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Catherine Kintzler, Professeur de Philosophie à l'Université Lille III
La République en question, Minerve, 1996, p. 83-88
Blog de Catherine Kinztler,
Politique, théâtre, danse, musique, oépra, lecture


I. TROIS COMPOSANTES DU CONCEPT DE LAÏCITÉ


« Trois composantes se conjuguent pour former le concept de laïcité; la première s'applique à la société civile et la deuxième à la puissance publique. Seule la troisième, qui s'applique à l'école républicaine, est problématique et suppose, pour être fondée, que l'on sorte du champ strictement juridique. Penser une école laïque, ce n'est pas penser un simple lieu de tolérance, mais un lieu autant que possible soustrait à la société civile; c'est alors à une théorie de ce qui se fait à l'école - théorie qui engage à la fois la question du savoir et un concept de l'autorité - que l'on se trouve renvoyé.

La société civile est le lieu de la coexistence des libertés, ce qui suppose la tolérance. Personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'aucune, personne n'est tenu d'avoir une religion plutôt qu'une autre, personne enfin n'est tenu de n'avoir aucune religion. Une telle tolérance n'est possible que si un droit commun règle la coexistence des libertés: il est nécessaire que les choses relatives à la croyance et à l'incroyance demeurent privées et qu'elles jouissent des libertés civiles. Elles peuvent se manifester en public, mais elles ne deviendront affaire publique, objet de discours officiel, que si elles sont à l'origine d'un délit ou d'un crime relevant du droit commun. Ainsi, c'est le silence et la négativité de la loi qui règlent la tolérance civile, qui la rendent possible. Par exemple, on interdit les sacrifices humains non pas parce qu'ils peuvent être des signes religieux, mais parce que le meurtre, en général, est interdit. Voilà pour la version faible de la laïcité, vue du côté de la société civile.

Ce premier concept en réclame un second, plus fort et plus fondamental: c'est la laïcité vue du côté de la puissance publique.

La puissance publique est garante de la tolérance civile: c'est justement pour cette raison qu'on ne peut pas lui appliquer cette même tolérance. On ne peut pas accorder à la puissance publique le droit de jouir de la liberté religieuse dont jouissent les citoyens. En effet, si l'État et ses représentants avaient le droit de manifester une ou des croyances, ils feraient de cette ou de ces croyances une affaire publique. Par exemple, si les ministres pouvaient afficher leurs cultes dans l'exercice de leurs fonctions (c'est une hypothèse d'école, bien sûr, tout le monde sait que cela ne leur arrive jamais...), ce geste reviendrait à accréditer officiellement une ou des religions, à violer un domaine qui doit rester privé. Donc, la puissance publique est tenue à la réserve, précisément pour que la société civile puisse jouir de la tolérance.

À présent, nous avons deux idées: liberté privée du côté de la société civile, réserve du côté de la puissance publique. La seconde idée, plus contraignante, est condition de la première. On ne peut pas dissocier ces deux idées, mais on ne peut pas non plus les confondre. Les confondre, ce serait dans tous les cas de la combinatoire abolir la liberté de croire ou de ne pas croire. En effet, réclamer de la société civile qu'elle observe la réserve imposée à la puissance publique reviendrait à interdire toute manifestation religieuse. Inversement, étendre à la puissance publique la tolérance qui doit régner dans la société civile reviendrait à faire de l'État et de ses agents des instruments de propagande religieuse.

Or un troisième concept, plus problématique, plus élaboré et plus fondamental apparaît à travers la question de l'école. Le problème peut se formuler ainsi: les deux premiers concepts sont-ils suffisants pour penser la laïcité de l'école? La réponse est non. Ils sont nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants.

L'école publique est un organe de l'État. À ce titre, bien entendu, elle est réglée par le principe de la réserve. Mais une difficulté apparaît: ce principe s'applique au personnel, en particulier aux maîtres, aux professeurs. Et les élèves? Peuvent-ils jouir de la liberté civile en matière religieuse? Des demi habiles disent : oui, il n'y a pas de raison… Demi habiles, parce que c'est croire qu'avec deux concepts on a épuisé la question, on est dispensé de penser plus loin.

En tout état de cause, on voit que la laïcité scolaire se présente sous forme de problème. Le clivage entre maîtres et élèves épouse-t-il le clivage entre fonctionnaire et administré, entre la puissance publique et la société civile? L'élève est-il, dans son rapport au maître, comparable au citoyen dans ses rapports avec l'administration publique? Je pense que la réponse est non; mais pour pouvoir répondre non, il faut construire une théorie, et c'est ici qu'intervient le troisième concept.

Cela revient en réalité à se demander ce qu'est un élève et ce qu'est un maître. Cela revient à se demander pourquoi l'élève est inclus dans l'espace scolaire. Autrement dit, pour soutenir ce concept ultime de la laïcité, il faut démontrer qu'on ne va pas à l'école comme on se rend à la mairie ou à la perception, ou encore que l'école n'est pas un service. L'élève n'est pas d'un côté du guichet et le maître de l'autre. Pour définir le concept de laïcité scolaire, il ne suffit pas de s'en tenir à une forme juridique: il faut tenir compte de ce qui se fait à l'école, c'est-à-dire de l'instruction.


II. SPÉCIFICITÉ DE LA LAÏCITÉ SCOLAIRE


La construction du concept de laïcité scolaire suppose qu'on s'efforce de répondre à la question: pourquoi l'école devrait-elle être soustraite à la société civile? Il existe des réponses juridiques, mais elles demeurent partielles ; la réponse la plus fondamentale ne l'est pas.

Voyons d'abord les raisons juridiques. La première, c'est que l'école est obligatoire. Or les élèves qui fréquentent l'école publique n'ont pas choisi leurs camarades, et c'est d'ailleurs à ce titre que l'école est un lieu d'intégration et d'égalité. Tolérer une manifestation religieuse de la part des uns, c'est l'imposer aux autres qui ne peuvent s'y soustraire. Quand quelqu'un arbore dans la rue ou dans le métro un signe religieux que je désavoue, cela ne peut me gêner en aucune manière : personne ne m'oblige à rester là. Mais les élèves sont astreints à la coprésence; ou alors, il faudrait mettre ensemble ceux qui portent une croix et les séparer, faire la même chose avec ceux qui portent une kippa, avec celles qui portent un voile, etc. Outre qu'on n'en aurait jamais fini, outre que cela revient à rejeter totalement celui qui n'affiche aucune croyance, cela porte un nom: la ségrégation. Ce serait transformer l'école publique en une multitude d'écoles privées particularistes, fondées sur le principe de la séparation entre les communautés. Donc, pour que personne ne puisse se plaindre d'avoir été contraint de subir une manifestation qu'il désapprouve, et pour qu'il n'y ait aucune ségrégation, il faut interdire le port des signes d'appartenance politique et religieuse à l'école publique.

La seconde raison juridique est que les élèves, pour la plupart, sont des mineurs, et que leur jugement n'est pas formé. . Ceux qui prétendent qu'ils doivent bénéficier de la liberté dont jouissent les citoyens avancent une monstruosité. Ils supposent en effet que les élèves disposent d'une autonomie qu'ils n'ont pas encore conquise : on devrait donc leur assener le poids de la liberté avant de leur en avoir donné la maîtrise, en supposant qu'ils trouvent spontanément en eux la force suffisante pour préserver cette autonomie. Faire défiler les groupes de pression devant les élèves (car c'est à cela que se réduit la « nouvelle laïcité ouverte» : on présente des « opinions » et l'on dit ensuite, débrouillez-vous, nous, nous restons «pluralistes », Darwin contre la Bible, par exemple, à vous de juger...), c'est se tromper sur la liberté de l'enfant, car la liberté dépend de la puissance de chacun à se préserver de l'oppression et de l'aveuglement. Aucun homme de bon sens ne songerait à demander à un enfant une tâche au-dessus de ses forces: c'est pourtant ce que font les tenants de la «laïcité ouverte» - les mêmes se plaignent, par ailleurs, des programmes surchargés.

Mais ce n'est pas seulement pour des raisons juridiques que l'espace scolaire doit être soustrait à la société civile et à toutes ses fluctuations. L'école doit échapper à l'empire de l'opinion pour des raisons qui tiennent à sa nature essentielle, c'est-à-dire à ce qui s'y fait. Il faut donc en venir à la question du savoir: l'école a pour impératif de rester laïque et d'exiger la réserve de la part de tous ceux qui s'y trouvent en vertu de la nature même de ce qui s'y transmet et de ce qui s'y construit. L'examen de ce qui se fait à l'école renvoie non seulement à la question du savoir, mais aussi à celle de l'autorité.

L'école est un espace où l'on s'instruit des raisons des choses, des raisons des discours, des raisons des actes et des raisons des pensées. On s'en instruit pour acquérir la force et la puissance, je veux dire celles qui permettent de se passer de guide et de maître. Du reste il n'y a de véritable force que celle-là qui me permet d'échapper à la dépendance. Et cela ne peut se faire qu'en se soustrayant d'abord aux forces qui font obstacle à cette conquête de l'autonomie. Il faut échapper à la force de l'opinion, échapper à la demande d'adaptation, échapper aux données sociales pour construire sa propre force. L'école n'a donc pas pour tâche première d'ouvrir l'enfant à un monde qui ne l'entoure que trop: elle doit lui découvrir ce que ce monde lui cache. Il ne s'agit pas d'adapter, ni d'épanouir, mais d'émanciper. De plus, l'école doit offrir à tout enfant le luxe d'une double vie: l'école à l'abri des parents, la maison à l'abri du maître.

[...] L'enfant qui arrive à l'école ne sait pas lire, c'est une réalité sociale: faut-il renforcer cette réalité ou tendre à l'effacer?
Donc la laïcité de l'école requiert des idées plus hautes qu'une simple forme juridique. Elle consiste à écarter tout ce qui est susceptible d'entraver le principe du libre examen, tout ce qui peut faire obstacle au sérieux de la libération par la pensée. Il est clair que celui qui arrive en déclarant ostensiblement, d'une manière ou d'une autre, qu'il n'y a pour lui qu'un livre, qu'une parole, et que le vrai est affaire de révélation, celui-là se retranche de facto d'un univers où il y a des livres, des paroles, d'un univers où le vrai est affaire d'examen, Il faut donc commencer par le libérer: qu'il renoue ensuite, s'il le souhaite, avec sa croyance, mais qu'il le fasse lui-même, par conclusion, et non par soumission. »

Catherine Kintzler
, La République en question, Minerve, 1996, p. 83-88
Texte cité par H. Pena-Ruiz, La Laïcité,
Textes choisis et présentés, GF Flammarion, coll. Corpus, Paris 2003, p. 214-218

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