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Bruno Hongre
Pascal et le Mystère de Jésus

 

Dans la Pensée 553 (édition Brunschvicg), Pascal médite sur la situation de Jésus au jardin de Gethsémani, entouré de ses disciples qui dorment. C’est l’épisode dit de «l’agonie du Christ» au Mont des Oliviers, évoqué notamment dans l’Evangile selon Matthieu (XXVI).

Ce texte comprend deux parties : d’abord l’évocation intense des souffrances de Jésus, qui conduit à entrer en sympathie avec lui et à « partager » sa peine infinie ; puis la « réponse » de Jésus qui console, guide et apaise l’inquiétude du pécheur qui s’est senti responsable de ces douleurs.

Voici quelques extraits caractéristiques de cette méditation :

« Jésus était délaissé seul à la colère de Dieu.
« Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit.
« Il se plaint comme s’il n’eût plus pu contenir sa douleur excessive : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. »
« Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. (…) Mais il n’en reçoit point car ses disciples dorment.
« Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
« Jésus a prié les hommes et n’en a pas été exaucé.
« Jésus s’arrache d’avec ses disciples pour entrer dans l’agonie ; il faut s’arracher de ses plus proches et des plus intimes pour l’imiter.
Et voici ce que dit Jésus :
« Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé.
« Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi.
« Le Père aime tout ce que JE fais.
« Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ?
« Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur.
« Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures.
« Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais.
« Ne t’inquiète donc pas. »

De ce texte, il peut y avoir plusieurs lectures. Celle du croyant catholique qui y vit le mystère de la rédemption, et y trouve un sens à ses souffrances : les unir à celles de Jésus pour contribuer au salut de l’humanité (Pascal dit d’ailleurs : « Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à lui, et il me sauvera en se sauvant »). À l’opposé, celle de l’athée moderne qui verra là un Pascal délirant, doloriste, culpabilisant, atteint d’une pathologie aux racines psychanalytiques sans doute explicables, mais qui font de ce texte quelque chose de dépassé et d’irrecevable aujourd’hui, aussi lyrique soit-il.
Mais on peut aussi tenter sur ce texte une lecture humaniste, agnostique au bon sens du terme (ni croyante ni incroyante), et se demander si, au-delà de la figure de Jésus-Christ, Pascal n’exprime pas, par une sorte de prescience aiguë, le drame éternel de l’Homme souffrant, du Juste souffrant de la souffrance des Hommes. Il suffit presque, dans ce texte, de remplacer le nom « Jésus-Christ » par « l’Homme souffrant » pour qu’il trouve une dimension propre à toucher nos contemporains.

Ainsi, le thème de Jésus « délaissé seul à la colère de Dieu, souffrant cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit » évoque l’effroi infini de tout Juste qui se sent frappé par un châtiment injuste, incompréhensible, disproportionné. Combien qui attendent la mort dans leur cellule doivent se sentir livrés à la « colère de dieu », à cette terrible injustice du sort dont la logique leur échappe, et vont mourir dans la profonde douleur - spirituelle - de cette incompréhension ! Savoir pourquoi, même cela semble refusé à l’homme juste face à l’Eternel qui se tait. Il est dans la nuit ; son « âme est triste jusqu’à la mort »*.

Le Juste voudrait du réconfort ; comme tout un chacun, il appelle la présence attentive de ses amis, il voudrait « de la compagnie et du soulagement de la part des hommes »; mais ceux-ci dorment, ils dorment toujours quand il faudrait veiller…

C’est alors que l’intuition de Pascal saisit cette vérité humaine intemporelle : «Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là». C’est bien dans cette formule qu’il suffit de remplacer « Jésus » par « l’Homme souffrant » pour atteindre une vérité qui vaut pour toute personne et toute société. Ne pas dormir pendant cette agonie qui ne finit pas, c’est chaque jour poser des actes de vie contre toutes les forces ou les pulsions de mort, des moments de joie contre toutes les racines de la frustration, des actions politiques minimales ou maximales contre toutes les sources d’injustice ou d’inégalité, (le mot « politique » désignant ici tout ce qui relève de la vie de la Cité), des gestes de paix ou de compassion à l’égard de tous les souffrants de ce monde. C’est tout un programme de vie, - á travailler à l’essor des êtres, favoriser le progrès des consciences, animer les cœurs en leur donnant du sens, qui est énoncé ici comme une lutte sans fin (agonie veut dire « combat », du grec agon). Un programme d’Espérance en l’être humain (on peut songer à la phrase de Bernanos : « La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté »). Et le Juste sait, sans savoir pourquoi, qu’il ne peut panser la moindre blessure de l’Humanité sans qu’il lui en coûte quelques larmes…

Le Juste qui souffre comprend que ses amis puissent ne pas comprendre : parce qu’il les aime, parce qu’il se souvient de ce qu’il était, et sait qu’il n’aurait pas compris - avant de l’éprouver lui-même -, le caractère singulier, irréductible, de la déréliction. Du fond de sa solitude, il parvient à se sentir en compassion avec leur indifférence : il les perçoit presque d’un point de vue divin, dans leur être et dans leurs limites, sachant qu’ils comprendront sans doute un jour, mais plus tard, à l’heure de leur propre mort peut-être, et qu’il est inutile de vouloir hâter ce qui ne doit venir qu’à son heure. Le Juste garde son amitié à ses amis qui ne peuvent ni l’aider ni le comprendre ; il ne juge pas. Il entre en « prière » à leur intention si l’on veut, même s’il est incroyant, la prière étant dans ce sens cet état où l’on entre en communion, en compassion mutuelle, avec les bonnes volontés qui peuplent le monde spirituel, ce « troisième » ordre pressenti par Pascal, ces bonnes volontés qui ne savent pas elles-mêmes qu’elles constituent cette communauté invisible.

Le Juste qui souffre va-t-il trouver Dieu au cœur de sa souffrance ? Il touche en tout cas à cette part divine en soi par laquelle on rejoint sans doute le mystère de l’Être (la « conscience–instinct divin » dont parle Rousseau), cette fibre divine qui va peut-être le conduire à un apaisement inattendu, à cette voix informelle qui lui suggère « Ne t’inquiète donc pas, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé».

Pour conclure, je ne sais si la méditation de Pascal élucide le mystère de la souffrance, mais il nous en établit le paradigme : l’abandon à la colère des choses, la solitude vis-à-vis des hommes, la détresse spirituelle (la mort de l’âme), l’urgence de la combattre, la saisie douloureuse en soi-même de cette part divine qui conduit à comprendre les autres de l’intérieur… Et la paradoxale sérénité vécue par certains Justes au bout de leur infinie souffrance.

Bruno Hongre

*Dans les traductions actuelles, on trouve plutôt la leçon : « Mon âme est triste à en mourir »