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A l a i n (1868 - 1951)

Eric Hermann,
Professeur de philosophie au lycée Dumont d’Urville de Maurepas


« La connaissance par les sens est l’occasion d’erreurs sur la distance, sur la grandeur, sur la forme des objets. Souvent notre jugement est explicite et nous le redressons d’après l’expérience ; notre entendement est alors bien éveillé. Les illusions diffèrent des erreurs en ce que le jugement y est implicite, au point que c’est l’apparence même des choses qui nous semble changée. Par exemple, si nous voyons quelque panorama peint, nous croyons saisir comme des objets la distance et la profondeur ; la toile se creuse devant nos regards. Aussi voulons-nous toujours expliquer les illusions par quelque infirmité de nos sens, notre œil étant fait ainsi ou notre oreille. C’est faire un grand pas dans la connaissance philosophique que d’apercevoir dans presque toutes, et de deviner dans les autres, une opération d’entendement et enfin un jugement qui prend pour nous forme d’objet. (…)
Certes quand je sens un corps lourd sur ma main, c’est bien son poids qui agit, et il semble que mes opinions n’y changent rien. Mais voici une illusion étonnante. Si vous faites soupeser par quelqu’un divers objets de même poids, mais de volumes très différents, une balle de plomb, un cube de bois, une grande boîte de carton, il trouvera toujours que les plus gros sont les plus légers. L’effet est plus sensible encore s’il s’agit de corps de même nature, par exemple de tubes de bronze plus ou moins gros, toujours de même poids. L’illusion persiste si les corps sont tenus par un anneau et un crochet ; mais, dans ce cas-là, si les yeux sont bandés, l’illusion disparaît. Et je dis bien illusion, car ces différences de poids imaginaires sont senties sur les doigts aussi clairement que le chaud ou le froid. Il est pourtant évident, d’après les circonstances que j’ai rappelées, que cette erreur d’évaluation résulte d’un piège tendu à l’entendement ; car, d’ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ; et ainsi, d’après la vue, nous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ; et comme l’impression ne donne rien de tel, nous revenons sur notre premier jugement, et les sentant moins lourds que nous n’attendions, nous les jugeons et finalement sentons plus légers que les autres. On voit bien dans cet exemple que nous percevons ici encore par relation et comparaison, et que l’anticipation, cette fois trompée, prend encore forme d’objet. »

ALAIN, Eléments de philosophie, Folio-Essais, p. 32-33


INTRODUCTION

Spontanément, nous pensons que nos perceptions sensibles nous instruisent sur la nature des objets qui nous entourent. Par exemple nos yeux sont frappés par la lumière du soleil : de là nous en venons à savoir qu’il fait jour. Ainsi l’expérience sensible apparaît comme l’origine de la plupart de nos jugements de connaissance.

Mais jusqu’où pouvons-nous faire confiance aux impressions des sens ? Alain montre dans cet extrait des Eléments de philosophie que nous sommes parfois soumis à des erreurs et à des illusions liées à l’expérience perceptive. Or quelle est l’origine de ces erreurs et de ces illusions ? Faut-il y voir, conformément à une argumentation devenue classique depuis Descartes, une incompétence et une faiblesse de nos seuls sens ? Ou faut-il y repérer une participation active et exclusive de notre esprit ? Ou, enfin, faut-il définir l’illusion comme un mécanisme impur auquel participent en partie notre sensibilité et en partie nos facultés intellectuelles ? Tel est l’enjeu philosophique de cet extrait. Au cours d’une démonstration qui s’articule en trois temps, Alain cherche à répondre à cette question directrice : à qui revient la responsabilité de l’erreur et de l’illusion ?

Premièrement, de la ligne 1 à 13, Alain commence par souligner que les deux phénomènes ne doivent pas être confondus : l’erreur s’autoriserait d’un « jugement explicite », alors que l’illusion se composerait à partir d’un « jugement implicite », c’est-à-dire inaperçu par le sujet lui-même. À ce titre l’illusion constituerait, pour l’effort de connaissance, un obstacle bien plus sérieux. Mais cela n’indique-t-il pas que, dans tous les cas, nous avons affaire à une opération de l’esprit ? C’est la thèse défendue par Alain dans la suite du passage. Deuxièmement, de la ligne 14 à 25, Alain s’appuie sur une série d’exemples afin d’exhiber comment peu à peu l’illusion se construit. L’acte de percevoir semble indissociable de l’acte de juger. Troisièmement, de la ligne 25 à la fin, le texte s’achève en effet sur cette conclusion : loin de ménager un contact direct, immédiat avec le monde qui nous entoure, la perception sensible paraît reposer sur la médiation d’opérations diverses de notre propre esprit. Dès lors l’illusion serait à comprendre comme un phénomène dont la responsabilité reviendrait principalement à l’esprit. Qu’en est-il ? Quelles sont les conséquences quant à la possibilité de constituer une connaissance ? S’agit-il, par exemple, de penser que l’esprit est à lui-même son premier et principal obstacle ?

PREMIERE PARTIE
« La connaissance par les sens … un jugement qui prend pour nous forme d’objet. »

Alain rappelle en ouverture de son analyse que la connaissance sensible compose souvent avec deux obstacles à ne pas confondre : l’erreur et l’illusion. L’erreur peut être définie comme un manquement à l’ordre du vrai : simplement dit elle consiste à tenir le vrai pour le faux ou, inversement, le faux pour le vrai. Se tromper, cela revient toujours à penser inadéquatement ce qui est. Avec raison Platon avait admis en son temps que l’erreur ne peut se réduire à un pur néant ou à un non-être absolu : « juger faux est autre chose que juger ce qui n’est pas » (Théétète, 202a). Ceci pour dire que l’erreur a une consistance, et que sa réalité se situe entre le non-être radical (le rien) et l’être : l’erreur serait à penser comme … un non-être qui existe ! Paradoxe que Platon avait résolu dans le Sophiste en affirmant : précisément, l’erreur revient à penser autre chose que ce qui est. Le non-être de l’erreur n’est donc pas un rien, mais l’autre de l’être. Mais quand nous commettons des erreurs perceptives, l’esprit est souvent conscient des insuffisances de la sensibilité : le jugement est « explicite » c’est-à-dire clair, sans équivocité aucune. C’est pourquoi les erreurs sur la « distance, grandeur, forme des objets » peut être l’occasion d’une reprise de l’acte de juger : l’entendement s’aperçoit qu’il a donné son assentiment trop tôt (ce que Descartes dénonçait sous le nom de précipitation) et se reprend : c’est l’entendement qui, semblable à une sentinelle, veille et refuse de tenir pour vrai que le bâton plongé dans l’eau est courbé. Je le perçois courbe, mais mon entendement juge, c’est-à-dire corrige la perception sensible («redressons»), qu’il est droit, en dépit de son apparence courbe. Le caractère explicite, clair, du jugement dans le mécanisme de l’erreur fait que l’esprit n’est pas ici engourdi ou soumis à la puissance de l’erreur. Il est et reste « bien éveillé ». C’est pourquoi, sur le fond, l’erreur n’est donc pas l’obstacle principal de la connaissance. Attachée aux circonstances, l’erreur demeure néanmoins susceptible d’une correction.

L’illusion pose autrement problème. En un sens, l’illusion ressemble à l’erreur. L’illusion est encore bâtie sur une confusion entre l’apparence et la réalité, entre le faux et le vrai. L’illusion (de illudere, « se jouer de ») trompe, dupe, nous prend au piège des apparences. Pourquoi alors la distinguer de l’erreur ? Pourquoi la constituer comme l’obstacle épistémologique réel ? À cela, deux raisons. D’abord parce que l’illusion serait l’effet d’un « jugement implicite » de l’entendement : le caractère « implicite » du jugement s’oppose au caractère « éveillé » de l’entendement qui fait une erreur. Au contraire, soumis à l’illusion, l’entendement n’est plus en éveil, il se plie malgré lui au pouvoir d’une tromperie qui le laisse stupéfait, incapable de réagir. Voici une conclusion sur laquelle il conviendra de revenir : être soumis à une illusion revient à donner son assentiment sans s’en apercevoir, dans l’ignorance même dans laquelle on se trouve de savoir que l’on participe malgré soi à ce que l’on perçoit. Ensuite parce que, c’est une conséquence tirée de sa nature propre, l’illusion ne se laisse pas corriger aisément. Mieux, elle se caractérise par une persistance spécifique qui fait qu’elle survit aux efforts de l’entendement pour la corriger. Ici c’est «l’apparence même des choses qui nous semble changée». Comme Spinoza avant lui, Alain convient que même le vrai est impuissant à chasser l’illusion : « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai » (Ethique, prop. 1, IV). Ainsi, « quand par exemple nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ 200 pieds ; en quoi nous nous trompons aussi longtemps que nous ignorons sa vraie distance ; mais, quand elle est connue, l’erreur est certes ôtée, mais non l’imagination ». D’où provient l’imagination d’une erreur qui, quoique relevée, persiste ? Alain répond : d’un jugement « implicite » de l’entendement. On notera que le caractère implicite de ce jugement n’est pas anecdotique. Il rend compte, notamment, de l’accusation des sens – réquisitoire facile mais souvent partagée – dans le procès de la connaissance. C’est précisément parce que soumis à l’illusion l’entendement est aveugle à sa propre activité de juger qu’il rejette la responsabilité sur la sensibilité : «aussi voulons-nous toujours expliquer les illusions par quelque infirmité de nos sens». Une telle condamnation est elle-même fille de l’ignorance, l’effet d’un aveuglement de l’esprit sur ses propres mécanismes. À l’inverse, s’attacher à comprendre ce qui préside à la formation de l’illusion (s’engager sur le chemin de la « connaissance philosophique ») c’est « apercevoir » dans les illusions, « une opération de l’entendement et enfin un jugement ». Voici que la thèse est posée. Il s’agit d’une position dont on voit bien qu’elle est polémique tant à l’égard de l’attitude naturelle que d’une tradition classique de l’histoire de la philosophie. Mais, une fois posée, l’affirmation reste à démontrer. Comment comprendre que l’esprit soit lui-même à l’origine d’illusions dont il est la première victime ?

DEUXIEME PARTIE
« Certes quand je sens … le chaud ou le froid. »

Alain décide de travailler à partir d’un exemple : la pesée. Si le choix ne donne pas lieu à une justification préalable, l’exemple n’est toutefois pas choisi au hasard. Il va s’agir de montrer le rôle de l’entendement dans la perception sensible du poids d’un corps à partir d’une expérience au sein de laquelle, en apparence, la participation de l’esprit semble précisément inexistante : en l’espèce « il semble que mes opinions n’y changent rien. » Il « semble », note Alain avec prudence. Car il va s’agir de montrer exactement le contraire. En effet, telle est l’idée commune : quand je soupèse un corps, je ne soupçonne pas que le poids que je perçois au bout de mon bras, est autre chose que la masse de ce corps. C’est pour moi une évidence sensible à laquelle je crois volontiers. Mais est-elle fondée ? Alain se propose de la soumettre au tribunal d’une expérience dont les paramètres vont être au fur et à mesure légèrement modifiés. Ne perdons pas de vue le tour de force de la démonstration et son enjeu : il s’agit dans le cadre d’une expérience caractère en apparence exclusivement quantitatif, physique (peser la masse d’un corps), d’exhiber les traces d’une activité qualitative, psychologique, de l’entendement. L’expérience est la suivante : une personne soupèse d’abord à la main des objets de tailles, de grosseurs ou de volumes différents mais de poids identique. On renouvelle l’expérience mais cette fois les corps ne sont pas tenus à la main : les objets sont soupesés par la médiation d’un artifice, un «anneau et un crochet», ce qui est une façon de créer artificiellement une distance entre le corps soupesé et cette partie de mon propre corps qui est active dans l’exercice de la pesée : à savoir ma main. Alain enregistre un premier résultat commun à cette double expérience : contre l’évidence naturelle qui voudrait que les corps soient perçus comme étant de masse identique, ici « les plus gros sont [perçus comme étant] les plus légers ». L’introduction d’un paramètre permet, seul, de lever l’illusion : « si les yeux sont bandés, l’illusion disparaît ». Dès lors une double remarque et une question s’imposent : premièrement, l’expérience montre que les poids perçus par les sens ne sont en rien des poids réels mais « imaginaires » ou fictifs – ce qui autorise à conclure que soupeser un corps ne revient jamais, précisément, à le peser. Deuxièmement, l’illusion qui consiste à sentir les plus gros corps comme étant aussi les plus légers n’a pas son origine dans la main elle-même : soupeser directement les corps à la main ou, indirectement, à l’aide d’un anneau et d’un crochet ne modifie en rien le mécanisme de l’illusion. Toutefois une question demeure : que faut-il penser de la disparition de l’illusion une fois que les yeux sont bandés ? N’est-ce pas une preuve que l’illusion est liée d’une façon ou d’une autre à la vue ? La démonstration d’Alain aurait ainsi pris une curieuse tournure : faut-il se résoudre à penser que la sensibilité est responsable de l’illusion sensible ? La suite du passage montre qu’Alain ne désarme pas.

TROISIEME PARTIE
« Il est pourtant évident … prend encore forme d’objet. »

L’illusion perceptive est un effet qui a sa cause ni dans la main, ni dans la vue. L’origine de « l’erreur d’évaluation » est un acte de l’entendement : un jugement. Cela est « évident » affirme Alain, mais d’une évidence singulière car elle gagne, néanmoins, à être montrée. En premier lieu Alain prend soin de poser que la perception sensible n’est jamais vierge de représentations attachées à des expériences perceptives antérieures. Percevoir est une opération qui s’effectue toujours sur le fond d’un ensemble de jugements préalables et « implicites » car l’esprit les porte en lui sans même y prêter attention. Ces jugements se forment sur le terrain de la vie quotidienne : ce sont des produits de la routine, de l’habitude. La manipulation familière voire machinale d’objets multiples et variés induit la formation de jugements relatifs à ces corps. Soupeser un corps revient donc toujours à le faire relativement à son expérience usuelle des corps : « d’ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ». Ma perception s’articule à des jugements premiers qui suivent l’ordre courant de la vie commune et dont l’effet consiste à produire une attenteNous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ») : celle de la répétition et de la confirmation. Pourtant l’expérience de tout à l’heure avait conduit à une impression contraire. Quand je soupèse des tubes de bronze de tailles variables mais de poids identique l’illusion consiste à ce que je trouve « toujours que les plus gros sont les plus légers. » Qu’en est-il ? C’est qu’ici je ne perçois pas seulement à partir des jugements habituels. Faute d’une confirmation que les corps les plus gros sont aussi les plus lourds, mon entendement est piégé et désorienté. Curieusement notre esprit, perturbé dans ses habitudes, revient sur son premier jugement et nous percevons conformément à un second jugement, opposé au précédent. Ce retour de l’esprit sur lui-même est malheureux puisqu’il ne lui permet pas d’échapper au piège qui lui a été tendu, mais il est néanmoins instructif. L’illusion perceptive est à penser comme le produit d’un rapport entre un « premier jugement » (implicite, lié à l’habitude, selon lequel « d’ordinaire les objets les plus gros sont les plus lourds ») et ce qui est vu (la taille, les volumes des corps). D’où il ressort que percevoir c’est toujours déjà juger ou, pour le dire autrement, percevoir « par relation et comparaison ». Mais cette conclusion lave-t-elle la sensibilité de toute implication dans le processus de formation de l’illusion ? Mes yeux n’en sont-ils pas d’une façon ou d’une autre aussi responsables ? Alain paraît vouloir innocenter les sens. Ce n’est pas la vue en elle-même qui produit l’illusion perceptive, mais bien plutôt les jugements empiriques et habituels appelés par elle et qui ont pour effet de médiatiser ma perception sensible et actuelle des objets. Si l’illusion disparaît mes yeux une fois bandés, ce n’est donc pas parce qu’ils étaient responsables de cette illusion, mais plutôt parce que, une fois bandés, les jugements implicites attachés par exemple à ma mémoire visuelle ne peuvent plus s’exercer conformément à leur régime ordinaire et être actifs. L’artifice du bandeau devant mes yeux les court-circuite. Finalement l’illusion perceptive paraît bien relever moins du corps et de la sensibilité que de l’esprit.

CONCLUSION

Dans ce texte Alain montre que percevoir revient à juger. Dès lors le phénomène de l’illusion perceptive ne peut plus être pensé comme le résultat d’une sensibilité déficiente ou handicapée. Contre une attitude naturelle et une tradition sévères à l’égard des sens, il conviendrait de suivre ici les enseignements du passage : à savoir disculper les sens et affirmer, corrélativement, que les obstacles de la connaissance se situent bien souvent au sein de l’esprit lui-même.
En effet, si l’esprit est conduit à se tromper, c’est d’abord parce qu’il ne perçoit jamais tout à fait le monde tel qu’il le sent. Entre les objets qui m’entourent et mes impressions sensibles se glisse toujours, à mon insu, un esprit qui ne peut s’empêcher de juger les choses comme par avance. Est-ce à dire que la connaissance, faute d’un entendement adéquat ou suffisamment vigilant à ses propres mécanismes, est impossible ? Alain aurait-il simplement substitué à une condamnation des sens une condamnation de l’esprit ? Rien n’est moins sûr. Loin de faire de la connaissance une entreprise vaine ou impossible, Alain semble plutôt nous en indiquer le chemin. En effet, il s’agirait de réussir à penser vraiment ce que nous voyons. Telle est l’ironie d’un doute cartésien … inversé : pour connaître il ne s’agirait pas tant de douter du monde, des sens etc., mais de l’esprit, afin de réhabiliter le sentir dans ce qu’il nous donne à penser.

Eric HERMANN
Professeur de philosophie au lycée Dumont d’Urville de Maurepas

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