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Claude BOULARD,
Docteur en philosophie, Chargé de cours à l'Université de Rouen

Hegel,
Principes de la philosophie du droit, (§§ 341-360) : Histoire du monde
Traduction et commentaire. Éditions Ellipses 2002


Le principal texte publié par Hegel lui-même concernant la philosophie de l'histoire forme la conclusion de la Philosophie du droit (§ 341 à 360). Il concentre à l'extrême l'immense matière de ses cours. C'est dire que nous sommes invités à une lecture de l'histoire en son principe logique : "La philosophie ne doit pas être une narration de ce qui survient, mais une connaissance de ced qui en cela est vrai et à partir du vrai elle doit en outre concevoir ce qui dans la narration apparaît comme un pur survenir." Ainsi seulement l'histoire peut-elle être une ouverture à la possibilité effec tive de son sens présent en sa contingence même.

Claude Boulard a également publié : Argent et liberté. Une lecture logique de la philosophie du droit de Hegel, Édition Septentrion 1999.


Table des matières

- Introduction
- Traduction des §§ 341-360
- Commentaire :
L'idée de l'histoire du monde ou son fondement logique (§341-343)
Les vecteurs de l'évolution historique (§ 344-348) :
Peuples, grands hommes, États, acteurs et instruments de l'histoire du monde
L'origine et la fin de l'histoire (§ 349-352)
La marche de l'histoire du monde (§353-360)
- Conclusion


- Vocabulaire :
Concept - Effectivité - Esprit - Esprit d'un peuple - Esprit du monde - État - Fin/Moyen, ruse de la raison - Germanique - Guerre - Histoire - Idée, idéalité, réalité - Individus, héros - Jugement, tribunal du monde - Liberté - Peuple, esprit du peuple, Positif, négatif - Progès, degrés - Puissance,violence - Réalité - Ruse de la raison - Savoir/Vouloir.

- Bibliographie.

Lire un extrait de l'ouvrage :


Introduction

Eric Weil rappelait que les paragraphes § 341 à 360 des Principes de la philosophie du droit (1821) constituent « le seul exposé » de la philosophie de l’histoire publié par Hegel lui-même. De sorte que ce texte l’emporte en valeur de référence sur les Leçons du professeur de Berlin publiées par d’autres que lui après sa mort. Il ne s’agit pourtant pas du seul exposé concernant l’histoire publié par Hegel. Ce serait écarter trop rapidement la Phénoménologie de l’esprit (1807) dont la problématique est de part en part traversée par celle de l’historicité de l’esprit. Mais là où l’œuvre de 1807 expose à partir du dualisme spontané de la conscience la succession de ses figures historiques peinant à parvenir à l’unité du concept, l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1817,1827,1830) et les Principes de la philosophie du droit (1821), qui en sont un développement particulier, déploient dans l’unité du concept les moments différenciés de ce dernier.

De la cité grecque à la révolution française, c’est le même contenu de la conscience historique dans ses figures morale, juridique, éthique, artistique, religieuse, philosophique que réexpose l’Encyclopédie. L’exposé de la Phénoménologie, cette « Odyssée de la conscience » , est rendu plus complexe du fait que l’esprit est devenir phénomène de lui-même. Il est tout à la fois histoire en ses figures multiples et concept, devenir de l’esprit en son identité logique même. Deviens ce que tu es !

Ce paradoxe de l’historicité de l’esprit appelle inévitablement une élucidation d’ordre logique, mais d’une logique dont le formalisme légitime implique son propre contenu. C’est ce problème difficile auquel est confronté la conscience, qui est supposé résolu dans l’Encyclopédie. Le lecteur est alors supposé connaître l’exposé de la Science de la logique (1812-1816), qui constitue la première partie du système où elle est réexposée en tant que telle et où elle commande l’intelligence des développements de la nature et de l’esprit. Il convient donc de lire avec attention et mémoire, une mémoire de la vie logique à l’œuvre en toutes choses, la séquence ramassée à l’extrême des 19 paragraphes qui sont l’aboutissement de la philosophie de l’esprit objectif et où Hegel traite de rien moins que de « l’histoire du monde », die Weltgeschichte.


Un problème logique


Cette exigence logique au cœur de l’histoire, ce que les éditeurs des Leçons ont appelé « La raison dans l’histoire », est requise tout aussi bien par la conscience historique cherchant un sens à ce qu’elle vit que par la nature du concept lui-même. Un texte de la Doctrine du concept, dans la Science de la logique, le signifie avec force : « Seulement la philosophie ne doit pas être une narration de ce qui survient, mais une connaissance de ce qui en cela est vrai, et à partir du vrai elle doit en outre concevoir ce qui, dans la narration, apparaît comme un pur survenir »(p.51). Ce qui est en cause, c’est pour Hegel « la méprise capitale », le préjugé selon lequel l’immédiat serait le vrai. Car l’immédiat passe. Il n’est déjà plus. L’histoire manifeste donc l’idéalité de l’immédiat, l’être comme négation de l’être, car tel est nécessairement l’être passé.

Pour connaître le passé il faut donc connaître la vérité de cette négation. D’autant plus que l’immédiateté vécue appelle la mémoire. L’histoire vécue appelle l’histoire réfléchie par la médiation du récit qui vise à exposer « l’essentiel » du passé, à en dire « la vérité ». C’est pourquoi la philosophie articule logique et histoire en opposant l’histoire à elle-même. Ou bien elle n’est qu’une narration immédiate et elle relève alors de ce que l’allemand désigne par die Historie, l’histoire narrative-énumérative, die Erzählung, égrénant la suite contingente des faits dans leur caducité et leur insignifiance. Mais l’exactitude n’est pas la vérité. Ou bien l’histoire est authentique compréhension de ce qui survient et de ce qui est vécu comme sensé, ce que l’allemand désigne par die Geschichte, l’histoire au sens où le français parle d’événement historique, c’est-à-dire chargé de sens. La Geschichte, « was geschieht », c’est « ce qui survient », l’événement, ce qui dans la survenance contingente des choses leur donne sens et fait date.

L’historien produit selon des procédures rationnelles une mémoire d’où émerge le vrai. Que la nécessité d’un sens émerge à même la contingence ne va pas sans profond paradoxe. Il reste alors au philosophe à ne pas s’arrêter en si bon chemin. Il doit par delà le dualisme rémanent de la conscience historique, oscillant entre nécessité et contingence, parvenir au concept même de l’histoire. Qui cherche à comprendre ce qui lui arrive, ne peut esquiver la nécessité de tirer au clair le rapport intime du concept et du temps « ce qui dans la narration apparaît comme un pur survenir ».


L’histoire réfléchie est déjà concevante


Cette ambition radicale exprimée dans le contexte de la Science de la logique tient dans le titre même de l’ultime section des Principes de la philosophie du droit, dans le concept d’ « histoire du monde », die Weltgeschichte, souvent traduit par histoire universelle. C’est bien de l’universalité de l’histoire en effet qu’il s’agit et non pas seulement de l’histoire particulière d’une nation ou d’une autre. Le présupposé de la philosophie de l’histoire, c’est l’articulation de la nature proprement conceptuelle de l’universel et de son contraire le particulier. Le concept n’est pas le solde des caractères communs obtenu après soustraction des différences. L’historien ne saurait se satisfaire d’une telle abstraction vide, pas davantage que le philosophe. Le concept est le processus de particularisation de ce qui, parce qu’il est identique à soi (universalité formelle) est différent de soi (universalité concrète). Le concept est cette articulation de l’universel et du particulier. C’est bien le concept d’histoire qui est en question, car sans cette articulation que peut signifier un sens toujours nécessairement universel d’une réalité historique toujours particulière ?

Cette tâche de la philosophie, de dire le sens de l’histoire, peut bien paraître déraisonnable. Pourtant comment esquiver la nature logique de la question posée à toute conscience historique ? Hegel en reprend le mouvement même en un autre contexte, au début de « La raison dans l’histoire ». Une fois encore c’est l’immédiateté de la narration qui est en cause. Hegel oppose l’histoire originaire (die ursprüngliche Geschichte) à l’histoire réfléchie (die reflektierte Geschichte), c’est-à-dire celle dont le narrateur a vécu l’époque racontée à celle dont le narrateur n’a pas participé à la totalité immédiatement vivante qu’il cherche à restituer et à comprendre. L’historien authentique construit un objet plus vaste et plus signifiant que le mémorialiste, le chroniqueur ou l’annaliste. La médiation décisive est ici celle du temps comme négation. Car l’historien n’a plus devant lui qu’un monde aboli, qu’un monde réfléchi dont la présence ne peut plus valoir que comme idéelle, c’est-à-dire pour l’esprit. Comme le dit abruptement Hegel dans la Doctrine de l’essence de la Science de la logique, ce monde réfléchi est «mouvement de rien à rien et par là à lui-même en retour »(p.18). Telle est en effet l’histoire, procès radical de réflexion, ce qui expose l’historien à une permanente difficulté méthodologique, car comment restituer dans la culture du temps présent de l’historien la culture d’une époque par définition révolue ?

Cependant cette radicalité de la question logique présupposée par la question de l’histoire, la question du sens de l’histoire, ne sépare pas, mais unit au contraire l’historien et le philosophe. Car l’histoire réfléchie est déjà concevante. Non seulement l’histoire réfléchie, en se nourrissant des matériaux de l’histoire originaire en abrège l’énumération, en concentre la masse, en dégage de riches idéalités signifiantes, cité antique, féodalité, Etat royal, révolution française etc., mais la réexposition historique dans la culture du temps de l’historien est une ouverture par la médiation du passé au présent de l’esprit, au concept. Et c’est là la récompense de l’historien authentique. A l’opposé de cette histoire réfléchie et déjà concevante, Hegel a toujours depuis sa jeunesse dénoncé la « positivité », c’est-à-dire l’attitude unilatérale et naïve qui consiste à s’en remettre à l’extériorité trouvée-là et figée des institutions, particulièrement religieuses et politiques, comme si par le fait même qu’elles étaient-là, elles étaient immédiatement sensées. Historisch, désigne la caducité de l’immédiateté insignifiante, « qui ne comprend pas qu’il s’agit de comprendre » (E.Weil).


Un philosophe « fils de son temps »


Mais plus encore l’histoire réfléchie, donc déjà concevante, et la philosophie sont unies pour une seconde raison. La philosophie, en tous cas celle de Hegel, se sait et se veut elle-même historique. Histoire des vérités éternelles, récapitulant pour la première fois vingt cinq siècles de pensée, elle se situe tout aussi consciemment au tournant de l’âge des révolutions politiques, économiques et culturelles, à l’articulation des 18° et 19°siècles, dans l’héritage immédiat des « Lumières » et plus lointainement de « la Réforme ». « Fils de son temps », Hegel naît en 1770, dans une réalité politique allemande dispersée en Etats minuscules (die kleine Staaterei), assoupie et proche de la décomposition. La vieille institution millénaire du « Saint Empire romain germanique » va bientôt tomber en poussière. La formation classique de Hegel lui permet de nourrir son intense appétit de culture des sources grecques, romaines et juives du monde européen et en particulier de réfléchir à l’articulation entre religion et politique dans l’antiquité, à distance de la « positivité » des institutions sclérosées.

Cette longue période de formation personnelle aboutira à la relecture de l’histoire de la conscience européenne qu’est la Phénoménologie de l’esprit. Et cette distance médiatisante prise par rapport à l’actualité n’empêche pas le jeune Hegel de se passionner pour elle. La «révolution française » éclate et les élèves du séminaire protestant de Tübingen s’enthousiasment. Pour la première fois dans l’histoire, il s’agit de reconstruire la réalité socio-politique sur la base de la pensée consciente de soi. Mais « le splendide lever de soleil » du processus révolutionnaire va dériver et échouer dans la terreur où le principe de « la liberté absolue » ne trouve qu’une expression immédiate et abstraite, la mort. Bonaparte s’empare du pouvoir. Les guerres napoléoniennes vont diffuser en Europe l’esprit de la « déclaration universelle des droits de l’homme » et les institutions du code civil. Pourtant le vent de l’histoire va emporter le grand homme. « C’est un spectacle effrayant et prodigieux, de voir un énorme génie se détruire lui-même. C’est la chose la plus tragique qui soit » (Correspondance,T.2 p.31). Vient alors l’heure de la « Restauration ». L’histoire revient-elle en arrière ? Face aux emballements, aux régressions, aux hésitations de l’histoire le philosophe confie à son ami Niethammer : « Je m’en tiens à cette idée, que l’esprit du temps à donner l’ordre d’avancer» (Correspondance, T.2 p.81).

Hegel a confiance dans la raison. Le travail de l’esprit se poursuit et, quand il le faut, souterrainement. « Bien travaillé, vieille taupe », disait dèjà Hamlet à l’esprit de son père. Cette passion pour le sens de l’histoire vivante n’est pas seulement interprétative, dégagée de l’histoire, mais, s’il le faut engagée : toute la vie intellectuelle de Hegel est ponctuée d’écrits d’actualité : Traduction anonyme en 1798 des lettres de J.J.Cart, un révolutionnaire vaudois ; écrit, rédigé la même année, mais non publié, sur l’élection des magistrats du Würtemberg ; étude en 1802, non publiée, sur la Constitution de l’Allemagne ; traduction, perdue, de l’économiste anglais Steuart ; article, publié en 1817, préconisant une Constitution pour le Würtemberg ; insertion, au dernier moment en 1821, dans la Philosophie du droit, d’une note polémique contre Haller, un juriste de la Restauration ; et finalement en 1831, quelques semaines avant sa mort, il publie un article sur le Reformbill anglais, qui sera autorisé par la censure, mais dont la seconde livraison sera interrompue sur ordre du Roi, manière de mettre les points sur les « i » (Philosophie du droit. §280 add.). C’est dire à quel point le philosophe de l’histoire du monde n’entendait pas s’évader de son époque pour se réfugier dans les nuages d’on ne sait quelle philosophie. Au contraire la philosophie hégélienne est une logique du temps présent, une doctrine de la liberté concrète. Elle est pleinement historique, à ce titre contrainte parfois de composer avec la contingence propre à la survenance des choses, sans rien retrancher pour autant de son exigence proprement spéculative : « L’histoire de la philosophie est ce qu’il y a de plus intérieur à l’histoire du monde ». (Leçons sur l’histoire de la philosophie, chapitre final."

Claude Boulard,
Hegel, Principes de la Philosophie du droit
,
§§ 341-360 : "L'histoire du monde"
Éditions Ellipses 2002, pp. 5-10