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Bernard Bourgeois : la raison scolaire,aujourd'hui

texte intégral de la conférence


INTRODUCTION : la guerre civile de l'école républicaine

Kant a libéré de la simple facticité le caractère conflictuel de la raison philosophante, c'est-à-dire de la raison traitant d'elle-même, en montrant précisément qu'un tel usage théorique pur d'elle-même, alors arrachée à la vertu objectivante, véritative, de sa synthèse avec son Autre (empirique), la condamnait à l'arbitraire de contradictions répétitives. N'est-ce pas là, au fond, du même coup, rendre compréhensible la division des philosophes au sujet d'une école elle-même saisie comme le lieu natif de l'affirmation absolue, principielle, originaire de la raison, ce qui a bien été le cas lors de l'institution de l'école publique dans la France républicaine de la fin du XIXe siècle ? Car cette école s'est assurément ordonnée à la réalisation intérieure, en tant qu'esprit, de la république en soi inaugurée, dans sa structuration extérieure, un siècle auparavant, par une révolution qui se pensait elle-même comme l'actualisation politique de la raison des philosophes. Et le destin de l'école républicaine française n'a pas manqué de vérifier, à nouveau un siècle plus tard, et tout au long des dernières décennies, la contradiction germinale d'une école se voulant par principe l'actualisation immédiate de la raison.

Une fois réglé, en effet, malgré d'inévitables vicissitudes, à travers notamment la doctrine de la laïcité, le conflit entre une telle école publique de la raison et son Autre, une école voulant se fonder, comme école alors originellement privée, sur une foi religieuse mobilisant l'affectivité familiale, c'est le rationalisme de l'école républicaine développée qui s'est finalement manifesté profondément divisé en lui-même, dans une crise qui a marqué, en France, presque toute la seconde moitié du XXe siècle. L'abstraction des débuts de l'école républicaine a été interprétée de façon opposée parmi les défenseurs rationalistes de celle-ci. D'un côté, on a vu en elle un principe normatif à restaurer strictement contre les dérives d'une contradiction mortelle à cette école ; de l'autre, un germe à concrétiser jusqu'au bout dans une école à rendre aussi vivante que la vie raisonnable à laquelle elle devait réellement préparer. Une telle antinomie de la raison scolaire s'est développée en France comme nulle part ailleurs, et elle a culminé dans l'affirmation redoublée, réfléchie, c'est-à-dire philosophique, de cette raison. Certes, l'antinomie de la philosophie rationaliste de l'école s'est nourrie des apports devenus extra-philosophiques des sciences humaines : psychologie, sociologie, pédagogie, mais dans la mesure où, justement, l'exploitation de celles-ci, à titre d'armes dans la guerre civile de la raison scolaire, demeurait commandée par leur origine philosophique, la querelle ainsi fondamentalement philosophique sur l'école a bien été et reste, à notre époque, l'une des plus vives, sinon la plus vive, parmi celles qui ont agité et qui agitent la communauté philosophante française. En sont l'attestation non seulement des débats académiques - difficilement demeurés tels! - organisés sur ce sujet, par exemple à la Société française de philosophie, mais aussi et surtout les mouvements insistants auxquels ont participé, tout récemment encore, les professeurs, philosophes, de philosophie.

On ne saurait alors considérer comme véritablement rationnel l'exercice d'une raison scolaire à ce point en désaccord avec elle-même, détotalisée là même où la raison devrait, puisqu'il s'y agit pour elle d'affirmer sa propre affirmation initiale de soi, actualiser pleinement l'unification totale (c'est bien là l'intention constitutive d'elle-même) de l'existence humaine. Mais le dépassement réconciliateur d'un tel exercice peut-il consister en autre chose qu'à discerner, d'abord, que l'école, comme moment de l'auto-position originelle de la raison, comme devenir du tout que veut être celle-ci, comme affirmation encore différenciée d'une telle identité, est bien la raison qui se contredit en se réalisant, et qu'à maîtriser ensuite, théoriquement puis pratiquement, cette contradiction de la chose même, à travers une conscience et connaissance vraiment rationnelle synthétisant comme des moments nécessaires de la vie scolaire ce qu'une raison impatiente, ne se médiatisant pas avec elle-même, irrationnelle, a opposé, en les figeant à travers des philosophies contradictoires, comme des écoles contradictoires. - Je voudrais, dans un premier temps, rapporter ce destin négatif, déraisonnable, actuel de l'école républicaine à l'insuffisance rationnelle de la raison qui avait voulu la régir. Puis, en deuxième lieu, fixer les principes d'une détermination authentiquement rationnelle de l'école. Avant, dans un troisième et dernier moment, de concrétiser ces principes en les appliquant, sur quelques points, au contexte actuel marqué par une intensification des contradictions de la vie scolaire.


I. L'ÉCOLE DE LA IIIème RÉPUBLIQUE ET SON DESTIN :
Contradiction doctrinale originelle et conciliation pratique provisoire

C'est dans une même rétrospection historique de son destin que s'inscrivent, et les défenseurs de l'école républicaine à restaurer en son abstraction originelle libératrice à l'égard d'une histoire souvent irrationnelle en ses effets, et les partisans de l'école nouvelle exigée, selon eux, par la démocratisation d'un enseignement ouvert à la dimension principiellement progressiste de cette histoire. Pour les uns et les autres, l'évolution - négative pour les premiers, positive pour les seconds - de l'école publique française serait marquée par le passage, en elle, du règne de la raison abstraite, close sur elle-même, à celui de la raison concrète ouverte à l'aspiration de la vie, ce dernier règne étant, il est vrai, animé, comme on le voit toujours, par le combat poursuivi entre les républicains nostalgiques et les démocrates progressistes. En vérité, pourtant, un tel schéma est faux. Contrairement à une légende répandue, il n'y a pas eu une première école régie par la seule raison abstraite, puis une deuxième école s'inspirant du principe, absolument nouveau pour elle, d'une raison concrète ayant à lutter idéologiquement contre des héritiers fidèles de la précédente. Si cela avait été le cas, et si, donc, le changement scolaire avait été l'effet de simples causes étrangères, comment pourrait-on expliquer la si faible résistance d'ensemble opposée à de telles causes ? Car les véritables causes d'un changement important bien supporté, quelles qu'en soient les stimulations externes, sont toujours internes. J'ai tenté, il y a une dizaine d'années, de montrer comment, en réalité, l'école de la IIIe République se nourrissait des deux aspects, l'aspect abstrait et l'aspect concret, de la raison, tous deux bien présents, en ces débuts - et comme il convient toujours à toute première phase d'un développement - , non pas dans une synthèse, laquelle ne peut venir qu'au terme, mais syncrétiquement, dans un mélange subsistant en sa naïveté pratique. C'est plus tard, et à l'occasion, certes, de bouleversements extra-scolaires, ceux des lendemains de la seconde guerre mondiale, de l'avènement de la IVème et, surtout, de la Vème République, ainsi que de la révolution des moeurs, que les deux aspects jusque alors ingénument, paisiblement mêlés, du rationalisme scolaire, se sont libérés unilatéralement l'un de l'autre à travers la domination pratique de l'un d'eux et se sont affrontés dans un combat théorique ou, plus exactement, idéologique, où ils sont encore enfermés aujourd'hui.

Il est inutile de s'attarder longuement sur la présence de la raison abstraite et de ses exigences strictes dans la pratique scolaire de la IIIème République, et ce d'abord au niveau de l'enseignement primaire. Elle s'affirme au niveau des moyens ou des méthodes : les enseignements traditionnels fondamentaux - lecture, écriture, grammaire, arithmétique - sont dispensés selon la voie analytique exigeant de l'élève qu'il s'installe, en rupture avec les totalités concrètes de la perception et l'impatience de sa propre spontanéité naturelle, dans les abstractions fixées des éléments universels des choses et des gestes. Il en va de même au niveau des finalités : la fin globale, en cela plus vivante, qu'est l'éducation, se spécifie d'abord dans ce moment le plus abstrait d'elle-même qu'est la formation stricte du pouvoir abstrayant de l'intellect, c'est-à-dire l'instruction. Enfin, le principe déterminant le contenu de la fin éducative et assurant sa réalisation déjà au niveau de l'existence scolaire, celui de la laïcité, se définit bien par l'abstraction - garantissant la coexistence pacifique de toute la communauté - des différences risquant d'opposer les hommes, et d'abord des différences religieuses. - Cependant, l'école républicaine, c'est aussi, ce doit être aussi, selon l'intention de ses fondateurs, le contraire d'un tel esprit d'abstraction. Aussi, et, convient-il d'ajouter, d'abord, car c'est par là qu'elle doit se distinguer de l'école antérieure encore imprégnée du spiritualisme abstrait des établissements religieux tenus par les "instructeurs" tout militaires de la célèbre Compagnie de Jésus. Dans l'école libératrice de la République, qui doit être un "jardin", non plus un "cloître" ou une "prison", où le travail doit être un "attrait" , il faut aller du concret à l'abstrait, comme on le fait dans la "leçon de choses", bref il faut suivre Pestalozzi louant ce qu'on appellera plus tard les méthodes globales. Quant aux finalités de l'école, Ferdinand Buisson souligne que l'instruction des esprits n'est qu'un moment de l'éducation des consciences, et Jules Ferry veut faire de l'école avant tout une "maison d'éducation" , dans laquelle les maîtres devront être plus que des professeurs et des instituteurs, à savoir des éducateurs. Plus précisément, l'instruction publique a pour destination essentielle de s'ancrer dans une éducation nationale, et de comporter en son sein une instruction civique dont la dénomination plus concrète est "instruction nationale" . "Nationale" est fondamentalement, quant à la dimension valorisée de l'existence qu'elle réalise déjà en elle, l'école républicaine. Si celle-ci, en effet, doit apprendre aux enfants, devenant par là aptes à coopérer plus tard comme hommes, à s'abstraire des différences d'abord religieuses, mais aussi économiques, sociales, voire politiques partisanes, telle est la laïcité en son sens immédiatement négatif -, elle est, à travers le sens affirmatif, positif, concret de cette laïcité, essentiellement une école nationale ; c'est bien le même homme qui célébra la Nation en lui donnant un Empire et qui anima sa constitution républicaine en organisant l'école publique!

Ce bref rappel de l'ambiguïté pratique et théorique de la raison scolaire de la IIIème République montre la présence en elle de la possibilité déjà déterminée de la guerre civile ultérieure au sujet de l'école républicaine. À vrai dire, les deux camps doivent se reconnaître comme des héritiers de Ferry et de Buisson, et, plus encore que les nostalgiques de l'école fondée par ceux-ci, les partisans, moins originaux qu'ils ne le croient souvent, de la pédagogie nouvelle. Car la conscience théorique ou idéologique de l'entreprise privilégiait bien le moment novateur de l'attention à la vie, si la pratique ordinaire de l'enseignement, surtout primaire, alors organisé, restée davantage dans la mémoire commune, institutionnalisait ce moment novateur dans une réglementation toujours marquée par la rigueur héritée d'un long enseignement traditionnel. La pratique, précisément, de l'école républicaine faisait heureusement coexister, d'où sa durée, en son enthousiasme natif, les deux aspects de la raison abstraite, soucieuse de l'universalité, de la règle, et de la raison concrète, s'intéressant à la totalité, à la vie ; il est vrai que l'action requiert, en sa nécessaire concréité, la prise en compte conjointe de ce que la théorie tend à séparer et à opposer dans des thèses exclusives. Quant à la théorie, ou, du moins, à la doctrine de la première école républicaine, elle répugnait à se durcir en une thèse qui l'aurait fait éclater, se contentant de rassembler syncrétiquement en elle ses deux cotés en soi antagonistes. L'éclectisme de Jules Ferry, visage doctrinal de son opportunisme pratico-politique, et le rationalisme conciliant de Ferdinand Buisson réunissaient paisiblement la règle et la vie, la norme et la nature.

Cependant, une telle réunion immédiate de la raison universalisante - qu'un véritable rationalisme a pu nommer un simple entendement - et de la raison naturellement totalisante - en laquelle il a pu voir simplement l'intuition - ne peut constituer la raison strictement telle, qui synthétise ces deux moments d'elle-même en les articulant entre eux de façon déterminée pour en faire un tout qui les relativise et dépasse. La réunion naïve de l'abstrait et du concret, de l'entendement et de l'intuition, qui se tempèrent alors l'une l'autre et font taire leur unilatéralité exclusive, c'est là le bon sens, ce qui n'est pas rien, surtout quand il s'agit de faire l'homme! Aussi est-il, pour une part, très regrettable que ce bon sens se soit perdu dans la vie scolaire, livrée de façon bien dommageable au conflit des thèses passionnées sur l'éducation. Mais, pour une autre part, si le bon sens est le raisonnable, il n'est pas encore le rationnel, c'est-à-dire la raison en toute sa force de son accomplissement. Une telle raison ne s'élabore que dans l'épreuve de l'opposition en laquelle ne peut manquer de s'aiguiser la différence, la diversité, la richesse de la vie en son déploiement culturel historique. Et c'est bien à travers la contradiction des vues et des pratiques relatives à l'école de notre époque que cette époque peut et doit s'élever à sa rationalité véritable.


II. LES PRINCIPES D'UN RATIONALISME SCOLAIRE CONCRET :
l'école, lieu de la libération de la liberté (rigueur et ouverture)

1. L'homme : libre mais à libérer, à libérer mais libre

La détermination rationnelle de la vie scolaire s'inaugure avec la justification, opérée par la raison en sa pratique humaniste d'elle-même, de l'école comme un lieu, voire comme le lieu essentiel de l'éducation de l'homme ; il y a là une consécration, qui le redétermine, du lien fort ancien entre la nécessité de l'éducation et la création, comme moyen de celle-ci, d'une structure scolaire contingente dans la variété de ses formes historiques, mais qui, désormais va être rattachée à la communauté humaine de la société et de l'État, non plus à la communauté aussi divine que veut être l'Église. Certes, la raison moderne libérée en tout son champ pratique, socio-politique, par le mouvement des Lumières, ne relie pas d'abord étroitement, dans le grand traité d'éducation du XVIIIe siècle, Émile, à travers l'organisation d'une école, les deux entreprises, en un sens bien plutôt opposées par Rousseau, de la politique et de la pédagogie : il faut bien choisir entre faire un citoyen et faire un homme. Mais la raison révolutionnaire française, avec Condorcet notamment, va lier intimement la république et l'école. Cependant, pour que la raison se totalise pratiquement en l'objectivité culturelle multiforme de l'organisation socio-politique et de l'organisation scolaire, il faut qu'elle se pose identique à elle-même au sein même de la différence originairement naturelle, donc comme liberté concrète fondatrice de tout ce qui a sens pour elle, même si ce sens est d'être ce qu'elle présuppose, une nature, bref : comme une liberté maîtrisant en elle la relation processuelle - en soi éducative - d'elle-même comme nature et d'elle-même comme liberté. C'est bien ainsi que la raison s'affirme, en se médiatisant avec soi de façon critique, par-delà son affirmation immédiate grosse pour elle d'un destin négatif, chez les philosophes qui furent aussi - et ce n'est pas simple coïncidence - les premiers théoriciens de l'école comme objet éminemment philosophique : j'ai désigné Kant, Fichte et, surtout, Hegel.

La raison qu'ils font se réaliser aussi comme institution scolaire et qui, en tant que médiation critique avec soi, est capable de comprendre et dépasser les contradictions de son exercice incomplet, unilatéral, naïf, naturel, n'a guère inspiré - revenons à eux un court instant, et pour la dernière fois - les fondateurs de l'école républicaine. Certes Kant est bien salué par eux, ainsi par Buisson, mais en étant dépouillé de son rigorisme trop abstrait qui statufie l'homme hors de la vie, et donc repris dans la réunion ou confusion optimiste de la raison et de la nature, de l'autonomie et de la spontanéité, de l'activité et de la réceptivité : "Toute éducation - déclare bien Buisson - doit être fondée sur les lois de la nature [nous soulignons] humaine"4. C'est ce syncrétisme, nous l'avons vu, rapprochant les deux moments de la tension constitutive de l'homme comme être à éduquer, en particulier scolarisable : le moment de la liberté en tant que spontanéité, tendance, passion, et le moment de la liberté en tant que norme idéale à elle-même, qui a fait la précarité de la première raison scolaire républicaine et l'a vouée à la déraison de son destin conflictuel. En revanche, le grand rationalisme allemand, en sa stricte philosophie de la libération pédagogique justifiant l'institution scolaire, a offert - même si, en ce domaine, l'Allemagne, moins agitée par la question scolaire, ne l'a pas davantage exploitée que la France en proie à ses passions partisanes au sujet de l'école - une théorie de celle-ci, alors déterminée en son essence idéale comme en son statut réel, dont la méditation peut être salutaire encore et surtout dans les interrogations actuelles.

Centrale est bien, dans l'idéalisme allemand, l'affirmation de l'équation de l'être et de l'acte comme constitutive de l'esprit humain, c'est-à-dire de la raison en tant que - même infinie en son sens vrai - elle s'actualise comme finie, s'identifiant à elle-même en se différenciant d'elle-même, se posant en se présupposant, faisant son être en étant son faire. Son identité à soi se réfléchissant dans sa différence d'avec soi précisément comme un Soi ou comme une liberté (être chez soi dans son Autre) est d'abord celle d'elle-même comme liberté native du Moi singulier et d'elle-même comme liberté acquise, comme libération, où s'universalise ce Moi. Si Rousseau confondait, en homme du XVIIIe siècle, dans la liberté dont on lui sut gré, chez les penseurs allemands qu'il influença beaucoup, d'avoir fait l'essence de l'homme, ces deux moments de l'être et du faire, de la réceptivité et de l'activité, de la jouissance et de l'énergie, du bonheur et du devoir, on médiatise, de Kant à Hegel, une telle identité immédiate en introduisant en elle la tension de la négativité qui la fait se dialectiser dans la relation de la liberté comme liberté naturelle encore aliénée et de la liberté comme liberté spirituelle véritablement libérée. Kant oppose ainsi la liberté comme passion, la passion la plus violente de toutes, et la liberté comme raison pratique, autonomie ; Fichte accueille le Non-Moi dans le Moi, la nature dans la liberté, mais en opposant, à l'intérieur de celle-ci, elle-même comme tendance et elle-même comme devoir ; Hegel, tout comme eux, saisit la liberté déjà à même la nature animale de l'homme, d'emblée manifestée comme corporéité originellement humaine, mais il en fait tout autant l'ultime produit de l'action, toujours historique, des hommes. En tant qu'elle a à se faire, la liberté nie son être immédiat et doit donc lui être imposée de l'extérieur : l'homme doit être éduqué, il a besoin d'un maître réprimant sa nature (Kant), le déterminant à se déterminer (Fichte), niant en le faisant travailler sa non-négation de lui-même dans la lutte (Hegel). Mais une telle imposition de l'auto-position la nie si elle ne se nie pas elle-même en même temps pour laisser paraître l'auto-négation de la liberté posée ou donnée, naturelle, en une liberté se posant elle-même, librement libre. Il n'y a pas plus d'éducation sans auto-éducation que d'auto-éducation sans éducation. Pas de liberté sans libération, pas de libération sans liberté. La liberté ne peut naître que d'elle-même, mais à travers son aliénation. On n'échappe ainsi à la contradiction subie qu'en se contredisant soi-même, vérité hégélienne de la vie de l'esprit, dont l'histoire de la pédagogie tout comme celle de la politique a été la vérification négative. L'éducation doit traiter l'éduqué comme étant déjà libre alors qu'il est encore à libérer - d'où l'erreur de l'éducation purement répressive - et comme étant encore à libérer alors qu'il est déjà libre - d'où l'erreur de l'éducation purement laxiste. Un tel traitement - ni dressage, ni jeu - qui consiste ainsi dans l'assomption du se-contredire, c'est-à-dire, au fond, de la vie de l'esprit, chez l'éducateur et chez l'éduqué, fait toute la difficulté de la réalisation de la liberté chez les hommes : les hommes faits, et telle est la réalisation politique de cette liberté, les hommes qui ont à devenir tels, et c'est là sa réalisation pédagogique. J'évoquais à l'instant Hegel, mais j'aurais pu tout autant citer Kant exemplifiant dans les deux champs de la politique et de la pédagogie l'identité contradictoire de l'être-libre et de l'être-libéré. Voici pour la politique : "J'avoue que je ne peux bien me faire à cette expression... qu'un peuple n'est pas mûr pour la liberté... Si on fait une telle présupposition, la liberté se surviendra jamais ; car on ne peut mûrir pour cette liberté si l'on n'a pas été préalablement mis en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir de façon appropriée de ses forces dans la liberté)"5. Et voici pour la pédagogie : "L'un des plus grands problèmes de l'éducation est celui-ci... : comment puis-je cultiver la liberté tout en la contraignant ? Je dois accoutumer l'élève à tolérer une contrainte de sa liberté, et, en même temps, je dois l'inciter lui-même à mettre en oeuvre sa liberté"6. Il est bien difficile de maîtriser la contradiction de la maîtrise et de la libération également nécessaires à l'action politique et à l'entreprise pédagogique, et c'est pourquoi Kant considère que les deux problèmes les plus difficiles à résoudre pour l'humanité sont le problème du gouvernement et celui de l'éducation. Or, de ces deux problèmes, le plus redoutable est le dernier. Ce que l'on peut comprendre, puisque l'extériorité juridico-politique distingue les actes d'obéissance et les actes de souveraineté, et que le Moi qui les anime de son intériorité civique s'est déjà constitué en un Moi capable de s'affirmer en se niant dans le contrat politique, tandis que l'éducation n'est encore que la formation même du Moi s'affirmant et niant dans la même expérience intérieure où il a à s'assurer en une grande précarité. Résoudre théoriquement le problème de l'éducation, c'est d'abord savoir que l'éducation n'est qu'en tant que pratiquement problématique. Et c'est une telle reconnaissance qui justifie pleinement la réalisation scolaire de l'entreprise éducative.


2. L'école : éducation et instruction

La raison qui se lit ainsi dans son actualisation éducative se réfléchit dans la philosophie, de Kant à Hegel, comme devant nécessairement se réaliser dans une institution scolaire, exclusivement ordonnée à l'éducation ; et cela, même si celle-ci, comme universalisation culturelle de la spontanéité singulière, se produit, de fait, dans tous les milieux où l'homme est immergé, mais dont la vertu éducative ne définit pas la réalité essentielle. La relativité de la vertu éducative de la famille, de la société et de l'État traduit la limitation, au sein de ces milieux fondamentaux de l'existence humaine, des conditions de l'affirmation contradictoire de la singularité naturelle et de l'universalité spirituelle. Kant souligne ainsi que la famille et la société civile, dans la positivité de laquelle il ne distingue guère la société proprement dite et l'État, soumettent l'enfant à l'autorité de leur universalité réelle limitée, empreinte de particularisme intéressé et par là peu soucieuse de faire se cultiver comme telle la singularité libre de celui-là. Les enseignements de Hegel, qui dépassent les affinements fichtéens - dont j'évoque l'existence sans juger leur contenu - de l'appréciation des milieux généraux plus diversifiés de l'éducation : social, étatique, national, permettent de mieux discerner les insuffisances de l'éducation non scolaire. La famille, trop naturelle, ne libère, en sa totalité sentimentale bornée, ni la singularité ni l'universalité, dont la pleine intensification contradictoire est requise pour leur maîtrise rationnelle. La société civile, en son sens et développement moderne, les libère bien l'un et l'autre, d'une part dans l'exaltation concurrentielle des initiatives individuelles, d'autre part dans la production pratique et théorique de solidarités, relations, communications, médiations générales se disant dans ce qu'on appelle précisément aujourd'hui des media; mais la société ne fait pas s'interpénétrer ces ingrédients culturels de telle sorte que la personnalisation et l'universalisation de l'existence s'accomplissent l'une par l'autre en leur intimité contradictoire. Quant à la vie civique, si elle intériorise bien l'identification constitutionnelle de l'affirmation de l'individu avec ses droits et de l'affirmation de la communauté imposant des devoirs, elle ne les fait pas encore se compénétrer absolument, car le citoyen n'achève pas plus la singularité que l'État ne le fait de l'universalité. Seule la vie pensante est à la fois totalement personnelle et totalement universelle, l'une parce qu'elle est l'autre, l'identification des opposés exigeant l'accomplissement contradictoire de leur différenciation. Mais l'éducation de la pensée est l'instruction, laquelle est la tâche spécifique de l'école, seule capable alors d'accomplir l'éducation parce qu'elle est d'abord instruction. Il revenait bien à des philosophes qui, à la différence de Rousseau, ne furent pas seulement des précepteurs, mais surtout des professeurs, de déduire l'école comme le lieu essentiel de l'éducation, c'est-à-dire de la raison se formant en tant que contradiction maîtrisée de la vie de l'esprit.

La théorie rationnelle de l'école développe alors les implications de sa raison d'être. Je ne puis ici qu'en indiquer le sens général, tel qu'il peut se nourrir entre autres apports, de la philosophie hégélienne de l'école, que j'ai analysée autrefois. Le principe en est que l'école se définit en sa spécificité, en sa particularité, par sa destination universalisante d'identification concrète (telle est bien la raison) de la différenciation, poussée jusqu'à leur contradiction développée, de l'universalité idéale et de la singularité naturelle de la liberté, dont la réunion diversement limitée oppose les uns aux autres les milieux éducatifs non scolaires. L'école est à la fois - ultime contradiction qu'elle doit et peut comprendre, donc maîtriser en principe, en tant que s'y instruit la pensée ou la raison - l'un des lieux éducatifs et le lieu éducatif synthétisant idéalement tous les autres en les confirmant par là, en dépit de leur limitation, en leur vertu éducatrice. L'éducation scolaire fait mieux profiter de tous les autres modes d'éducation. Cela, à deux conditions. - La première est qu'elle soit elle-même, et en ses fins , et en ses moyens et manières. Elle ne doit se vouloir ni familiale, ni socio-culturelle, ni - comme l'on dit aujourd'hui - citoyenne. Il est insensé, pour l'école, de chercher son salut en se réduisant à ce dont elle doit pallier la limitation en l'assurant par son entreprise médiatrice. L'élève y est, certes, et un enfant, et un concurrent, et le membre d'une communauté, mais il doit y être précisément élevé à la vie de l'homme capable, par la pensée et la raison, d'articuler en lui, sans se réduire à chacun d'eux ou à leur simple somme ou juxtaposition, les divers rôles humains. Par la pensée et la raison, donc à travers l'instruction, dont la finalité et les réquisits spécifient l'école comme lieu d'éducation, l'éducation scolaire, telle comme spécifiée par l'instruction, doit éduquer en tant d'abord qu'elle instruit, et, en cela, est régie par la négativité immédiate, à l'égard de l'immédiateté perceptive et affective, de l'entendement, qui a à différencier ce que la raison peut ensuite totaliser ou concrétiser dans la rigueur de la maîtrise. L'intérêt pour le tout ou le concret, la vie, se médiatise ainsi par la pratique de l'abstraction et de l'analyse, qui prévaut, sans s'isoler, aussi bien dans la valorisation que dans l'organisation du moment de l'instruction au sein de l'éducation scolaire. C'est dire que celle-ci accomplit l'identification rationnelle de la liberté et de la libération à travers le moment privilégié de la négativité libératrice : l'école est fondamentalement le lieu des maîtres. - Mais la seconde condition pour que l'école remplisse sa destination rationnelle, c'est qu'elle reconnaisse hors d'elle et en elle les moments et milieux de l'existence dont elle doit, scolairement, maîtriser l'articulation, lors même qu'elle sait que l'effectuation de cette articulation dépend d'abord de l'instance détentrice du pouvoir dans l'existence communautaire des hommes, à savoir de l'État, mais aussi des autres instances éducatives : les familles et la société civile. L'école rationnelle doit, en son sein, s'employer à maîtriser son propre lien pratique à ces diverses instances intervenant en fait dans la vie scolaire, afin que l'éducation, comme unification de l'existence, ne se nie pas dans sa désunion, ce qui requiert qu'elle accueille et écoute ces instances, qu'elle favorise même leur développement propre, mais sans oublier jamais que, en elle, c'est elle qui assure leur concours en vue de la réalisation de son objectif spécifique : l'éducation par l'instruction. La vie scolaire n'est pas la vie en son immédiateté multiforme, mais la vie ordonnée de préparation pensante à la vie.

 

III. LA RAISON CONCRÈTE
FACE À TROIS CONTRADICTIONS ACTUELLES DE L'ÉCOLE

Si la libération scolaire de l'existence présuppose l'être naturel-culturel déjà donné de la liberté constitutive de l'humanité, elle ne peut s'opérer qu'en partant de cette donnée prise dans le développement historique. L'éducation dispensée par l'école doit bien prendre les enfants et adolescents tels qu'ils sont à chaque fois dans le présent, et si son lien critique ou négatif à ce présent culturel interdit tout suivisme de l'adaptation, il rend également impossible tout refus conservateur de tenir compte du nécessaire conditionnement du déconditionnement scolaire. La raison, comme identification de la différence d'abord développée, aussi historiquement, en contradiction, ne s'exerce que dans la reconnaissance active de celle-ci. Je voudrais, rapidement, évoquer une triple manifestation de la contradiction affectant aujourd'hui le milieu scolaire comme milieu de l'instruction, puis comme milieu de l'éducation par l'instruction, enfin comme milieu d'une éducation nationale, et examiner un traitement rationnel principiel d'une telle contradiction.

L'instruction scolaire a été, depuis des décennies, déchirée entre l'emploi de la méthode analytique et celui de la méthode globale, dont les accentuations respectives ont été aiguisées par leur opposition partisane en unilatéralités dangereuses oubliant que la connaissance effective est toujours à la fois analysante et synthétisante. Mais l'investissement de l'école elle-même par les instruments totalisateurs - calculateurs et ordinateurs - menace l'exercice originaire de l'intelligence qui les a produits, en la rendant inutile et en appelant, bien plutôt, au jeu avec eux. Aussi, puisqu'il est déraisonnable de vouloir rétrograder, faut-il également, en définissant des exercices appropriés, cultiver l'intelligence, en son côté analytique laborieux, à travers une certaine manière non ludique d'utiliser ces instruments. Encore une fois, la raison synthétisante ne comprend vraiment que ce qu'elle différencie en elle comme entendement, et, dans sa période scolaire de formation, elle doit toujours s'actualiser dans l'exercice analytiquement conduit de son opération analytico-synthétique.

Mais c'est une telle tâche d'instruction de l'école, ainsi dirigée par le principe suivant lequel il faut aller à la riche positivité de la raison par la stricte négativité de l'entendement, qui est contestée de nos jours, au point que l'apport du savoir tend à être détaché de son incarnation dans l'autorité magistrale, jugée répressive, pour devenir simplement une transmission ou communication, l'engagement personnel du maître devant se concentrer dans une relation éducative aliénant moins la liberté native de l'élève plus valorisée. L'activité éducative moins aliénante de l'école semble alors exigée aussi comme un substitut nécessaire de la relation inégalitaire mais intime de la famille et de la relation moins protectrice mais plus égalitaire de la société, l'une et l'autre compromises par l'affaiblissement croissant de leur vertu unifiante. L'école est, de ce fait, tentée, elle qui présuppose, pour organiser bénéfiquement leur tension entre toutes deux et avec elle-même, leur propre vigueur, de les remplacer dans une partie importante de ses activités : elle tend souvent à devenir, dans la disparition de la classe, une maison de la culture, voire une maison des jeunes. Que, tenant compte de la carence éducative - par rapport même à leur fonction pédagogique limitée par essence - de la famille et de la société, l'école ait aujourd'hui à se faire davantage un lieu de vie, c'est inévitable. Mais à la condition que la classe et son atmosphère de rigueur profonde soient sauvegardées et, il le faut souvent, malheureusement, rétablies comme exprimant le principe de l'éducation scolaire : l'école comme lieu de vie doit entourer d'un contexte amical particulièrement nécessaire de nos jours l'acte magistral encore plus nécessaire dont le lieu propre est le sanctuaire vivant de la classe. Que l'école accueille davantage en son parvis les autres moments éducatifs et intensifie aussi sa médiation avec eux en médiation avec elle-même, c'est parfaitement rationnel, mais à la condition que le sacrifice d'une partie de ses énergies en ce rôle médiatisant accru, soit récompensé par le renforcement du rayonnement et de l'efficacité de sa mission d'institutrice des esprits.

Le troisième aspect de la contradiction accrue que doit maîtriser la raison scolaire actuelle vient de ce que l'éducation nationale, contenu positif originel de la laïcité, est de plus en plus fragilisée par le destin socio-politico-culturel de la nation, en son idée et en sa réalité. La nation n'est plus le contenu valorisé incontesté pouvant porter, comme objet d'une foi positive, la vie réelle d'une communauté alors préservée de toute dissolution nihiliste en dépit de l'abstraction, c'est-à-dire de la négation comme principes absolument dominants, des différences ou particularités d'abord religieuses, mais aussi socio-économico-politiciennes. La conscience de l'appartenance nationale perd de sa force dans le contexte de l'européanisation et de la mondialisation, et la culture présente ne conserve plus l'identification naïve - ravivée, un siècle après la Révolution de la "grande Nation",lors de l'institution généralisée de l'école républicaine - de la vocation française, de l'esprit européen et du cosmopolitisme. Mais l'école républicaine ordonnée à l'institution de la raison a bien, en son faire sinon en son dire, élevé la vie raisonnable au-dessus de la vie simplement nationale comme de toutes les déterminations particulières de l'existence. Libérée de toute fixation à l'une d'entre elles, exclusive, par sa particularité, des autres, et les lui faisant alors exclure, la raison les totalise en se réfléchissant comme un Soi aussi compréhensif que critique, aussi tolérant que vigilant. Une école républicaine ainsi guidée par cette raison concrète qui la constitue comme une école d'abord en soi, puis pour soi philosophique, fait se rencontrer ceux qui s'y forment en l'Homme, à travers leurs différences culturelles positivement reconnues pour autant que leur manifestation ne nuit aucunement à cette rencontre édificatrice de l'Homme en chacun d'eux. La raison scolaire telle qu'elle a été définie ici semble ainsi autoriser une pratique plus positive de la laïcité.

 

CONCLUSION : l'école, c'est la crise de l'école

La détermination ponctuellement actualisée de la raison scolaire capable de surmonter la contradiction non surmontée des philosophies de l'école dans une philosophie de la contradiction surmontée de l'école prise en son concept, ne prétend nullement dicter une constitution elle-même déterminée de l'école. On remarquera, d'ailleurs, que Hegel, s'il parle de l'école dans l'Encyclopédie, n'en fait pas une catégorie du développement de l'esprit, comme la famille, la société civile ou l'État. En vérité, le lieu de la formation totale de l'homme est traité spéculativement comme le lieu total de la vie de l'homme, à savoir le monde. L'école, dont on a souligné qu'elle n'était ni une mini-société, ni une mini-cité, etc., est bien un microcosme. Cependant, si le monde (Welt ) n'est pas dit spécialement dans le système encyclopédique de Hegel, c'est qu'il est le tout des déterminations catégorielles de l'absolu, la réalisation du sens comme ensemble de la nature et de l'esprit, dont l'existence est justifiée en sa nécessité par le développement spéculatif de toutes ces déterminations se totalisant, et par là obtenant l'être véritable, dans l'esprit philosophant, clef de voûte de l'ensemble. Si, en revanche, la spéculation hégélienne ne développe pas le concept de l'école selon une nécessité interne de son contenu, c'est que celui-ci ne peut être déterminé que comme l'articulation pratique-technique de mesures à prendre librement pour produire l'homme - tel qu'il ne s'accomplit que comme philosophe - dans les hommes, alors que la philosophie ne peut être un discours technique, même lorsqu'il s'agit de la technique spirituelle suprême, de l'art par excellence, de la production de l'homme comme temple de la philosophie vivante ou de la sagesse. La philosophie dit pourquoi le monde est, et n'est vraiment, que comme sagesse, pourquoi il n'y a d'être que par la sagesse du monde (Weltweisheit ), c'est-à-dire par elle-même ; elle ne peut dire comment il se fait tel, en respectant toutefois ce qui le justifie en le rendant vrai. La formation scolaire de l'homme, la plus institutionnalisée qui soit, est, même en sa rationalisation la plus vraie, un art comme tel aux prises avec la négativité de l'expérience : l'art de la réconciliation à l'infini, ainsi toujours vivante en son assurance absolue, de la contradiction radicale en laquelle l'esprit se pose comme esprit. L'école, c'est, à jamais, le problème de la crise de l'école. Cela, la raison scolaire le sait et l'assume.