formes, et donc, en elle, une double tendance, soit à la création, qui implique qu'clle ne s'arrête à aucune forme, et dissolve ses propres produits dans une éclosion toujours nouvelle de formes; soit à la formation, c'est-à-dire à se fixer et à se scléroser dans telle ou telle forme déterminée.

La puissance de ce que Hegel, par opposition à l'entendement, appelle la raison, consiste à tenir dans l'unité ces deux aspects de la vie, celui de la fixation, de la limitation, et de l'illimitation, de la dissolution: elle est la puissance vitale d'unir l'identité à soi d'un même mouvement qui ne s'arrête à aucun objet déterminé et la différenciation qui implique des stations, des divisions et des figures déterminées. Aussi l'entendement n'est-il pas tant critiqué parce qu'il divise la vie et opère des limitations, marque des oppositions et des différences, que parce qu'il éternise ces particularisations.

Si l'intérêt de la raison est pour Hegel, d'abord, de dissoudre la fixité, pour restaurer la vie dans son dynamisme, toutefois cet intérêt ne signifie pas que la raison s'oppose absolument à l'opposition et à la limitation, puisque celles-ci sont un facteur de la vie, qui se façonne par de perpétuelles oppositions; et, comme nous l'avons vu, la totalité du processus vital n'est possible qu'en se restaurant au sein de la suprême division: l'unité de la viedivine - est autodifférenciation, division d'avec soi et retour sur soi dans et par la division, qu'elle requie1t donc absolument. L'entendement n' est en conséquence condamné que dans la mesure où il durcit les limitations par lesquelles la vie se développe, et autonomise la nécessaire production de formes déterminées, qui dans la totalité du processus vital est solidaire de la dissolution de toute limitation.

On comprendra, au moins négativement, l'exigence de fonder un nouveau type de rationalité approprié à la vie ainsi définie en se rappelant que Descartes, ayant rationnellement distingué l'âme et le corps avant d'affirmer leur union de fait dans le sentiment du corps propre, évoquait l'hypothèse, pour lui impossible à réaliser, d'une rationalité susceptible d'envelopper dans une même unité la séparation de ce qui est un et l'unité de ce qui est séparé. C'est cette hypothèse que Hegel cherche à réaliser en produisant le concept d'une raison à la fois opposant et intégrant à soi l'activité séparatrice de l'entendement - c'est-à-dire de la rationalité classique.


II. LA DIALECTIQUE


A. L’entendement

On aurait cependant tort de réduire l'hégélianisme à ce conflit de l'entendement et de la raison. D'abord parce que c'est précisément le propre de la pensée d'entendement insurgée contre la raison que de penser en termes de dualité et d'oppositions figées, ensuite parce que le sens même de l'entreprise conceptuelle hégélienne, dans son effort de coïncidence avec l'oeuvre réconciliatrice de la vie, est, sur ce point, justement de penser la possibilité d'un retour de l'entendement à la raison; et il est tout aussi vrai que Hegel ne manque jamais de s'en prendre aux philosophes, qui, comme Jacobi, se complaisent à déprécier l'entendement.

Si la raison aprioritairement pour intérêt de dissoudre les fixités posées comme indépassables par l'entendement, celui-ci ne saurait être tenu pour responsable de cette inertie de la pensée figée dans des oppositions qu'elle ne parvient pas à surmonter. C'est à la raison, et à elle seule, qu'est imputable le maintien des fixités. Si l'entendement s'empêtre dans d'insurmontables oppositions comme celles de l'âme et du corps, de l'esprit et de la matière, de l'universel et du particulier, de l'essence et de l'existence, de l'intérieur et de l'extérieur, c'est, en effet, uniquement parce que, pour ainsi dire, la raison se relâche, agit contre elle-même, méconnaît son propre intérêt et va même, selon l'expression de Hegel, jusqu'à s'évanouir face aux déterminations durcies par l'entendement qu'elle laisse subsister.

Mieux encore, dans la Science de la logique, Hegel explique que, non seulement l'entendement doit être disculpé du durcissement des oppositions qu'il instaure, mais que, abandonné à son mouvement naturel par une raison évanouie et absente, qui pour ainsi dire, lui laisse la place libre, il aiguise et simplifie à l'extrême ces oppositions figées, les spiritualise à tel point, qu'il finit par leur conférer la faculté même de se dissoudre. Comme nous l'avons vu à propos de la mort du Christ, l'extrême de la finitude, de la limitation, comme tout sommet, est en même temps le point ultime d'une ascension à partir duquel s'amorce un déclin. L'entendement oeuvre de lui-même, et malgré lui, en faveur de son propre effacement dans la raison. Ce que nous avons déjà pressenti en évoquant la manière dont Descartes, ayant durci à l'extrême l'opposition de l'âme et du corps d'une part, l'opposition de cette opposition et de l'unité vécue de l'âme et du corps d'autre part, en vient, malgré lui, à formuler l'exigence d'une pensée dialectique capable d'unifier, c'est-à-dire de dissoudre, l'opposition déterminée des déterminités séparées -l'âme et le corps - et de leur unité.

En bref, non seulement l'entendement ne prospère que grâce à l'évanouissement de la raison, mais sa prospérité même est ce qui ouvre, comme sur un au-delà de lui-même, sur l'apparition même de la raison: la raison ne commence qu'à partir de l'apogée de la pensée d'entendement, qui, en conséquence, sert d'elle-même et à son insu l'intérêt de la raison. Autant dire que la raison commence avec l'entendement qui y conduit en produisant et en exacerbant des limitations et des différences qui par là même se dissolvent; de sorte que Hegel se trouve fondé, en fin de compte, à refuser entièrement la séparation de l'entendement et de la raison.


B. Raison dialectique et raison spéculative

Les §§ 79 à 82, par lesquels Hegel clôt l'Introduction à la Science de la logique dans l'Encyclopédie, permettent de restituer à l' entendement sa vraie place au sein du tout de la pensée rationnelle en laquelle s'explicite la vie divine. La philosophie vise à porter à la conscience de soi et à l'intelligence la vitalité qui définit en propre l'être effectif, l'être le plus effectif qu'est Dieu. Elle vise à la coïncidence de la pensée et de l'être, qui est vie. Or, cette vie, nous l'avons vu, est trinitaire. Le développement de cette conscience de soi de la vie, de ce que Hegel appelle le Concept, sera, en conséquence, lui aussi trinitaire.

Dieu (c'est-à-dire la raison qui est, ou l'effectif-rationnel) : 1) se différencie de lui-même en s'opposant à lui-même une nature finie, produisant par là l'opposition abstraite du Père et du Fils; 2) dissout cette opposition et cette abstraction du fini dans l'Incarnation; 3) fait retour à soi comme Esprit, à travers le retour du fini en lui.

De même le Concept - la raison consciente d'elle-même, ou le rationnel-effectif - se déploie selon trois moments: 1) comme entendement, ou raison finie, il est un penser déterminant et différenciant, 2) comme raison dialectique, il est l'acte par lequel ces déterminations finies se suppriment elles-mêmes, 3) comme raison spéculative, il saisit ce qui est affirmatif dans la dissolution des déterminations d'entendement : il donne à cette dissolution en même temps la valeur d'un accueil dans l'imité concrète, c'est-à-dire différenciée, du penser.

Par là les déterminités finies, les limitations produites et exacerbées par l'entendement, font retour au tout de la pensée rationnelle, qui se 'comprend elle-même, et comprend le vrai, comme le tout du processus d'autodifférenciation qu'a amorcé l'entendement et dont la dialectique est proprement l'âme motrice. Par là, le rationnel se sait effectif et est effectif, c'est-à-dire se sait vie et vit cette vie. La philosophie de la vie, comme pensée de la vie, se réalise dans une pensée vivante, dans cette vie du Concept.

La distinction de ces trois moments ne doit pas toutefois nous induire en erreur. De cette trinité du Concept il faut dire, en effet, la même chose que ce que nous avons dit de la Trinité divine. À savoir qu'elle est essentiellement une communauté d'échange, réalisée dans l'unité d'un circuit réflexif. Chacun des trois moments n'a de consistance que par son rapport aux deux autres au sein d'un processus total; il n'y a pas là trois moments, au sens temporel du terme, aucune succession, pas d'avant ni d'après. Il n'y a pas là trois opérations successives, mais un seul et même acte de la raison.

Au § 81 de l'Encyclopédie, Hegel souligne que la dialectique est la nature propre, véritable, des déterminations d'entendement, et du fini en général, l'acte par lequel le caractère limité de ces déterminations se représente tel qu'il est, c'est-à-dire comme leur négation. Il ajoute que dans la dialectique seule réside la véritable élévation au-dessus du fini, l'élévation qui n'est pas extérieure, en ce sens qu'elle ne consiste pas dans la pure négation abstraite du fini, mais, comme la Verklärung religieuse, associe à sa négation sa conservation. L'acte dialectique ne vient donc pas s'ajouter à celui de l'entendement, pas plus que l'acte spéculatif ne S'ajoute à celui de la dialectique: l'acte total de la raison est à la fois et inséparablement un acte d'exacerbation des déterminations finies, d'autodissolution de ces déterminations, et un acte positif d'auto-affirmation de l'unité du penser rationnel comme vie.

On peut, à vrai dire, à peine distinguer un commencement, un processus ou un résultat: de même que dans la mort du Christ, sont intimement conjoints l'extrême de la finitude, la suppression du fini et sa résurrection, de même, dans l'acte unitaire de la raison hégélienne, sont confondus l'acte de finitisation extrême des contenus de pensée, l'acte dialectique de suppression du fini et l'acte spéculatif de restauration spirituelle du fini. La raison est Une, constituée par le rapport d'échange infini en elle-même entre elle-même et elle-même comme raison finie, dialectique ou spéculative.


Jean-Christophe Goddard
, Professeur à l'Université de Poitiers
Membre du Centre de Recherches sur Hegel et l'Idéalisme Allemand de Poitiers
Hegel et l'hégélianisme, Chapitre 3, Dossier 5, pp. 32-37, Éditions A. Colin, Paris, 1998, 95 pages

Lire un autre extrait : La vie de Hegel


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