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"Soirées Philo" à Sèvres et à Ville d'Avray


7 oct. 2003, 20h45 à Ville d'Avray : L'homme et la mort,
Invité : Philippe Touchet

Chers amis,
On m’a demandé de donner par écrit une transcription de l’intervention que j’avais faite devant vous à Ville d’Avray, et cela est impossible, le langage que je vous ai tenu étant, dans une large mesure, inspiré par votre présence, et même vos questions.
Je m’essayerai donc plutôt à une divagation large et libre sur ce thème, comme si le dialogue pouvait reprendre avec vous, comme s’il n’avait jamais cessé, comme s’il pouvait s’agir d’une question qui ne se referme pas.



L’homme et la mort


Dès lors que nous parlons de la mort, nous devons tenter une définition, qui est déjà difficile. Car si nous disons, comme Epicure, que la mort est la « privation de toute sensation », nous découvrons qu’il n’y a pas, à proprement parler, d’expérience de la mort. Si mourir, c’est cesser de sentir, alors nous ne mourons jamais ; soit nous sommes déjà morts, et c’est alors d’un être tout autre dont nous parlons, soit nous sommes vivants, et la mort ne nous concerne guère. Tout ce qui souffre, même le mourrant est encore dans la vie. Ajoutons que, si la mort n’est pas une expérience, elle n’est pas non plus une pensée pure : car que dire de la mort, alors qu’elle est, en soi, le néant qui se manifeste pour tout ce qu’est l’homme ? La mort ne ressemble à rien, et elle interrompt tous les discours. Je ne peux rien dire du néant, comme disait le grand Parménide, car le néant n’a pas de propriété. Encore moins pouvons-nous affirmer que la mort soit comme la limite de notre vie. La limite est certes ce qui délimite le vivant, mais en tant qu’il participe de l’être qu’il détermine, il est encore partie prenante de l’être du vivant.

Si donc la mort n’est rien, elle n’est rien pour moi, et je n’ai pas besoin d’elle pour vivre ? C’est un peu la position d’Epicure, dont on pourrait dire qu’il nous livre un « matérialisme radical de la mort ». « La mort ne concerne ni les vivants ni les morts », dit-il, rejetant par là toute raison de penser la mort comme déterminant notre vie ; pourtant, en démontrant qu’il ne faut pas avoir peur de la mort, Epicure donne, indirectement, une piste de ce qui pose problème. Car, il le reconnaît, la peur de la mort est le principe de toutes les souffrances, celui qui empêche l’homme de « vivre sa vie », d’adhérer à l’instant présent. Comment donc, ce qui n’est rien pour nous peut-il cependant être le principe de toutes les souffrances, la peur de toutes les peurs ?

C’est ici que l’analyse de Sartre nous livre l’autre face de la vie, à savoir, la question de l’existence. Car, ce que dit Epicure vaut-il pour l’Homme, et peut-on réduire la mort à ce non événement de la vie ? N’est-ce pas, pour l’homme, tout autre chose qui advient dans l’ordre de la mort ?

Episode 1. La conscience et la mort.


Il faut d’abord revenir à la question du sentir, et plus profondément, à la relation complexe entre la conscience de l’homme et l’être. Si la mort est négation du vivant, c’est une négation extérieure, une limite tout au dehors de l’être qui vit. Pour l’animal, dont l’être se définit par le sentir, tout ce qui est pour lui est dans la positivité du senti ; les choses, son corps, les corps proches existent pour lui à mesure qu’ils l’affectent, et rien de plus. La chose, l’arbre sur lequel il trouve refuge, l’étang où il se désaltère, ce sont uniquement pour lui des affects, dans lesquels il est engagé de tout son être. Quand la biche boit sur le bord de l’étang, elle n’est rien d’autre que cet acte particulier, rien d’autre que cette rencontre de son corps avec le besoin qui la faisait souffrir, elle est tout entière à la chose qu’elle fait. Pour l’homme, pour le promeneur perdu, pour l’aventurier, pour le chasseur, l’étang n’est pas que cela, et lui n’est jamais tout à fait ce qu’il est, et ce que sont les choses. Lorsqu’il remplit sa gourde, il pense l’étang et la gourde comme des objets lui faisant face, et participant de l’unité à venir de son être en mouvement. Si la gourde n’était pas remplie, il pourrait en résulter quelque danger pour son être.

Son être, mais qu’est-ce que son être ? Cet être particulier qui est engagé dans cette action particulière, mon corps en tant qu’il se penche sur le bord humide de l’étang, qu’il entrevoit dans les rameaux du rivage, l’image troublée de sa physionomie sauvage ? Non, mon être est déjà un universel, il est déjà autre que ce qui est là présent, puisqu’il se pense comme n’étant pas toutes ces particularités qui l’affectent, comme s’attendant à être toujours plus, et autre que cela. Si l’étang n’était pas là, l’eau pourrait venir à manquer, et la vie du chasseur se penserait alors à son tour comme en danger de disparaître. Mais aussi, cette perception que j’ai maintenant de l’étang et qui me détermine, je sais qu’elle est l’instrument d’une négation de l’étang comme chose, puisque qu’en prenant son eau, j’emporte avec moi une partie de son être pour en faire le moyen de ma vie, qui, elle-même, est déjà une généralité, un devoir-être, un « être à protéger au cas où », une attente de soi.

Exister, pour une conscience, ce n’est pas comme exister pour une chose. Une chose existe telle qu’elle est en soi, dans l’auto position de sa réalité. Elle est tout ce qu’elle est, tout ce que sa nature, son essence, son concept et aussi son milieu la fait être, mais rien de plus. Pour une conscience, au contraire, exister, c’est se penser, c’est à dire se poser comme une généralité, différente de ce qui est, comme n’ayant rien en soi qui puisse résumer l’être que je suis comme un certain être. N’ai-je pas pourtant une nature, un corps qui me déterminent ? N’ai je pas une « personnalité », une « classe sociale », des origines, une époque qui constituent autant de déterminations de mon être tel qu’il est un certain être ? Mais, rien dans toutes ces déterminations issues de ma situation ne peuvent expliquer ce pouvoir dont dispose ma conscience de ne pas être ce qui est, et de ne pas être ce qu’elle est. Car, non seulement ces déterminations valent pour tous et non seulement pour moi (elles ne font pas que je sois en propre ce que je suis), mais en outre, elles ne sont pas la cause du fait que je suis une conscience, cette capacité à dire : ceci, ce n’est pas moi, je suis la négation de l’être qui est donné. Ainsi, dit Sartre, « je suis ce que je ne suis pas, et je ne suis pas ce que je suis. »

Exister, pour une conscience, c’est attendre, c’est même être en attente de soi. Parce que le moi n’est pas une chose, je ne peux rechercher ce que je suis dans une essence a priori qui me déterminerait à partir d’un concept. Je suis condamné à être libre, puisque aucune nature, aucune puissance surnaturelle n’ont déterminé ce que je suis (en tant que conscience). Ma situation historique, mon milieu social, mon corps sont bien des déterminations de mon être au monde, mais ils ne me définissent que dans une généralité que j’ai encore à penser et à être. Serais-je le milieu social qui est le mien, ou bien serais-je en rupture avec lui ? Serais-je le fils de mon père ? Qui est mon père, [qui est ce qu’il est], mais dont ma conscience doit encore décider de la valeur, savoir s’il est un modèle à suivre ou un icône à détester ?

Exister, c’est attendre aussi parce que je suis à la recherche de mon identité. Le temps est là, et il fait que je cesse d’être ce que je suis, je passe. Je finis, et c’est déjà en ce sens que la mort n’est pas seulement le tout autre de mon être, mais l’épreuve toujours et à chaque instant recommencée de ma destitution. Tout mon être se débat comme ce qui n’est pas ce passage, cette disparition, mais comme ce qui demeure soi, ce qui est autre que ces changements qu’il subit dans la passivité. Je ne suis pas tous ces évènements particuliers qui remplissent mon quotidien, je ne suis pas tous ces repas qui ont passé, ces « millions de pas dérisoires » (Jean Ferrat), toutes ces difficultés matérielles qui ont, momentanément, défini mon être au monde. J’attends, au delà du jour et de l’heure. Je m’attends au delà de moi-même. ( Mais à quoi ?).

Quel est précisément l’objet de mon attente ? Est-ce un autre temps que j’attends ? Mon attente est-elle celle d’un autre moi particulier, qui certes arriverait plus tard, mais serait encore cet être fini qui est dans le temps, qui passe et qui cesse ? Non, je ne m’attends pas à un autre temps, je ne m’attends pas à passer encore, je m’attends à ne plus être dans le temps. Mon avenir, qui est pour moi l’objet de toute attente, n’est pas de l’ordre de ce qui va venir, être et ensuite n’être plus. L’avenir ne peut pas, pour moi, se présenter comme une attente définie, car alors, pourquoi s’attendre à finir, pourquoi attendre une chose qui, une fois advenue, est, et, sans attendre, passera, se niera, et ne m’affectera plus que sur le mode du passé ? Pourquoi attendre la mort de soi ? Pourquoi attendre le néant ?

L’attente est bien plutôt celle d’un temps où tout serait advenu, c’est à dire d’un accomplissement complet, d’une cessation du temps en tant qu’il me fait passer, me dépasse, me fait cesser d’être ce que je suis. D’un temps où l’être et le devoir être, le désir et son accomplissement ne seraient plus qu’un, comme une parfaite adéquation, un temps où le moi ne se définirait pas à partir de ce qu’il n’est pas, par le truchement des négations et des disparitions, un moi qui ne se définirait plus à partir du néant.

Pour une conscience, exister, c’est attendre, ce qui signifie un mouvement double et non symétrique : d’un côté, je nie le présent comme étant le donné particulier et fini qui ne saurait me définir, parce qu’il n’y a pas, pour l’homme, de sens à être simplement ce qui est donné. Je ne suis pas une chose et, en ce sens, je dois, pour exister, sortir de la détermination, de la finitude de l’étant-là, pour devenir moi-même, sur le mode de la libération. Mais, d’autre part, je m’attends à sortir de cette négation vers un être qui serait purement égal à soi, devenir une essence, échappant enfin à la négation du temps. Je veux du temps en tant qu’il me donne de l’avenir, mais je ne veux pas du temps en tant qu’il est l’inaccompli.

C’est finalement en ce sens que Sartre va considérer la mort comme une absurdité. Car si nous acceptons le point de vue selon lequel la conscience est attente, et même « attente d’attentes », si nous envisageons le moi comme ce qui tend vers un accomplissement de soi, vers un arrêt du temps dans la résolution de l’identique, alors nous devrions en conclure que la mort est l’échec même de la conscience, sa pure et simple impossibilité.

Car qu’est-ce que la mort, sinon la cessation de l’attente ? Pour le mort, l’être n’est plus cette capacité perpétuelle à nier ce qui est, puisqu’il n’est désormais que cela qu’il a été, et rien d’autre. Pour le mort, tout avenir est désormais advenu, et le possible se résout dans le réel, et rien d’autre. Pour le mort, le temps est désormais la répétition du même, et l’espoir de nier ce qui est, de rebondir au seuil d‘une journée nouvelle, tout cela a disparu.

Ainsi la mort n’est pas l’effondrement de la vie, mais l’effondrement du sens. [ Peut-être d’ailleurs est-ce en ce sens que l’on peut vivre encore physiologiquement et être mort existentiellement, à l’instar des « musulmener », des morts vivants, tels qu’on les appelaient à Auschwitz. Mourir, en ce sens, ce n’est pas perdre la vie, mais perdre l’avenir, c’est à dire la capacité à nier le présent tel qu’il est donné. Le mort vivant, c’est celui qui est enfermé dans les possibles finis de son présent.]
Mourir, c’est mettre fin à l’avenir, c’est à dire à la liberté.
Mourir, c’est renoncer à soi, car, être soi, c’est cultiver la différence toujours renouvelable entre ce que je suis pour moi et ce que je suis pour les autres. Mourir, c’est renoncer à l’Humanité, dès lors que l’homme n’est pas cette chose entièrement déterminée dans son existence par l’essence de son passé.
Mourir, en ce sens, c’est impossible à vivre.

Etre une conscience, être une liberté, être un homme, telles sont les attentes, les « ek-stases » que l’homme veut conserver dans l’ouverture d’un avenir indéterminé.


2ème épisode : le savoir de la mort, l’ignorance de la vie.


Nous saisissons la redoutable impasse : pas plus que nous ne pouvons ignorer que nous sommes mortels, pas plus nous ne pouvons ignorer que la mort en sa perspective rend la vie impossible, et absurde. Que faire, face à cette double impossibilité : impossible de vivre sa mort, impossible de ne pas mourir, et même de vivre sans aller vers l’inéluctable mort ?

Pourrait-on dire simplement : la mort est une possibilité réelle, mais lointaine, abstraite car « elle n’est pas pour demain » ?
Non, car la mort est une possibilité présente au cœur même de l’existant : ne meurt-il pas à chaque instant, le moi qui est dans le temps qui passe ? L’irréversibilité de notre route (qui fait que, par le temps, nous ne pouvons pas revenir en arrière) est l’avant-courrier de l’irréversibilité totale qui caractérisera mon être-mort : ma vie finie sans être achevée, mon projet réduit aux circonstances contingentes de ses réalisations partielles, l’échec même d’un projet qui se voulait infini.

Ne peut-on pas dire que la mort est, certes, une réalité, mais qui généralise mon être ? Si je meurs demain, qu’aurais-je fait de ma vie qui marquera suffisamment les esprits qui se souviendront de moi ? Tout le monde meurt, et, en ce sens, la mort ne me caractérise pas, elle n’est pas un acte qui met en évidence ma liberté, mais bien plutôt mon retour à l’indifférenciation du « on » originel.

A cela il faut répondre : la mort en sa perspective ne généralise pas mon être ; l’irréversibilité de mon existence, qui fait que je meurs à chaque instant à ce que j’ai été, est en même temps ce qui rend mon existence absolument unique et précieuse. Puisque je ne vis qu’une fois, je suis une existence qui ne peut pas être répétée, ni par moi, ni par quiconque. Mon existence conquiert son absolue identité, du fait qu’elle est mortelle. Mourir, comme faire mourir, c’est faire disparaître une possibilité, mais une possibilité concrète de l’existence. Si j’avais vécu plus longtemps, je serais devenu autre. Sans qu’il soit possible de déduire nécessairement cet autre que je serais devenu [ si on pouvait déterminer a priori l’être que je peux devenir, alors, nous serions une chose et non une conscience], je sais que le monde sans lui aurait été concrètement différent.

Ne pourrait-on pas dire enfin que je dois vivre en attendant la mort, que je dois saisir cette possibilité inéluctable comme étant ma possibilité la plus propre, comme étant le destin qui donne, en toutes circonstances, la limite à mon action ? Que si je suis mortel, c’est précisément pour renoncer à l’infinité indéterminée des possibles au profit de quelques actes particuliers qui ne valent rien, sinon d’être eux-mêmes, et « personne d’autre », de ne valoir que pour eux-mêmes, et non pour l’Humanité toute entière ?

A cette objection de la non-valorisation de la vie (ma vie ne vaut pas plus que ce qu’elle est, sa finitude étant sans signification), nous devons répondre en revenant à la nature même de la liberté de l’homme en tant qu’elle est concrète. Car, si être libre signifie autre chose qu’une simple idée, je dois alors choisir au cœur de la situation ; choisir, c’est à dire, partir d’une situation déterminée par un certain nombre de contraintes, vouloir être quelqu’un plutôt que tel autre. Si j’étais immortel, je pourrais toujours modifier mes choix, choisir de revenir en arrière et reconstruire toute une autre vie.

Mais je vais mourir, et en ce sens le chemin qu’est ma vie ne pourra se parcourir qu’une fois ; les erreurs qui sont les miennes, et les fautes et les réussites aussi sont de l’ordre de ce qui m’appartient en propre. Si je sais qu’au bout de la route, il n’y a que le néant qui détruit l’ensemble de mes choix, je sais que le chemin ne mène finalement nulle part ; pourquoi, alors, choisir telle route plutôt que telle autre ? Pourquoi, en particulier, choisir la route où les autres ont leur place, la route de la moralité ? Pourquoi ne pas ramener mon existence à l’insignifiance de sa situation matérielle, candidat indifférent à la disparition de soi ? Pourquoi ne pas être seulement ce que je suis, un organisme qui contient en lui-même la certitude de sa disparition, et ne pas considérer tout discours, toute justification comme une comédie destinée au divertissement et à l’illusion ?
« Le dernier acte est sanglant quel que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. »Pascal, Lafuma, 165

Une telle déduction serait vraie si la mort était, pour moi, une connaissance tout à fait déterminée, et si, tel le condamné à mort, je pouvais savoir le jour et l’heure de ma disparition. Si ma fin était déterminée, la vie dans son contenu serait déterminée à son tour, car la finitude du temps restant réagirait à rebours sur l’idée même des réalisations que je pourrais entreprendre. Si je sais que je dois mourir demain, alors toutes les possibilités de ma vie ne se réduisent plus qu’à une seule, celle précisément de cette fin-là, qui ne me laisse, en vérité, aucun avenir de possibilité.

Mais il se trouve que je suis dans l’indétermination même quant à la fin qui est la mienne, et l’indétermination de la fin entraîne à son tour l’indétermination de ma vie, générant une entre ouverture vers un possible. Je sais que je vais mourir, mais je ne sais pas quand, ni comment, ni au fond pourquoi. Dès lors, je ne puis savoir ce que j’ai à vivre, ou plutôt je me découvre comme celui qui doit décider tout dans sa vie, même ce qu’il peut en vivre. Au fond, je m’ignore, j’ignore mes possibles, et c’est pourquoi je dois créer. Pour moi, qui n’ai pourtant qu’une seule vie à parcourir, le chemin n’est pas tracé, je dois dessiner la route que je vais emprunter comme si j’étais le premier homme à dessiner le paysage du monde.


Conclusion


Je sais une chose, et j’en ignore une autre : je sais que je vais mourir, ce qui veut dire : mes possibilités ne sont pas infinies, ma vie est une possibilité unique, mais concrète, qui se doit d’être l’histoire de sa libération. Je suis libre parce que je ne peux pas tout choisir, et que je ne pas tout être. De fait, ne pouvoir tout être, c’est donc devoir être quelque chose, c’est devoir être soi. Mais j’ignore qu’elle est la vie que je dois choisir, et les possibilités qui se présentent à moi sont en nombre indéterminé ; je ne saurais jamais, ni quelles sont mes possibilités, ni ce quelles valent, parce qu’il n’y a aucun concept, aucune règle qui soit l’horizon de cette indétermination. Personne ne peut m’apprendre à vivre, ni même à choisir, et je n’ai aucun indice de la valeur de mes actions.


Ce que je sais me fait être, et ce que j’ignore me fait exister. Du savoir de la mortalité, je tire la certitude que je suis un être unique et déterminé, un individu. De l’ignorance de cette mortalité, ou plutôt de ses modalités, je tire la contrainte qui m’est faite de définir moi-même l’in-définition de mon existence, et par là même d’être autre que ce que je suis, de sortir du donné, d’advenir à moi-même, d’être le mouvement indéfini de devenir soi, d’être le devenir de soi.

On peut donc dire que Sartre, en parlant de l’absurdité de la mort, en lui opposant la signification de la vie, n’a pas vu, ou n’a pas voulu voir la réalité de l’existant dans l’entre ouverture de l’action. Car on ne peut pas passer de l’absurdité de la mort à l’absurdité du mortel, pas plus qu’on ne peut dire que le fait d’avoir été peut s’assimiler au néant pur. La vie du mortel est au-delà de la distinction de l’être et du néant, par delà le possible et l’impossible, dans l’entre ouverture, qui produit l’angoisse de l’incertain.

Philippe Touchet
Professeur au Lycée J.-J. Rousseau de Sarcelles,
Professeur à l'IUFM de Versailles

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