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 L’homme et la mort
 
 Dès lors que nous parlons de la mort, nous devons tenter 
                    une définition, qui est déjà difficile. 
                    Car si nous disons, comme Epicure, que la mort est la « 
                    privation de toute sensation », nous découvrons 
                    qu’il n’y a pas, à proprement parler, d’expérience 
                    de la mort. Si mourir, c’est cesser de sentir, alors 
                    nous ne mourons jamais ; soit nous sommes déjà 
                    morts, et c’est alors d’un être tout autre 
                    dont nous parlons, soit nous sommes vivants, et la mort ne 
                    nous concerne guère. Tout ce qui souffre, même 
                    le mourrant est encore dans la vie. Ajoutons que, si la mort 
                    n’est pas une expérience, elle n’est pas 
                    non plus une pensée pure : car que dire de la mort, 
                    alors qu’elle est, en soi, le néant qui se manifeste 
                    pour tout ce qu’est l’homme ? La mort ne ressemble 
                    à rien, et elle interrompt tous les discours. Je ne 
                    peux rien dire du néant, comme disait le grand Parménide, 
                    car le néant n’a pas de propriété. 
                    Encore moins pouvons-nous affirmer que la mort soit comme 
                    la limite de notre vie. La limite est certes ce qui délimite 
                    le vivant, mais en tant qu’il participe de l’être 
                    qu’il détermine, il est encore partie prenante 
                    de l’être du vivant.
 
 Si donc la mort n’est rien, elle n’est rien pour 
                    moi, et je n’ai pas besoin d’elle pour vivre ? 
                    C’est un peu la position d’Epicure, dont on pourrait 
                    dire qu’il nous livre un « matérialisme 
                    radical de la mort ». « La mort ne concerne ni 
                    les vivants ni les morts », dit-il, rejetant par là 
                    toute raison de penser la mort comme déterminant notre 
                    vie ; pourtant, en démontrant qu’il ne faut pas 
                    avoir peur de la mort, Epicure donne, indirectement, une piste 
                    de ce qui pose problème. Car, il le reconnaît, 
                    la peur de la mort est le principe de toutes les souffrances, 
                    celui qui empêche l’homme de « vivre sa 
                    vie », d’adhérer à l’instant 
                    présent. Comment donc, ce qui n’est rien pour 
                    nous peut-il cependant être le principe de toutes les 
                    souffrances, la peur de toutes les peurs ?
 
 C’est ici que l’analyse de Sartre nous livre l’autre 
                    face de la vie, à savoir, la question de l’existence. 
                    Car, ce que dit Epicure vaut-il pour l’Homme, et peut-on 
                    réduire la mort à ce non événement 
                    de la vie ? N’est-ce pas, pour l’homme, tout autre 
                    chose qui advient dans l’ordre de la mort ?
 
 Episode 1. La conscience et la mort.
 
 Il faut d’abord revenir à la question du sentir, 
                    et plus profondément, à la relation complexe 
                    entre la conscience de l’homme et l’être. 
                    Si la mort est négation du vivant, c’est une 
                    négation extérieure, une limite tout au dehors 
                    de l’être qui vit. Pour l’animal, dont l’être 
                    se définit par le sentir, tout ce qui est pour lui 
                    est dans la positivité du senti ; les choses, son corps, 
                    les corps proches existent pour lui à mesure qu’ils 
                    l’affectent, et rien de plus. La chose, l’arbre 
                    sur lequel il trouve refuge, l’étang où 
                    il se désaltère, ce sont uniquement pour lui 
                    des affects, dans lesquels il est engagé de tout son 
                    être. Quand la biche boit sur le bord de l’étang, 
                    elle n’est rien d’autre que cet acte particulier, 
                    rien d’autre que cette rencontre de son corps avec le 
                    besoin qui la faisait souffrir, elle est tout entière 
                    à la chose qu’elle fait. Pour l’homme, 
                    pour le promeneur perdu, pour l’aventurier, pour le 
                    chasseur, l’étang n’est pas que cela, et 
                    lui n’est jamais tout à fait ce qu’il est, 
                    et ce que sont les choses. Lorsqu’il remplit sa gourde, 
                    il pense l’étang et la gourde comme des objets 
                    lui faisant face, et participant de l’unité à 
                    venir de son être en mouvement. Si la gourde n’était 
                    pas remplie, il pourrait en résulter quelque danger 
                    pour son être.
 
 Son être, mais qu’est-ce que son être ? 
                    Cet être particulier qui est engagé dans cette 
                    action particulière, mon corps en tant qu’il 
                    se penche sur le bord humide de l’étang, qu’il 
                    entrevoit dans les rameaux du rivage, l’image troublée 
                    de sa physionomie sauvage ? Non, mon être est déjà 
                    un universel, il est déjà autre que ce qui est 
                    là présent, puisqu’il se pense comme n’étant 
                    pas toutes ces particularités qui l’affectent, 
                    comme s’attendant à être toujours plus, 
                    et autre que cela. Si l’étang n’était 
                    pas là, l’eau pourrait venir à manquer, 
                    et la vie du chasseur se penserait alors à son tour 
                    comme en danger de disparaître. Mais aussi, cette perception 
                    que j’ai maintenant de l’étang et qui me 
                    détermine, je sais qu’elle est l’instrument 
                    d’une négation de l’étang comme 
                    chose, puisque qu’en prenant son eau, j’emporte 
                    avec moi une partie de son être pour en faire le moyen 
                    de ma vie, qui, elle-même, est déjà une 
                    généralité, un devoir-être, un 
                    « être à protéger au cas où 
                    », une attente de soi.
 
 Exister, pour une conscience, ce n’est pas comme exister 
                    pour une chose. Une chose existe telle qu’elle est en 
                    soi, dans l’auto position de sa réalité. 
                    Elle est tout ce qu’elle est, tout ce que sa nature, 
                    son essence, son concept et aussi son milieu la fait être, 
                    mais rien de plus. Pour une conscience, au contraire, exister, 
                    c’est se penser, c’est à dire se poser 
                    comme une généralité, différente 
                    de ce qui est, comme n’ayant rien en soi qui puisse 
                    résumer l’être que je suis comme un certain 
                    être. N’ai-je pas pourtant une nature, un corps 
                    qui me déterminent ? N’ai je pas une « 
                    personnalité », une « classe sociale », 
                    des origines, une époque qui constituent autant de 
                    déterminations de mon être tel qu’il est 
                    un certain être ? Mais, rien dans toutes ces déterminations 
                    issues de ma situation ne peuvent expliquer ce pouvoir dont 
                    dispose ma conscience de ne pas être ce qui est, et 
                    de ne pas être ce qu’elle est. Car, non seulement 
                    ces déterminations valent pour tous et non seulement 
                    pour moi (elles ne font pas que je sois en propre ce que je 
                    suis), mais en outre, elles ne sont pas la cause du fait que 
                    je suis une conscience, cette capacité à dire 
                    : ceci, ce n’est pas moi, je suis la négation 
                    de l’être qui est donné. Ainsi, dit Sartre, 
                    « je suis ce que je ne suis pas, et je ne suis pas ce 
                    que je suis. »
 
 Exister, pour une conscience, c’est attendre, c’est 
                    même être en attente de soi. Parce que le moi 
                    n’est pas une chose, je ne peux rechercher ce que je 
                    suis dans une essence a priori qui me déterminerait 
                    à partir d’un concept. Je suis condamné 
                    à être libre, puisque aucune nature, aucune puissance 
                    surnaturelle n’ont déterminé ce que je 
                    suis (en tant que conscience). Ma situation historique, mon 
                    milieu social, mon corps sont bien des déterminations 
                    de mon être au monde, mais ils ne me définissent 
                    que dans une généralité que j’ai 
                    encore à penser et à être. Serais-je le 
                    milieu social qui est le mien, ou bien serais-je en rupture 
                    avec lui ? Serais-je le fils de mon père ? Qui est 
                    mon père, [qui est ce qu’il est], mais dont ma 
                    conscience doit encore décider de la valeur, savoir 
                    s’il est un modèle à suivre ou un icône 
                    à détester ?
 
 Exister, c’est attendre aussi parce que je suis à 
                    la recherche de mon identité. Le temps est là, 
                    et il fait que je cesse d’être ce que je suis, 
                    je passe. Je finis, et c’est déjà en ce 
                    sens que la mort n’est pas seulement le tout autre de 
                    mon être, mais l’épreuve toujours et à 
                    chaque instant recommencée de ma destitution. Tout 
                    mon être se débat comme ce qui n’est pas 
                    ce passage, cette disparition, mais comme ce qui demeure soi, 
                    ce qui est autre que ces changements qu’il subit dans 
                    la passivité. Je ne suis pas tous ces évènements 
                    particuliers qui remplissent mon quotidien, je ne suis pas 
                    tous ces repas qui ont passé, ces « millions 
                    de pas dérisoires » (Jean Ferrat), toutes ces 
                    difficultés matérielles qui ont, momentanément, 
                    défini mon être au monde. J’attends, au 
                    delà du jour et de l’heure. Je m’attends 
                    au delà de moi-même. ( Mais à quoi ?).
 
 Quel est précisément l’objet de mon attente 
                    ? Est-ce un autre temps que j’attends ? Mon attente 
                    est-elle celle d’un autre moi particulier, qui certes 
                    arriverait plus tard, mais serait encore cet être fini 
                    qui est dans le temps, qui passe et qui cesse ? Non, je ne 
                    m’attends pas à un autre temps, je ne m’attends 
                    pas à passer encore, je m’attends à ne 
                    plus être dans le temps. Mon avenir, qui est pour moi 
                    l’objet de toute attente, n’est pas de l’ordre 
                    de ce qui va venir, être et ensuite n’être 
                    plus. L’avenir ne peut pas, pour moi, se présenter 
                    comme une attente définie, car alors, pourquoi s’attendre 
                    à finir, pourquoi attendre une chose qui, une fois 
                    advenue, est, et, sans attendre, passera, se niera, et ne 
                    m’affectera plus que sur le mode du passé ? Pourquoi 
                    attendre la mort de soi ? Pourquoi attendre le néant 
                    ?
 
 L’attente est bien plutôt celle d’un temps 
                    où tout serait advenu, c’est à dire d’un 
                    accomplissement complet, d’une cessation du temps en 
                    tant qu’il me fait passer, me dépasse, me fait 
                    cesser d’être ce que je suis. D’un temps 
                    où l’être et le devoir être, le désir 
                    et son accomplissement ne seraient plus qu’un, comme 
                    une parfaite adéquation, un temps où le moi 
                    ne se définirait pas à partir de ce qu’il 
                    n’est pas, par le truchement des négations et 
                    des disparitions, un moi qui ne se définirait plus 
                    à partir du néant.
 
 Pour une conscience, exister, c’est attendre, ce qui 
                    signifie un mouvement double et non symétrique : d’un 
                    côté, je nie le présent comme étant 
                    le donné particulier et fini qui ne saurait me définir, 
                    parce qu’il n’y a pas, pour l’homme, de 
                    sens à être simplement ce qui est donné. 
                    Je ne suis pas une chose et, en ce sens, je dois, pour exister, 
                    sortir de la détermination, de la finitude de l’étant-là, 
                    pour devenir moi-même, sur le mode de la libération. 
                    Mais, d’autre part, je m’attends à sortir 
                    de cette négation vers un être qui serait purement 
                    égal à soi, devenir une essence, échappant 
                    enfin à la négation du temps. Je veux du temps 
                    en tant qu’il me donne de l’avenir, mais je ne 
                    veux pas du temps en tant qu’il est l’inaccompli.
 
 C’est finalement en ce sens que Sartre va considérer 
                    la mort comme une absurdité. Car si nous acceptons 
                    le point de vue selon lequel la conscience est attente, et 
                    même « attente d’attentes », si nous 
                    envisageons le moi comme ce qui tend vers un accomplissement 
                    de soi, vers un arrêt du temps dans la résolution 
                    de l’identique, alors nous devrions en conclure que 
                    la mort est l’échec même de la conscience, 
                    sa pure et simple impossibilité.
 
 Car qu’est-ce que la mort, sinon la cessation de l’attente 
                    ? Pour le mort, l’être n’est plus cette 
                    capacité perpétuelle à nier ce qui est, 
                    puisqu’il n’est désormais que cela qu’il 
                    a été, et rien d’autre. Pour le mort, 
                    tout avenir est désormais advenu, et le possible se 
                    résout dans le réel, et rien d’autre. 
                    Pour le mort, le temps est désormais la répétition 
                    du même, et l’espoir de nier ce qui est, de rebondir 
                    au seuil d‘une journée nouvelle, tout cela a 
                    disparu.
 
 Ainsi la mort n’est pas l’effondrement de la vie, 
                    mais l’effondrement du sens. [ Peut-être d’ailleurs 
                    est-ce en ce sens que l’on peut vivre encore physiologiquement 
                    et être mort existentiellement, à l’instar 
                    des « musulmener », des morts vivants, tels qu’on 
                    les appelaient à Auschwitz. Mourir, en ce sens, ce 
                    n’est pas perdre la vie, mais perdre l’avenir, 
                    c’est à dire la capacité à nier 
                    le présent tel qu’il est donné. Le mort 
                    vivant, c’est celui qui est enfermé dans les 
                    possibles finis de son présent.]
 Mourir, c’est mettre fin à l’avenir, c’est 
                    à dire à la liberté.
 Mourir, c’est renoncer à soi, car, être 
                    soi, c’est cultiver la différence toujours renouvelable 
                    entre ce que je suis pour moi et ce que je suis pour les autres. 
                    Mourir, c’est renoncer à l’Humanité, 
                    dès lors que l’homme n’est pas cette chose 
                    entièrement déterminée dans son existence 
                    par l’essence de son passé.
 Mourir, en ce sens, c’est impossible à vivre.
 
 Etre une conscience, être une liberté, être 
                    un homme, telles sont les attentes, les « ek-stases 
                    » que l’homme veut conserver dans l’ouverture 
                    d’un avenir indéterminé.
 
 
 2ème épisode : le savoir de la mort, l’ignorance 
                    de la vie.
 
 Nous saisissons la redoutable impasse : pas plus que nous 
                    ne pouvons ignorer que nous sommes mortels, pas plus nous 
                    ne pouvons ignorer que la mort en sa perspective rend la vie 
                    impossible, et absurde. Que faire, face à cette double 
                    impossibilité : impossible de vivre sa mort, impossible 
                    de ne pas mourir, et même de vivre sans aller vers l’inéluctable 
                    mort ?
 
 Pourrait-on dire simplement : la mort est une possibilité 
                    réelle, mais lointaine, abstraite car « elle 
                    n’est pas pour demain » ?
 Non, car la mort est une possibilité présente 
                    au cœur même de l’existant : ne meurt-il 
                    pas à chaque instant, le moi qui est dans le temps 
                    qui passe ? L’irréversibilité de notre 
                    route (qui fait que, par le temps, nous ne pouvons pas revenir 
                    en arrière) est l’avant-courrier de l’irréversibilité 
                    totale qui caractérisera mon être-mort : ma vie 
                    finie sans être achevée, mon projet réduit 
                    aux circonstances contingentes de ses réalisations 
                    partielles, l’échec même d’un projet 
                    qui se voulait infini.
 
 Ne peut-on pas dire que la mort est, certes, une réalité, 
                    mais qui généralise mon être ? Si je meurs 
                    demain, qu’aurais-je fait de ma vie qui marquera suffisamment 
                    les esprits qui se souviendront de moi ? Tout le monde meurt, 
                    et, en ce sens, la mort ne me caractérise pas, elle 
                    n’est pas un acte qui met en évidence ma liberté, 
                    mais bien plutôt mon retour à l’indifférenciation 
                    du « on » originel.
 
 A cela il faut répondre : la mort en sa perspective 
                    ne généralise pas mon être ; l’irréversibilité 
                    de mon existence, qui fait que je meurs à chaque instant 
                    à ce que j’ai été, est en même 
                    temps ce qui rend mon existence absolument unique et précieuse. 
                    Puisque je ne vis qu’une fois, je suis une existence 
                    qui ne peut pas être répétée, ni 
                    par moi, ni par quiconque. Mon existence conquiert son absolue 
                    identité, du fait qu’elle est mortelle. Mourir, 
                    comme faire mourir, c’est faire disparaître une 
                    possibilité, mais une possibilité concrète 
                    de l’existence. Si j’avais vécu plus longtemps, 
                    je serais devenu autre. Sans qu’il soit possible de 
                    déduire nécessairement cet autre que je serais 
                    devenu [ si on pouvait déterminer a priori l’être 
                    que je peux devenir, alors, nous serions une chose et non 
                    une conscience], je sais que le monde sans lui aurait été 
                    concrètement différent.
 
 Ne pourrait-on pas dire enfin que je dois vivre en attendant 
                    la mort, que je dois saisir cette possibilité inéluctable 
                    comme étant ma possibilité la plus propre, comme 
                    étant le destin qui donne, en toutes circonstances, 
                    la limite à mon action ? Que si je suis mortel, c’est 
                    précisément pour renoncer à l’infinité 
                    indéterminée des possibles au profit de quelques 
                    actes particuliers qui ne valent rien, sinon d’être 
                    eux-mêmes, et « personne d’autre », 
                    de ne valoir que pour eux-mêmes, et non pour l’Humanité 
                    toute entière ?
 
 A cette objection de la non-valorisation de la vie (ma vie 
                    ne vaut pas plus que ce qu’elle est, sa finitude étant 
                    sans signification), nous devons répondre en revenant 
                    à la nature même de la liberté de l’homme 
                    en tant qu’elle est concrète. Car, si être 
                    libre signifie autre chose qu’une simple idée, 
                    je dois alors choisir au cœur de la situation ; choisir, 
                    c’est à dire, partir d’une situation déterminée 
                    par un certain nombre de contraintes, vouloir être quelqu’un 
                    plutôt que tel autre. Si j’étais immortel, 
                    je pourrais toujours modifier mes choix, choisir de revenir 
                    en arrière et reconstruire toute une autre vie.
 
 Mais je vais mourir, et en ce sens le chemin qu’est 
                    ma vie ne pourra se parcourir qu’une fois ; les erreurs 
                    qui sont les miennes, et les fautes et les réussites 
                    aussi sont de l’ordre de ce qui m’appartient en 
                    propre. Si je sais qu’au bout de la route, il n’y 
                    a que le néant qui détruit l’ensemble 
                    de mes choix, je sais que le chemin ne mène finalement 
                    nulle part ; pourquoi, alors, choisir telle route plutôt 
                    que telle autre ? Pourquoi, en particulier, choisir la route 
                    où les autres ont leur place, la route de la moralité 
                    ? Pourquoi ne pas ramener mon existence à l’insignifiance 
                    de sa situation matérielle, candidat indifférent 
                    à la disparition de soi ? Pourquoi ne pas être 
                    seulement ce que je suis, un organisme qui contient en lui-même 
                    la certitude de sa disparition, et ne pas considérer 
                    tout discours, toute justification comme une comédie 
                    destinée au divertissement et à l’illusion 
                    ?
 « Le dernier acte est sanglant quel que soit la comédie 
                    en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête 
                    et en voilà pour jamais. »Pascal, Lafuma, 165
 
 Une telle déduction serait vraie si la mort était, 
                    pour moi, une connaissance tout à fait déterminée, 
                    et si, tel le condamné à mort, je pouvais savoir 
                    le jour et l’heure de ma disparition. Si ma fin était 
                    déterminée, la vie dans son contenu serait déterminée 
                    à son tour, car la finitude du temps restant réagirait 
                    à rebours sur l’idée même des réalisations 
                    que je pourrais entreprendre. Si je sais que je dois mourir 
                    demain, alors toutes les possibilités de ma vie ne 
                    se réduisent plus qu’à une seule, celle 
                    précisément de cette fin-là, qui ne me 
                    laisse, en vérité, aucun avenir de possibilité.
 
 Mais il se trouve que je suis dans l’indétermination 
                    même quant à la fin qui est la mienne, et l’indétermination 
                    de la fin entraîne à son tour l’indétermination 
                    de ma vie, générant une entre ouverture vers 
                    un possible. Je sais que je vais mourir, mais je ne sais pas 
                    quand, ni comment, ni au fond pourquoi. Dès lors, je 
                    ne puis savoir ce que j’ai à vivre, ou plutôt 
                    je me découvre comme celui qui doit décider 
                    tout dans sa vie, même ce qu’il peut en vivre. 
                    Au fond, je m’ignore, j’ignore mes possibles, 
                    et c’est pourquoi je dois créer. Pour moi, qui 
                    n’ai pourtant qu’une seule vie à parcourir, 
                    le chemin n’est pas tracé, je dois dessiner la 
                    route que je vais emprunter comme si j’étais 
                    le premier homme à dessiner le paysage du monde.
 
 
 Conclusion
 
 Je sais une chose, et j’en ignore une autre : je sais 
                    que je vais mourir, ce qui veut dire : mes possibilités 
                    ne sont pas infinies, ma vie est une possibilité unique, 
                    mais concrète, qui se doit d’être l’histoire 
                    de sa libération. Je suis libre parce que je ne peux 
                    pas tout choisir, et que je ne pas tout être. De fait, 
                    ne pouvoir tout être, c’est donc devoir être 
                    quelque chose, c’est devoir être soi. Mais j’ignore 
                    qu’elle est la vie que je dois choisir, et les possibilités 
                    qui se présentent à moi sont en nombre indéterminé 
                    ; je ne saurais jamais, ni quelles sont mes possibilités, 
                    ni ce quelles valent, parce qu’il n’y a aucun 
                    concept, aucune règle qui soit l’horizon de cette 
                    indétermination. Personne ne peut m’apprendre 
                    à vivre, ni même à choisir, et je n’ai 
                    aucun indice de la valeur de mes actions.
  Philippe TouchetCe que je sais me fait être, et ce que j’ignore 
                    me fait exister. Du savoir de la mortalité, je tire 
                    la certitude que je suis un être unique et déterminé, 
                    un individu. De l’ignorance de cette mortalité, 
                    ou plutôt de ses modalités, je tire la contrainte 
                    qui m’est faite de définir moi-même l’in-définition 
                    de mon existence, et par là même d’être 
                    autre que ce que je suis, de sortir du donné, d’advenir 
                    à moi-même, d’être le mouvement indéfini 
                    de devenir soi, d’être le devenir de soi.
 
 On peut donc dire que Sartre, en parlant de l’absurdité 
                    de la mort, en lui opposant la signification de la vie, n’a 
                    pas vu, ou n’a pas voulu voir la réalité 
                    de l’existant dans l’entre ouverture de l’action. 
                    Car on ne peut pas passer de l’absurdité de la 
                    mort à l’absurdité du mortel, pas plus 
                    qu’on ne peut dire que le fait d’avoir été 
                    peut s’assimiler au néant pur. La vie du mortel 
                    est au-delà de la distinction de l’être 
                    et du néant, par delà le possible et l’impossible, 
                    dans l’entre ouverture, qui produit l’angoisse 
                    de l’incertain.
 Professeur au Lycée J.-J. Rousseau de Sarcelles,
 Professeur à l'IUFM de Versailles
 
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