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Joël WILFERT
Philosophie et réalité d'Eric WEIL

Article paru dans les Cahiers Philosophiques, juin 1985, numéro 23 pp.75-91,
publiés par le Centre National de Documentation Pédagogique, Paris.

Nous remercions le CNDP de nous permettre de reproduire sur nos pages l'intégralité de cet article.

Texte intégral de l'article :

Philosophie et réalité
d'Eric Weil



La lecture d'un livre posthume (1) peut susciter chez le lecteur des sentiments contradictoires, la joie d'abord; la grande voix qui s'est tue va encore parler, parmi des textes déjà connus vont se glisser des inédits qui avaient échappé à la quête de l'élève ou du disciple, joie aussi de sentir que la publication est due à la piété et à la sagacité de disciples passionnés (2). Mais cette joie n'exclut pas une certaine inquiétude : S'agit-il vraiment d'un livre ? À cela s'ajoute qu'Eric Weil, lorsqu'il travaillait sur Hegel, prenait soin de n'utiliser que des textes expressément autorisés par l'auteur et n'acceptait qu'à titre d'illustration ceux dont l'édition n'était due qu'à la piété des auditeurs. Ajoutons encore que la nature des textes (articles de revues, conférences) n'est pas dans la continuité de ses grands livres qui se développent de façon systématique, et que la diversité des sujets traités est telle qu'elle semble plus attester la contingence de sollicitations diverses, qu'un projet unique (3). Il nous semble toutefois qu'à travers cette dispersion et qu'en dépit de cette diversité se donne à lire une pensée, la pensée du système Weilien et que même, grâce à la familiarité du ton, à l'exceptionnel effort de simplicité d'expression chez un philosophe de cette envergure, nous trouvons dans ce livre une remarquable introduction aux ouvrages fondamentaux.

Puisqu'il faut commencer, il semble que la fréquence d'un thème constitue un bon critère. Ce thème qui court à travers l'ouvrage est celui de la modernité.

L'individu qui se décide à faire de la philosophie, c'est-à-dire à s'efforcer vers l'universel le fait dans un "monde" qui lui fournit sa tradition. Nul ne pense à partir de rien, on ne commencerait pas à réfléchir dans le chaos, à partir de l'entropie totale. Notre monde, à nous, c'est précisément cette modernité dont il convient de dessiner les traits. Or le fait massif pour qui entreprend de réfléchir sur la modernité est l'apparition d'une société technicienne et calculatrice, centrée sur le travail et son efficacité dont le but (implicite?) a été clairement formulé par Descartes : " nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ". À cette fin le travail, souffrance, besogne basse pour les grecs est devenu une valeur très positive(4). L'Homme moderne est l'héritier de l'esclave libéré, il n'a plus de discours qui lui livre le cosmos comme c'était le cas pour les maîtres déchus, il se trouve en face d'une matière à transformer, à informer. Il sait, en outre, que l'organisation est fondamentale, que c'est même cette organisation sociale imparfaite_ imparfaite par définition car une organisation parfaite ne poserait aucun problème_ qui constitue son donné (bien plus que la nature qui n'a plus, pour lui, de sens précis), qui constitue une véritable pseudo-nature (5). Organisée cette société moderne est rationnelle dans ses moyens parce qu'il se trouve que le calcul rationnel est aussi ce qui garantit l'efficacité la plus grande et que s'il convient de se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, l'efficacité constitue la valeur cardinale pour laquelle il faudra renoncer aux autres.

Il n'est pas étonnant que, pour cette société, les disciplines scientifiques occupent la première place parmi les activités de l'intelligence; en effet aussi éloignée de toute application pratique qu'elle se veuille, une science est toujours dirigée vers une action possible (6). Ainsi existe-t-il un problème des études humanistes par exemple. La valeur de ce type d'études ne paraît plus évidente. C'est toutefois sous ce terme que nous trouvons groupées toutes les études qui tiennent compte de l'Homme en sa totalité. De même parler de la nature risquera de sembler suranné et le philosophe renoncera à une philosophie de la nature parce que sa culture scolaire l'en dissuadera d'en attendre quelque chose (7). La physique, la biologie mais aussi la psychologie et la sociologie moderne découvrent des régularités exprimées de façon quantitative, réduites à des lois fonctionnelles et ce qui n'est pas connu ainsi le sera un jour ou se révèlera comme tout à fait insignifiant. En effet ce n'est pas seulement sur la "nature" que porte la science, mais aussi sur cette "pseudo- nature" qu'est l'organisation sociale et sur l'individualité humaine elle-même dans la mesure où l'Homme se regarde comme un mécanisme (8) (9). Il n'est certes, pas question de nier la valeur de la science moderne et l'exactitude de ses résultats, mais précisément par son exactitude même cette science montre son abstraction (10).

La société moderne place l'individu devant une situation que, ni l'antiquité grecque, ni la société chrétienne n'avait connue. La nature n'est plus le cosmos sensé, l'Homme n'est plus à ses propres yeux le citoyen ou l'âme dans son dialogue avec Dieu (11).

La pensée de la modernité constitue donc l'impératif fondamental pour Eric Weil comme pour Husserl, Heidegger, Adorno. Car que penserions-nous si nous ne pensions pas notre temps, à partir de notre temps qui voit l'extraordinaire développement des capacités de calcul de la raison humaine, la victoire de la rationalité dans le travail et l'organisation mais qui semble exclure de son horizon la visée du raisonnable par laquelle s'est toujours définie la philosophie, et tenir pour survivance historique (12) ce qui jusqu'ici a constitué ce à partir de quoi l'Homme s'orientait et qu'il est commode d'appeler le sacré ? L'Homme moderne sait qu'il doit travailler, se fondre dans l'organisation et qu'en échange il recevra de quoi satisfaire sa nature d'être besogneux et même bien au-delà. Il sait aussi qu'il est le premier, historiquement à se trouver dans cette situation (13) et qu'il n'est pas prêt à payer le prix qu'impliquerait le refus authentique de cette société, (14) (15) et, de ce fait, il se sait intéressé au maintien de l'organisation. Il est toutefois désorienté parce que sa vie n'a plus, à ses yeux, de contenu évident (16). Libéré du besoin, assuré de son égalité formelle avec les autres par l'État il est, du coup, renvoyé à la particularité de son existence et au problème du sens de l'existence. Il s'ensuit qu'en satisfaisant le besoin, la société moderne mécontente beaucoup de monde et que nos contemporains manifestent ce mécontentement de diverses manières (résurgences de pratiques magiques, sectes en tout genre, violences gratuites, " maladies mentales ", repli de communautés entières sur les valeurs ancestrales qu'il faut cependant adapter au monde moderne). La rationalité technique semble ne laisser à certains que le choix entre l'adoration du rationnel pour lui-même (or la rationalité ne propose aucun sens) ou la tentation d'un retour à la " nature " qui n'est en fait qu'une négation de l'antinature que constitue la société moderne (une ani-anti-nature) (17). La modernité est le résultat de l'histoire, de notre histoire et comme il ne saurait s'agir de se contenter de sa rationalité nécessaire mais insensée ou de se replier sur notre nature déterminée et violente, il convient d'affronter ce problème que l'analyse nous a permis de voir. En libérant l'homme moderne du besoin, la société moderne l'a aussi placé devant la question du sens de son existence. Ce problème est posé à l'individu qui souhaite se penser et se comprendre, en d'autres termes c'est le problème de la philosophie.

La philosophie, nous dit E. Weil, a souvent cru, au moins depuis Platon, qu'elle pouvait et même devait négliger le contingent et l'accidentel. La vérité ne peut être exprimée que dans une déduction sans faille à partir de principes évidents et indiscutables, le reste constitue l'inessentiel, comme tel négligeable. La métaphysique classique, à partir de Descartes est, à cet égard, particulièrement typique. La déduction " more geometrico " devient le modèle, modèle qui en effet a tous les prestiges de l'exactitude et de la fécondité, une philosophie qui construit la réalité en la déduisant de l'être nécessaire dont l'essence enveloppe l'existence. L'ennui, le seul, mais il est de taille, est que ces systèmes sont plusieurs sinon nombreux, cela suffit à constituer un scandale, mais, en outre, aucun d'eux n'est en mesure de réfuter les autres. Chacun de ces systèmes constitue un tout cohérent ou du moins peut-être reconstruit de façon à l'être, et devient évident pour tout esprit vraiment sensé. Il s'ensuit un effet désastreux (18) : que la nécessité elle-même en devient contingente. N'importe quelle idée peut être centrale dans un système si toutes les autres sont mesurées à son aune et si celui pour lequel elle est centrale est décidé à lui sacrifier tout le reste, y compris la vie.

Nous en arrivons à cette conclusion fâcheuse que la nécessité d'un système suppose la contingence du choix d'un critère différenciant l'essentiel de l'inessentiel. On peut tenir pour essentiel ce que le voisin tiendra au contraire pour épiphénomène. Il suffit de rappeler avec E. Weil l'exemple de l'histoire. On peut certes s'accorder sur les faits et les événements, mais ils n'auront pas nécessairement le même sens et ce qui est central, cause première et décisive dans une historiographie ne sera qu'accessoire dans une autre. La science d'ailleurs ne dispose d'aucun privilège de ce point de vue. Toute science doit tenir certains faits pour importants, pour seuls réels et d'autres pour absolument négligeables, c'est même ce qui la caractérise. Elle ne pourra pas convaincre celui qui n'admettra pas que le quantitatif soit le seul critère décisif ou qui tiendra ce critère pour abominable; tant pis pour lui si son attitude est inefficace car l'efficacité elle-même est une valeur qui peut ne pas être tenue pour centrale et donc être éventuellement refusée. Toute pensée nécessaire se révèle donc comme hypothético-déductive, on ne peut déduire qu'à partir d'hypothèses et la science n'est exacte qu'à la condition de renoncer à traiter du tout.

Allons plus loin encore. Il semble que le reproche vaille même pour la tentative la plus radicale, celle d'un discours absolument cohérent tel que nous le trouvons développé par Hegel. Ce qui est rationnel est réel, ce qui est réel est rationnel, on peut déduire la " réalité ". Certes la réalité est contradictoire (19) c'est ce qui amenait Parménide à récuser tout discours non-tautologique, mais la dialectique, mouvement même de la pensée et de l'être dépasse l'apparente contradiction entre une réalité apparemment " extérieure " et le discours non contradictoire. La déduction retrouve ce qui est apparemment contingent et rattrape, si l'on ose s'exprimer ainsi, l'événement. Hegel réussi-il donc à rompre la malédiction, le système permet-il de justifier son point de départ en ne laissant rien en dehors?

Le problème est d'importance, car nos rapports avec cet auteur ne sont pas clairs. On l'invoque souvent et les grands thèmes hégéliens courent à travers toute la modernité. L'intérêt que nous lui portons n'est pas le même que celui que nous portons par exemple à Jamblique ou Scot Erigène pour reprendre les exemples choisis par Eric Weil. Hegel n'est pas pour nous définitivement dépassé. Faut-il donc être hégélien, avec tout ce que cela implique? Qui se dirait hégélien, qui se dit hégélien. Qui pensera que la logique est la pensée de Dieu d'avant la création du monde? Faut-il admettre une philosophie de la nature en contradiction constante avec la science contemporaine dont nous sommes si fiers? Si toutefois nous tenons Hegel pour important, il faudra se contenter des dépouilles du système dont beaucoup sont encore très utilisables (20).

Il faudra toutefois choisir ce qu'on tient pour vivant et écarter ce que l'on tient pour mort, or tout choix suppose un critère et ce critère est arbitraire. Hegel aurait beau jeu de montrer qu'un argument dont l'origine est inaperçu, simple option non fondée, ne peut valoir qu'entre le système, et de nous sommer de produire notre propre système afin de donner consistance à nos objections. Nous serions bien obligés de reconnaître que nous sommes incapables de produire quelque chose de semblable. Il faudra donc lire Hegel non pour le piller mais pour le suivre afin de nous comprendre par opposition à lui, quoique grâce à lui. Le discours hégélien est l'ultime tentative pour penser le fini à partir de l'infini en déguisant le fini, que nous appelons le réel, afin de construire le discours absolument cohérent, le système qui développe la totalité en ramenant au point de départ. Il est le dire de la construction une du monde. Mais nous sommes en droit de nous demander si le programme est bien rempli, si l'Encyclopédie ramène effectivement à la conscience finie dont part la Phénoménologie de l'Esprit? Le système contient-il bien tout, Hegel n'est-il pas contraint lui aussi de séparer l'essentiel de l'inessentiel? Or Hegel continue de maintenir une séparation, la " Wirklichkeit ", la réalité effective n'est pas le "da-sein", la simple existence, la mauvaise réalité. "La philosophie se veut savoir absolu : quel est le prix qu'elle doit payer pour y parvenir? Hegel le dit clairement : Il faut se débarrasser de l'accidentel, du fortuit, de ce qui tombe" (21). La boucle n'est pas bouclée, tout n'est pas compris, d'autant que ce que Hegel tient pour négligeable peut apparaître, et est apparu, à Kierkegaard, par exemple, comme ce qui compte par dessus tout, l'essentiel.

La conclusion s'impose : la philosophie ne peut pas être déductive (22). Un discours portant sur la totalité ne peut pas être déductif sans choisir et donc rejeter. La philosophie doit tenir compte de la totalité du réel dont font partie les discours. Le réel ne peut qu'être énoncé dans un discours, les discours ne sont pas hors du réel.

L'Homme qui philosophe, comme tout homme, se découvre dans un monde qui lui préexiste, qu'il ne peut jamais nier totalement, qu'il ne crée pas, et il s'efforce librement de tenir un discours vrai, valable universellement. Cette décision, choix du discours universel est lui-même un choix libre. Nul ne peut être contraint, par des arguments de raison à choisir la raison. Discours en raison sur un monde qui lui même n'était pas nécessaire. Car le monde est de la liberté qui s'est comme déposée en institutions, en discours, en réponse à des problèmes. C'est l'ensemble de ces discours qui constitue la réalité (23). La philosophie est donc un discours second, une activité pensante au second degré. Elle doit tenir pour réel tous les discours. Il n'y a pas de "primitif" ou de fou pour la philosophie (24) parce que leurs discours ont sens. Par le langage les hommes font le monde et l'histoire, désignant au philosophe ce qui, pour eux constitue l'essentiel. La philosophie instaure le dialogue entre les discours qu'elle ne crée pas, elle est de nature dialogique et ne peut présenter la structure monologique des différentes sagesses qui proclament ce qui pour elles est aussi évident qu'il l'est peu pour les autres. C'est pourquoi l'unité du discours philosophique n'est jamais réalisée, étant dialogue des philosophies et des thèses réellement soutenues (25) entre lesquelles elle tend à instaurer la discussion universellement valable (raisonnable). Ce sont ces sagesses, ces thèses qui guident les hommes d'action et dont la violence constitue l'histoire, histoire sur laquelle la philosophie n'agit pas comme ceux-ci qui transforment violemment la réalité violente. Confrontant les discours unilatéraux elle en amène les fondements à la conscience et fait donc l'histoire. La philosophie est l'histoire (ou la réalité) saisie par la pensée ou pour reprendre l'expression hégélienne, elle est son temps saisi par la pensée. Comme cette histoire ou cette réalité ne peut finir (sauf dans la catastrophe totale) l'acte de philosopher ne comporte pas de fin, car cet acte est d'instaurer le dialogue universel. Elle peut toutefois parvenir à la compréhension de soi précisément comme cet acte de penser tout le réel. Elle se comprendra comme volonté d'élever à l'universel les discours tenus dans la réalité, de saisir le monde comme structuré, toujours différemment structuré. "Car la pluralité des discours prouve qu'il n'existe pas d'interprétation unique, que le monde se prête aux interprétations, pas d'interprétation unique, que le monde se prête aux interprétations, qu'il en admet un nombre indéfini, et qu'il n'en réfute aucune aux yeux de celui qui s'en contente et est prêt à regarder comme inessentiel ce qui, dans une autre vue, serait la preuve évidente de l'échec de sa propre entreprise" (26).

Il faut renoncer à un rêve; celui du discours formellement cohérent, nécessaire et contenant la totalité. Rêve qui s'achève avec Hegel, qui nous propose un discours absolument cohérent mais qui ne peut répondre à ses contradicteurs qu'en les renvoyant à la folie ou à l'opiniâtreté. Encore Hegel tente-t-il d'achever le système, seul moyen de ne pas adopter un point de vue inconscient, sûr de son fait, autant qu'insatisfaisant pour tout autre point de vue. Ce que le philosophe peut comprendre, après Hegel c'est qu'il ne découvrira pas la structure du monde parce que cette structure n'existe pas, puisque le monde est ce que l'homme dit dans son discours. L'homme parle de son monde et agit dans son monde. Le fait irréductible et premier est le langage. Absurdes sont les questions sur l'origine du langage qui ne sont pas des questions sur l'origine d'une langue. Le langage a sens, est sens. L'homme est créateur de sens et tout ce qui est humain a sens. Le philosophe sait qu'il n'a créé ni le monde, ni le sens du monde, qu'il réfléchit, qu'il ne déduit pas, et qu'il a choisi, librement choisi, de soumettre son discours à la règle de la cohérence et de l'universalité. La philosophie réfléchit le monde, elle propose la compréhension du langage humain comme sens, et la vue du sens la théorie. La nécessité n'existe pas sinon dans un domaine pour les discours hypothético-déductifs. La philosophie porte sur l'histoire qui est le tout de la réalité, elle n'aurait pas lieu d'être si la liberté de l'homme, liberté dans la "condition " ne s'était pas déposée en institutions, en monde organisé, en "culture" qu'on ne peut pas déduire. La philosophie est cette libre compréhension que l'homme est sens et que sens est la liberté. Libre compréhension visant la liberté. Il est normal que la philosophie ne donne pas toute satisfaction à l'homme qui agit, poursuit des buts particuliers dans un monde particulier en s'appuyant sur des "évidences", bref l'homme qui a du "bon sens". Il ne veut pas de la "vue" du sens, de la théorie, il veut qu'on résolve ses problèmes, problèmes qui sont précisément ceux du bon sens. Il est satisfait de la philosophie dans la mesure où celle-ci engendre la science et, elle aussi, produit de la liberté. "Seulement la différence est que dans l'activité scientifique la liberté ne se comprend pas comme liberté. Précisément elle se cache à elle-même sous la forme de la nécessité, mais cette nécessité est son fait, elle est liberté inconsciente de la propre nature " (27).

Au moment où nous terminons cet article viennent de paraître les Actes du colloque de Chantilly (mai 1982) consacré à Eric Weil sous le titre Actualité d'Eric Weil Beauchesne 1984.

Notes :

(1) Éric Weil, Philosophie et réalité. Derniers essais et conférences
Beauchesne Paris 1982. Notés P.R. dorénavant.
Rappelons que les deux premiers tomes sont parus chez Plon :
Essais et conférences T. I. Paris 1970, T.II. Paris 1971

(2) Le professeur E. Naert et MM. G. Kirscher et J. Quillien
Les deux derniers ont signé chacun un article sur Éric Weil dans les Cahiers Philosophiques (C.Ph).
G. Kirscher: La philosophie comme logique de la philosophie. C. Ph. Numéro 8,
J. Quillien: Heidegger et Weil. C. PH. Numéro10.

Notons encore sous leur direction:
Sept études sur Éric Weil, Université de Lille 3 – 1982.

(3)
Chap.I : Souci pour la philosophie. Souci de la philosophie
Chap. II: Philosophie et réalité
Chap. III: De la dialectique objective
Chap. IV: Bon sens et philosophie
Chap.V: Hegel et nous
Chap. VI : La dialectique hégélienne
Chap. VII : Hegel et le concept de la révolution
Chap. VIII : La « philosophie du droit » et la philosophie de l'histoire hégélienne
Chap. IX : La fin de l'histoire
Chap. X : Valeur et dignité du récit historiographique
Chap. XI : Qu'est-ce qu'une « percée» en Histoire?
Chap. XII : Le particulier et l'universel en politique
Chap. XIII : Le particulier et l'universel en politique
Chap. XIV : Faudra-t-il à nouveau parler de morale?
Chap. XV : Vertu du dialogue
Chap. XVI : L'éducation en tant que problème de notre temps
Chap. XVII : Les études humanistes, leur objet, leurs méthodes et leur sens
Chap. XVIII : Pierre Bayle (1647-1700)
Chap. XIX : De la nature
Chap.XX : Réflexions sur la liberté, le contentement, l'organisation.

(4) P. R. p. 284–5
« Nous vivons dans un monde où tous et chacun travaillent, et où ne pas participer au travail social est considéré comme déshonorant encore par ceux qui, au jugement des autres, n'y prennent pas part. S'il faut indiquer la véritable différence entre ce monde et celui dans lequel l'humanité a vécu jusqu'au début de l'age contemporain (qui se situe pour l'Europe selon les pays entre 1600 et 1800), elle se trouve ici, et non pas dans l'importance donnée a l'histoire, dans les convictions religieuses, l'idéal de vie. Ce qui est nouveau c'est que le travail, qu'on le regarde comme un bien ou comme un mal, comme bénédiction ou comme résultat d'un crime originaire, est reconnu comme la réalité de la vie humaine. 11 n'y a plus d'hommes qui travaillent et d'autres dont l'existence est noble parce qu'elle se passe dans les occupations du loisir…, il n'y a plus d'esclaves en droit, non que tout le monde soit affranchi du travail, mais parce que tout le monde travaille et est donc esclave au sens de l'homme antique, mais esclave sans maître ».

(5) P.R. p. 368-9
« Or ce monde, pour l'homme moderne, est celui de l'organisation et il lui est devenu impossible (pour autant qu'il veut rester moderne) de tirer le contentement de lui-même hic et nunc, a l'instar du sage antique, qui vivait dans un cosmos sensé en lui-même et par lui-même, pouvait vivre « selon la nature ». L'homme veut transformer la pseudo-nature du monde humain et ce n'est qu'ainsi qu'il veut se transformer lui-même. Il ne pense pas être heureux en se libérant immédiatement pour l'accord avec un monde un, beau, vrai, source de toute beauté et de toute vérité: il doit d'abord introduire la beauté et la vérité dans une pseudo-nature laide et mensongère ».

(6) P.R. p. 345 « Notre physique est essentiellement interventionniste, même la où elle se conçoit comme pure théorie : l'expérience de laboratoire impose aux phénomènes des conditions qui n'existent pas dans la nature donnée, elle modifie ce donné ».

(7) P.R. p. 343 « Qu'est-ce que la nature? Il suffit de poser cette innocente question pour que ceux qui ont quelques connaissances en matière d'histoire de la philosophie soient pris de crainte, à moins qu'ils ne se détournent immédiatement d'un chemin dont on voit les traces de ceux qui l'ont pris, mais pas celles de ceux qui seraient revenus de cette expédition ».

(8) P.R. p. 366 : « Notre époque est caractérisée par le fait que la façon de voir scientifique a fait irruption dans des domaines qui, il y a à peine deux siècles, étaient considérés comme entièrement indépendants et inaccessibles à la méthode scientifique. C'est l'apparition de la sociologie, de la psychologie exacte, des sciences de l'organisation technique et politique... »

9) P.R. p. 336
« Car il appert que l'homme moderne ne se voit plus comme être naturel (ou surnaturel, mais existant dans une nature) : il se voit comme être social, et comme tel il se sent pris dans une pseudo-nature, une quasi-nature, un système de conditions réglées par des lois qu'il peut connaître s'il le désire, mais qu'il ne peut pas comprendre humainement et dan s son sentiment, qui ne lui parlent pas mais restent froidement l'autre de sa sensibilité de ses désirs, de ses aspirations ».

10) P.R. p. 333
« Les humanistes n'ont aucune raison de se sentir en état d'infériorité face aux sciences dont la rigueur même prouve qu'elles sont « abstraites ». C'est-à-dire qu'elles ne considèrent que des aspects isolés de l'humanité et de la réalité. 11 n'est pas absurde de demander pourquoi 1'on devrait étudier, la physique ou la sociologie; il serait absurde de demander pourquoi l'on devrait se consacrer aux études humanistes, parce que seul l'humaniste, sinon le physicien, peut formuler la question et, s'il y réussit, y répondre ».

11) La description qui est faite ici de la société moderne ne rend pas compte de la totalité de la pensée de la modernité selon Éric Weil. Une recherche dans les oeuvres (ex. Philosophie politique) montrerait que la société est une abstraction, aucun homme ne vivant sa vie sur le seul plan de la société. L'individu vit le sens de son existence à travers ce qui demeure de la tradition ou en conciliant diverses bribes de traditions différentes. Le plan défini ci-dessus se résume grâce à ce que E. Weil nomme dans Logique de la philosophie : la condition.

12) Cf. Philosophie Politique, Vrin 1971 p.95
« La société ébranle toutes les valeurs traditionnelles ; elle les remplace, en principe, mais en principe seulement par sa valeur unique. Aux yeux de l'individu, cette valeur est réelle : la rationalité le protège de la violence extérieure, de la nature et des hommes. Mais cette valeur n'est pas positive en soi, elle n'est que l'absence d'un mal (du plus grand des maux, il est vrai, parce que sa présence empêcherait la réalisation de tout bien). Ce qui signifie que la société rejette l'individu sur lui-même : elle lui promet un avenir entièrement rationnel, mais elle ne fait que le promettre; ce n'est qu'un avenir et elle attend de lui qu'entre temps il s'arrange comme il peut, c'est-à-dire selon les valeurs qu'il connaît encore... Elle laisse l'individu dans l'insécurité de sa situation sociale et le prive progressivement de ce qui fait le contenu positif, le sens de son existence; elle le plonge dans un désespoir (une absence d'espoir) de plus en plus profond en lui annonçant que ce contenu de sa vie personnelle et qu’il appelle humaine disparaître a la longue, qu'en droit, ses valeurs, dès aujourd'hui sont dévaluées. Elle le rejette vers ce même historique que, par son principe, elle vit. »

13) P.R.
p.235 : « Au contraire il (l'universel de l'organisation) représente la plus grande victoire que l'humanité ait remportée sur elle-même, puisque, pour la première fois, les hommes ont compris que la satisfaction des besoins et des désirs est obtenue, non par la lutte entre les hommes pour des biens en quantité limitée, mais par la multiplication de ces biens au moyen de la lutte en commun contre les conditions naturelles et historiques ».

14) Non pas qu'il soit impossible de s'y résoudre. Le prix pourrait certes paraître exorbitant (il faudrait en effet renoncer à tout ce que la société moderne assure comme maîtrise de la nature), mais aucun prix n'est absolument exorbitant aux yeux de qui pense défendre ce qu'il tient pour sacré. (Il va de soi que n'est envisagée que l'attitude cohérente et non le dandysme du thuriféraire du retour au passé mais qui jouit en parfaite quiétude des « horreurs " de la société moderne).

15) P.R.
p. 300 « Le fait dans sa simplicité est que personne ne veut renoncer au progrès, au simple progrès bassement matériel. Le problème qui se pose aujourd'hui, au contraire, est de savoir comment l'apporter a ceux qui n'en bénéficient pas".

16) P.R. p.236
« Jusqu'à nos jours l'humanité a constamment vécu dans le besoin; ce qu'il y avait de désintéressé, - morale, religion, art, civilisation - tout cela était artide de luxe; la seule chose sérieuse était le besoin c'est-à-dire la survie physique... on n'avait pas le temps pour autre chose, l'homme était essentiellement besogneux, dans les deux sens de ce mot, et le sacré était pour le commun des mortels, non la réalité mais ce qui en cachait l'horreur. Le vrai contenu de la vie était le souci matériel; plus exactement le besoin cachait le vide de l'existence... Mais le besoin vaincu, l'absence de contenu positif de la vie s'est montrée et le sacré qui y suppléait s'est révélé comme consolation d'une souffrance qu'on accepte plus et que, en principe, on n'a plus à accepter. Les hommes sous l'aspect du besoin sont devenus libres, mais comme ils ne savent pas quoi faire de leur liberté, la nouvelle forme de vie est insensée à leurs yeux. Un certain universel est réalisé : sa réalisation nous a mis en face du vide».

17) P.R.p.360
« Notre société qui, pour la première fois dans l'histoire peut mettre au centre non la production du nécessaire, mais la consommation du superflu et qui doit d'abord être rendu souhaitable avant d'être consommé pour être consommé, cette société apparaît comme révoltante... Le résultat surprenant seulement au premier et superficiel regard, est une sorte de retour à la nature. Mais ce n'est pas la nature sensée qui embrasse, situe, rend sensé tout ce qu'elle contient et supporte, c'est si l'on veut bien nous passer cette expression, une anti-anti-nature, la négation de tout ce que l'humanité a réalisé..., la nature dont parle le révolté moderne est sa propre nature déterminée, nature de pulsions de forces intérieures subies, librement subies, si l'on veut mais aveugles: la sexualité, la violence, la jouissance immédiate au contact des choses, des êtres, des humains ».

18) P.R. p. 27
« La nécessité intérieure du discours, des discours, se montre donc comme nécessité nullement universelle. Si j'accepte les règles du jeu, je suis obligé de m'abstenir de l'incohérence. Or il n'est d'abord pas nécessaire que j'accepte ces règles; les philosophes s'en sont souvent scandalisés et, en se scandalisant ont reconnu le fait. Mais les règles acceptées, le choix de ce a quoi elles seront appliquées reste ouvert, indéterminé, arbitraire».

19) P.R. p.62-63
« La réalité est contradictoire : la formule, à présent, devient compréhensible. La réalité se montre ainsi à qui veut en parler dans un discours objectif à partir de la subjectivité, contraignant pour toute subjectivité qui accepte à collaborer au même projet. La réalité est contradictoire pour qui veut en parler sans contradiction. Bien plus il n'y aurait aucune raison de parler de la réalité, de vouloir la penser si elle n'était pas contradictoire si, en d'autres termes elle se prêtait immédiatement au discours ».

20) P.R. p. 97
« Il reste néanmoins toujours la possibilité de déclarer contre Hegel que dans Hegel il y a à prendre et à laisser - et le grand mérite de Benedetto Croce a été d'avoir le courage de faire son tri en proclamant qu'il s'agissait d'un tri, de déclarer que la construction s'était écroulée, mais que dans les décombres on trouvait beaucoup de choses précieuses ».

21) P.R. p. 123
ou encore P.R. p. 112 : « Nous vivons êtres finis, dans le fini, dans l'accidentel; ce n'est qu'en saisissant notre liberté, la possibilité de ne pas nous contenter de ce qui, accidentel, tombe toujours et n'est jamais réel au sens fort du terme (Zufällige = Fallendes, jeu de mots philosophique) - y correspond la thèse partout répétée, que le fini est nichtig; et en tant que tel sans consistance ni substantialité... »

22) P.R. p.29 :
« D'abord la philosophie n'est pas une science. En effet, la co-existence des domaines limités pose un problème, si la pensée ne doit pas devenir schizophrène; si la philosophie était une science et avait son domaine, il se poserait aussi en son cas. Il faudrait alors une autre philosophie, pour poser et, si possible, pour résoudre le même problème, et ainsi in infinitum. Il en découle en même temps avec une contradiction purement apparente, que la philosophie est scientifique eminenter; la tache qu'elle considère comme la sienne est l'établissement d'un discours sans arbitraire, c'est-à-dire totalement cohérent et conscient de sa nécessité posée par elle-même. Il en découle enfin que la Philosophie n'est pas nécessaire, de ce que les discours nécessaires présentent comme nécessaire dans l'ordre des choses et des événements ».

23) « Le philosophe aboutit ainsi à la constatation que lui - et avec lui, tout homme, mais peut-être de façon inconsciente - est à la fois libre et conditionné, qu'il est libre dans la condition. Ce conditionnement, il le trouve d'abord dans l'histoire : il ne commence pas par la pensée, la pensée lui préexiste et le précède, insuffisante, primitive, mythique mais toujours antérieure à son entreprise personnelle, condition restreignante autant que fondante. La liberté de ceux qui l'ont précédé s'est déposée dans le langage, dans les discours qu'il accepte ou refuse, mais qu'il ne pourrait même pas refuser s'il ne les trouvait pas dans son monde: qu'il pense avec les autres, qu'il pense contre eux, il n'évitera pas de se référer a ce qui est».

24) P.R. p. 39
« Il n'y a pas d'illusion, il n'y a pas de primitif ou de fou pour la philosophie, pas d'erreur absolue, quoique la philosophie comprenne parfaitement, que tout cela existe dans telle perspective, à telle époque, pour tel homme ». Sur tout ceci voir J. Wilfert., Plan et dépassement, in Actualité d'Éric Weil - Beauchesne 1984.

25) P.R. p. 12
« Autrement dit, la philosophie si elle doit être, est le dialogue des philosophies, c'est-à-dire, pour éviter une expression qui prête a malentendu, et donc dangereuse, elle est la relation, mieux : la mise en relation des thèses soutenues dans le monde, en quoi il est indifférent - la remarque n'est pas sans importance - que ces thèses soient présentées comme philosophiques ou comme non-philosophiques ».

26) P.R. p. 31

27) P.R. p. 51


J.WILFERT
Paris, Juin 1985