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Arnaud Macé ,
Ancien élève de l'École Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud,
ATER à l'ENS de Lyon
Platon, Gorgias
Éditions Ellipses, Paris, 2003

Lire un extrait :

Introduction

I- Le Gorgias, une polémique philosophique contre la morale commune.

Comme la République, le Gorgias est un livre de combat, un livre d'une grande violence, une machine de guerre dirigée par Platon contre la morale et la politique de ses contemporains (1). Comme dans l'Apologie de Socrate, le Criton ou la République, Platon met en scène cet affrontement sous la forme d'un débat entre Socrate et des interlocuteurs qui, en dépit de la diversité de leurs propos, ont toujours cela de commun qu'ils témoignent de leur intégration dans la société, dont ils connaissent les ressorts et les usages, dans laquelle ils ont des amis et une place respectée - un mot, ils y jouissent d'un certain pouvoir (dunamis), non pas nécessairement politique, mais d'une capacité d'action en général, leur permettant de défendre leurs amis et de se prémunir de leurs ennemis. Ces adversaires, qu'il s'agisse de Criton dans le dialogue éponyme, de Calliclès dans le Gorgias ou de Polémarque et Thrasymaque dans la République, expriment ce point de vue comme une définition implicite de la justice: être un homme juste, c'est se donner les moyens de survivre dans une telle société, en rendant à chacun son dû, c'est-à-dire le bien à l'ami (protéger les siens, protéger ses amis) et le mal à l'ennemi. Cette morale du talion, de la réciprocité, est explicitée à la fois dans le Criton et au premier livre de la République. Elle est à chaque fois attribuée « à la foule», « à la multitude ». Platon y voit la morale de son temps. Or au nom de cette morale, il se trouve un personnage que l'on ne saurait considérer comme juste, un homme qui a volontairement renoncé à garantir sa protection et à se prémunir de ses ennemis, et qui semble vouloir troubler la jeunesse dans l'apprentissage des valeurs communes : Socrate.

Que signifie le fait de mettre en scène des dialogues entre ces divers interlocuteurs et un tel personnage? Pourquoi avoir été chercher une figure aussi étrangère à sa propre société? Celui que l'on pourra décrire, dans le Gorgias, comme quelqu'un qui a refusé de « s'assimiler au peuple athénien », qui a refusé de « devenir semblable» à ces concitoyens? Socrate constamment mis en scène face à des étrangers, Protagoras, Hippias, Gorgias, Céphale, riche Syracusain établi au Pyrée chez qui se déroule le débat de la République, est, bien que né à Athènes, le véritable étranger qui traverse ces dialogues. Il n'y a de ce point de vue que peu de divergences entre les bons Athéniens, les Criton, Adimante, Glaucon, Polos et Calliclès, et les étrangers comme Gorgias ou Céphale : tous participent de cette morale commune qui ne semble pas connaître de frontières. Socrate est le seul exilé, dans sa propre cité.

Or l'exil de Socrate est sans retour: comme il va apparaître au fil du Gorgias, l'opposition des définitions de la justice et des modes de vie est irréconciliable. Socrate ne saurait être un homme juste pour la société que représentent ces divers personnages. Et cette société ne saurait trouver grâce aux yeux du personnage de Socrate : il faut soit se tenir à l'écart, soit la transformer de fond en comble, sans reste. On pourrait dire que Platon prend au sérieux, d'un point de vue philosophique, la mise à mort de Socrate. L'Apologie de Socrate n'est pas, de ce point de vue, le seul dialogue qui rejoue le procès. On peut en dire au tant du Gorgias, comme du Criton ou de la République. Au-delà de la restitution du procès, il s'agit de mettre à jour le débat fondamental, le débat philosophique qui oppose les valeurs de la société qui a condamné Socrate et celles que Platon attribue à ce personnage. Ce débat apparaît alors comme sans issue: aucun compromis n'est possible. L'un ou l'autre doit mourir. Soit Socrate, comme dans le Phédon, soit la cité athénienne telle que la perçoit Platon, dont on fait table rase pour construire une Cité juste, conforme à la définition de la justice attribuée au personnage de Socrate - projet mis en oeuvre dans la République et dans les Lois.

II - L'objet du débat: la rhétorique et la question de la puissance (dunamis)


Le Gorgias est au centre de cet affrontement. Pourquoi choisir d'examiner la question de la rhétorique? Les défenseurs de l'art rhétorique qui sont opposés à Socrate au cours de ce dialogue, Gorgias, Polos et Calliclès, voient dans celle-ci la clef de la plus grande puissance au sein de la cité. Polos parle ainsi de « grande puissance» ou de « toute-puissance» (mega dunamis). Il entend par là une capacité d'action sans limite: avoir la capacité de persuader quiconque à l'assemblée du peuple ou au tribunal, faire condamner, exiler, spolier n'importe qui, décider le peuple à poursuivre telle ou telle politique. Gorgias se présente ainsi comme un maître de rhétorique itinérant, passant de ville en ville pour délivrer aux jeunes gens ambitieux les moyens de leur réussite politique. En ce sens, la rhétorique se présente comme la version extrême de la morale que l'on trouve chez les interlocuteurs de Socrate dans le Criton ou la République. Criton se vante d'avoir les moyens de faire sortir Socrate de prison, moyens financiers et relations. Céphale, au début de la République, avance que la richesse est une condition de la justice, car pour être un homme juste, il faut avoir les moyens de rendre ce que l'on doit à chacun. Dans cette perspective, la rhétorique de Polos et Calliclès apparaît comme l'arme suprême pour agir à sa guise dans la société. Elle fait de son détenteur l'équivalent d'un tyran tout-puissant.

Le Gorgias met donc en scène Socrate débattant avec trois interlocuteurs successifs qui affirment la puissance de la rhétorique: Gorgias, Polos et Calliclès. Chacun d'eux est réfuté tour à tour. L'unité de la réfutation d'un interlocuteur ou d'une thèse correspond à la découpe naturelle de la plupart des dialogues platoniciens. On peut ainsi donc détacher trois premières parties s'articulant chacune autour de l'entrée en scène d'un interlocuteur avec la thèse qu'il défend, jusqu'à la réfutation de celle-ci. On a donc les trois premières parties suivantes :
- réfutation de Gorgias, 447d-461b(2)
- réfutation de Polos, 461b-481b
- réfutation de Calliclès, 481 b-499b.

Comment ces trois réfutations s'articulent-elles? et pourquoi le dialogue continue-t -il une fois Calliclès réfuté (jusqu'en 527 e) ? Les réponses à ces deux questions sont solidaires l'une de l'autre. D'une part, chacun des interlocuteurs vient à la rescousse du précédent, pensant qu'il peut mieux défendre la même thèse, celle de la puissance de la rhétorique qui revient donc à chaque fois, amplifiée, de plus en plus virulente, en trois vagues. Néanmoins, chacun des interlocuteurs qui vient prendre la relève, Polos et Gorgias, tour à tour, se trompent sur la nature des problèmes rencontrés par leur prédécesseur, et succombent à leur tour. Là où ils voient un accident de parcours, une concession faite à Socrate par excès de pudeur, le débat révèle que c'est la position affirmant la puissance de la rhétorique qui est fondamentalement instable et qui mène d'elle-même, par une nécessité interne, à sa propre contradiction. Il faut ainsi que le dialogue dure après la réfutation du dernier interlocuteur, car c'est à Socrate qu'il revient de présenter la solution aux problèmes posés lors des réfutations successives des prétentions de la rhétorique et auxquels celle-ci ne saurait faire face d'elle-même. Quelles sont donc les prétentions de chacun des interlocuteurs? Et pourquoi les mènent-elles toujours à la contradiction?

III – Les fondements de l'art politique : l'art (tekhnè) et le devenir de l'âme


Socrate procède à une réfutation de chaque interlocuteur. Le principe de la réfutation socratique, telle qu'elle est mise en oeuvre dans les dialogues de Platon, consiste à montrer à l'interlocuteur qu'il s'est lui-même placé dans une contradiction: ce dernier avance simultanément des affirmations incompatibles. Cela signifie que le personnage de Socrate se bat sur le terrain de l'adversaire, avec les armes de celui-ci. Ce point est d'une grande importance dans l'évaluation du débat qui se dégage au fil du Gorgias.

Gorgias revendique la « puissance» de la rhétorique, puissance de persuader en toutes circonstances. Or il fonde cette puissance sur un savoir, qu'il se dit détenir et enseigner. Ce sont ces deux affirmations qui vont s'avérer incompatibles : la revendication d'une puissance illimitée et la volonté de fonder cette puissance sur un savoir véritable. Afin de décrire le mouvement global du Gorgias, on pourrait dire que l'on suit tour à tour ces deux lignes de revendication, pour en révéler les faiblesses: on examine avec Gorgias la prétention de la rhétorique au titre de savoir, et avec Polos et Calliclès, la revendication de la puissance. Il apparaît au total que l'alliance du savoir et de la puissance doit être pensée sur d'autres fondements que ceux que procurent la rhétorique: il revient à Socrate, au terme du parcours, de poser ainsi les bases d'un véritable art politique, fondant la puissance (capacité d'action) sur le savoir.

L'entretien avec Gorgias permet de préciser les caractéristiques que doit nécessairement posséder un savoir tel que le revendique l'orateur, à savoir une « tekhnè », terme que l'on traduit souvent, dans le contexte de la présente discussion, par le terme français « art », entendu au sens de l'expression française « arts et métiers », c'est-à-dire au sens d'une compétence, d'un savoir spécialisé (cf. Vocabulaire). Deux caractéristiques principales apparaissent : un art se caractérise par une « puissance », une capacité d'action précise, d'une part, et, d'autre part, l'art est la connaissance d'un objet précis. Le médecin a la capacité de soigner, et il sait ce que c'est que la maladie et la santé dans un corps. L'art confère donc bien une puissance, au sens de capacité à accomplir certaines actions précises, mais non pas au sens d'une capacité à pouvoir tout faire: la puissance d'un art est nécessairement liée à la deuxième caractéristique, c'est-à-dire au fait qu'un art est une connaissance limitée à un objet précis. Or l'orateur veut étendre son art, la rhétorique, à tous les objets et exercer sa puissance de persuasion sur tous les sujets. Plus précisément, c'est sur la question de la justice que la contradiction apparaît le plus nettement : c'est à la fois l'objet que revendique Gorgias (l'orateur persuade de ce qui est juste) et ce que la puissance revendiquée contredit (on peut persuader de tout).

Polos, afin de sortir de cette contradiction, laisse de côté la revendication de l'art, pour se concentrer sur celle de la puissance, magnifiée en « toute-puissance », qui fait de l'orateur l'égal du tyran, libre de faire tout ce qu'il lui plaît, suivant son bon plaisir, dans la Cité - que son action soit juste ou injuste. Là encore, Socrate accepte le terrain choisit par Polos, et retourne l'argumentation de ce dernier, d'une manière particulièrement paradoxale, en affirmant que le tout-puissant ne peut en réalité rien du tout. Beaucoup de lecteurs du Gorgias se sont interrogés sur le sérieux d'une telle affirmation. Ne s'agit-il pas d'une simple provocation? On peut penser qu'il faut au contraire y lire l'expression même de la stratégie que Platon prête ici au personnage de Socrate: venir sur le terrain de l'adversaire, celui de l'efficacité, celui du calcul de l'avantage que l'on peut tirer pour soi de chaque situation, et l'y défaire avec ses propres armes - ou mieux, retourner ses armes contre ce dernier. On accepte de débattre en termes de pouvoir et de puissance, en termes utilitaristes d'avantage et de désavantage, pour montrer à l'adversaire qu'il ne sait rien de la puissance et qu'il se fourvoie tout à fait dans le calcul de ses propres intérêts.

C'est dans la discussion avec Polos qu'apparaît alors le deuxième grand principe, après celui du savoir (tekhnè), sur lequel se fonde la réfutation de la rhétorique: l'âme et son devenir. Si Polos se trompe dans le calcul de l'avantage, c'est qu'il omet la dimension de l'âme, des effets subis par l'âme de celui qui exerce la toute-puissance. C'est grâce à cette omission que Polos peut croire l'injustice avantageuse. Si l'orateur tout-puissant «ne peut rien », c'est avant tout parce qu'il ne mesure pas l'effet de son action, qu'il ne comprend pas qu'il se frappe en réalité lui-même à chaque fois qu'il frappe son prochain - se faisant subir quelque chose qui lui est dommageable à chaque fois qu'il est l'agent d'une action injuste. Cette réponse est fondée sur une analogie essentielle à l'argumentation de Socrate dans le Gorgias: une analogie entre le corps et l'âme, entre la santé du premier et la justice de la seconde. De même que le corps peut être en bonne santé, devenir meilleur ou plus mauvais de ce point de vue, l'âme peut être juste, devenir meilleure ou plus mauvaise de cet autre point de vue. L'analogie entre santé et justice est au fondement de la philosophie politique de Platon: c'est elle qui permet d'affirmer que l'injustice est un mal pour l'âme, et c'est encore elle qui permet de penser l'art politique véritable comme une médecine de l'âme.

C'est donc encore la contradiction entre puissance et justice qui mène Polos à la contradiction. Calliclès prend alors la relève, cherchant à se débarrasser de la contradiction en affirmant que la puissance, la domination, est la source même de la justice: il est juste que les puissants dominent les moins puissants. Calliclès est alors dans la nécessité de définir la puissance indépendamment du savoir (puisqu'il ne veut pas limiter ce pouvoir à un objet précis). Il choisit de le faire par la capacité la plus grande à éprouver les plus grands plaisirs. Il affirme ainsi un hédonisme radical: tout plaisir est un bien et seul le plaisir est un bien, c'est-à-dire ce qui est avantageux. Socrate accepte encore le terrain choisit par l'interlocuteur, afin de démontrer l'incapacité de l'hédonisme radical à permettre définir un critère du bon et du mauvais, de l'avantageux et du nuisible. Cette réfutation laisse finalement apparaître à nouveau la nécessité de prendre en compte le devenir de l'âme pour réaliser un calcul correct de l'avantage et du désavantage.

Au total, il apparaît impossible de dissocier la puissance politique véritable d'un art qui prenne en compte le tout de l'être humain, sans oublier l'âme, et qui puisse déterminer quelle action est bonne ou mauvaise pour l'âme de celui qui l'accomplit ou de celui qui la subit. C'est la définition d'un tel art politique que Socrate met en place dans la dernière partie (499b-527e), après avoir réfuté Calliclès. Il pose ainsi les fondements de la réflexion politique que déploie la République: un art politique qui ait pour objet la transformation des âmes et qui seul pourrait exercer une véritable puissance, fondée sur le calcul correct de ce qui est véritablement avantageux et nuisible pour la santé des âmes.

Le Gorgias, dans sa structure même, mime donc le mouvement de bascule qu'il prépare, de la Cité athénienne démocratique vers la Cité juste que décrit la République. À travers l'instabilité qui caractérise les positions de ces interlocuteurs, incapables d'éviter la contradiction interne, et se renversant finalement dans la position présentée par Socrate, c'est l'instabilité fondamentale d'un régime fondé sur l'opinion et le plaisir qui se fait jour. Ce régime, où Socrate, seul représentant de l'art politique véritable, est un exilé intérieur, vit selon une règle (le calcul opportuniste de l'avantage et du désavantage) qui lui échappe, et que seule l'art finalement dévoilé au bout du compte par Socrate permettrait véritablement d'appliquer. Le Gorgias fonde la réflexion politique sur la recherche des causes et des effets: la société qui a tué Socrate ne sait pas ce qu'elle fait, ne sait pas quels effets découlent de quelles actions. Elle ne sait en particulier pas ce que peut faire et ce que peut subir une âme. Le renversement platonicien à l'oeuvre dans le Gorgias consiste précisément à remettre la politique à l'endroit, en lui donnant pour objet de contrôler les effets subis par les âmes et de produire en elles l'ordre qui convient à leur nature.

Notes :

(1) En ce qui concerne le contexte historique du Gorgias, la question de la date de composition et de la date dramatique de cette oeuvre, on se référera par exemple à la préface de Monique Canto, Gorgias, GF-Flammarion, Paris, 1987, en particulier à partir de la page 46.

(2) Nous nous référons au texte de Platon dans la pagination de l'édition de référence (Henri Estienne, 1578) à laquelle renvoient toutes les éditions de Platon. Chacun peut ainsi se rapporter à J'édition qu'il consulte. Sauf mention spéciale, toutes les citations de Platon, en français, sont notre propre traduction. Nous nous référons au texte grec établi par J, Burnet, Platonis Opera, Oxford, 1903, vol. III.

Arnaud Macé,
Ancien élève de l'École Normale Supérieure de Fontenay- Saint Cloud
ATER à l'ENS de Lyon
Platon, Gorgias, Éditions Ellipses, Paris 2003, pp.7-14