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Cinéma


L’HOMME SANS PASSE
ou la politique de l’amnésique
par Christophe Auriault


La perte de mémoire est sans doute une des situations psycho-physiologiques qui, dans notre imaginaire, est source intarissable de phantasmes anxiogènes. Nombre de films de série B du cinéma fantastique d’après-guerre, de comics, se sont emparés de ce thème. L’absence de mémoire est en effet associée à une désorientation globale et critique de l’individu ; la désintégration du passé est pensée comme désintégration de l’identité psychique du sujet amnésique ; celui qui oublie serait dès lors hanté par son passé, souffrant à la manière de cet amputé qui n’a de cesse de se plaindre de douleurs du membre désormais fantôme. L’absence même de passé serait donc habitée par sa présence paradoxale. Nous imaginons ainsi l’amnésique plongé dans une recherche épuisante, désespérante de traces mnésiques, de vestiges mémoriels ; chaque instant de son présent serait un moment de recherche du passé ; son présent serait condamné à être rétroprojectif, lancé vers le passé, comme une voix qui attendrait derrière elle,fébrilement, son écho.

Cet état de souffrance, d’exaspération devant le vide, le néant de la mémoire, serait tel que c’est l’intégrité psychique de l’amnésique qui en serait altérée ; pathologie physiologique aux conséquences psychiatriques : on imagine alors que la folie n’est pas loin de l’amnésie. On imagine enfin l’amnésie comme expérience de la mort, comme menant à la mort.

« On imagine » mais avons-nous la possibilité de nous mettre à la place de l’amnésique ? Cette expérience imaginée, imaginaire, est-elle possiblement adéquate à l’expérience vécue de celui qui a perdu son passé ? Ne sommes-nous pas dans la même impasse que lorsque nous nous imaginons aveugles pour mieux comprendre la supposée angoisse de l’aveugle et que nous oublions que celui-ci ne vit pas son aveuglement comme un manque mais comme une donnée contingente ? Nous ne pouvons ainsi imaginer ce qu’un amnésique vit parce que nous sommes immergés dans une représentation du temps toute entière fondée sur la mémoire et dont nous ne pouvons nous affranchir au moment même où nous essayons de nous représenter dans cet état d’amnésie. La catharsis trouve ici sa limite phénoménologique.

Il semble que Kaurismaki ait pris en charge cette impossibilité en refusant toute psychologisation, en adoptant une focalisation externe sur son personnage ; à moins que ce refus soit le signe d’une compréhension opposée à celle que l’on vient de présenter : si il n’y a pas de psychologisation, c’est qu’il n’y a pas ici d’intériorité à décrire ; cet amnésique, du fait même de son absence de passé, ne peut se replier sur lui-même, sur ses souvenirs, ses regrets, ses remords ; il est tout entier livré à l’extériorité du monde. On note ainsi une opposition entre l’univers nocturne, urbain, clos des premiers moments où le personnage est encore homme de mémoire et les plans lumineux, naturels, du ciel, de la mer, qui lui offrent une ouverture quasi cosmique. Il est alors, pour reprendre l’expression de Sartre, « comme un grand vent » ; il est désormais projeté dans un présent qui ne se nourrit plus du passé mais qui est tendu vers l’avenir. Comme le pense Nietzsche, l’oubli a ici sa positivité en tant qu’il abolit toute détermination par le passé et qu’il autorise toutes les aventures. C’est au moment où des bribes du passé apparaissent que l’avenir du héros s’assombrit…

Kaurismaki ne nous montre pas seulement un homme qui a perdu la mémoire ; un détail a ici une importance capitale : avant d’être roué de coups et sombrer dans l’amnésie, il s’aperçoit que sa montre est cassée. A son réveil, il est livré à la fois à un présent sans passé et à un écoulement du temps qui a changé de nature ; il n’est plus soumis à la mécanique des aiguilles qui déterminent le temps objectif ; il est maintenant livré à un temps subjectif, au temps de ses sensations, de ses désirs, de ses affects. C’est là qu’il renoue avec sa subjectivité alors qu’auparavant il était ce soudeur qui vivait le temps comme l’espace contraignant de ses obligations sociales (auquel il essayait d’échapper, on l’apprendra plus tard, en jouant). C’est là qu’il retrouve un temps réconcilié avec la nature. L’attention qu’il porte à son modeste jardin, le souci qu’il a des saisons, en témoignent. Réconciliation paradoxale avec le temps, avec la durée (ref. Bergson). Réconciliation aussi avec la Nature autant qu’avec sa nature.

Réconciliation qui trouve néanmoins ses limites. Ce personnage est ancré dans une réalité sociale qui fait obstacle à cette réalisation de soi. Tout d’abord, souvenons-nous que le personnage est déclaré mort suite à son agression ; c’est dire comme l’amnésie est synonyme de mort sociale. Sans référence possible au passé, pas d’identification possible, pas de repérage possible de l’individu…la mémoire individuelle a donc une fonction de contrôle socio-politique : être en mesure de se référencer à son passé, de s’inscrire dans une généalogie, c’est présenter ses coordonnées dans le plan social, c’est pouvoir être repérable, contrôlable. L’homme sans mémoire représente ainsi un véritable danger pour la société en tant que son errance est l’indice de sa liberté, de son affranchissement aux normes temporelles, sociales, politiques, administratives.

Cette identification des individus exigée par les différentes institutions s’attache à des éléments objectifs (le nom, l’âge,etc.) assez sommaires pour supporter une amnésie partielle, voire une amnésie totale pourvu que l’amnésique soit capable de s’inventer une nouvelle identité, un nouveau nom qui sera son nouvel identifiant, sa signature symbolique dans l’espace social ; les institutions supportent donc la fiction identitaire…peu importe la vérité de l’individu pourvu qu’il ait sa « marque ». Or le personnage central du film refuse ce marché de dupes où l’on donne son nom pour être admis dans la communauté.

Il y a pourtant un attachement plus profond, plus affectif au nom : c’est cet attachement qui est signifié par la résistance d’Irma à donner son nom, puis du personnage à donner le nom de sa fiancée.

A côté du langage fonctionnel, il y a le langage des cœurs ; à côté de la corruption, il y a la pureté de sentiments qui appartiennent à ceux qui sont en marge et qui n’ont pas oublié les vertus de générosité, de pitié,…on est ici dans une perspective toute rousseauiste dans une Finlande qui souffre des symptômes de la modernité. La perte de mémoire permet au héros de retrouver les lignes d’une nature humaine originelle, vertueuse, pas encore corrompue.

Il y a donc une fonctionnalité de la mémoire, ou tout au moins des références des individus. Fonction sociale, politique mais aussi d’ordre économique. On a vu que la vérité était une valeur oubliée de la société ; la valeur est ici monétaire. Si l’on s’invente un nom, c’est pour vivre, gagner sa vie ; si l’on donne son nom, c’est pour ouvrir un compte bancaire…le film se présente ainsi comme une critique des rouages économiques et financiers d’une société qui ne trouve de sens qu’à travers la marchandisation des échanges - entraînant leur déshumanisation. Comme le dit le vigile corrompu, il représente l’Etat…peu importe la notion de bien ou de mal ; les notions de péché, de culpabilité sont abolis pour laisser place à celle de profit.

Ce film a-t-il dès lors une vision idéologique ? La notion « idéologique » est bien plutôt mise à mal ; souvenons-nous du prétexte qu’avance le héros pour émanciper un tant soit peu le groupe musical de l’Armée du Salut ; il évoque « l’idéologie » sans que jamais celle-ci soit définie, comme si elle n’était qu’une valeur en creux, une valeur vide. Si l’on peut lire ce film comme une critique marxienne, il n’appelle pas à la révolution marxiste…Le cynisme, le pessimisme viscéral de Kaurismaki, balaye l’idéologie.

Comment alors comprendre la morale de cette fable ? Car en effet, il y a ici une fable qui attend sa morale. Fable de cette femme qui rêve au prince charmant, telle une petite fille aux allumettes dans sa chambre ; fable de cet homme qui l’emmène avec lui, bravant le passé, le présent et l’avenir ; fable de ce vigile qui se réconcilie avec l’humain ; fable de cette musique qui adoucit les mœurs et ouvre à « l’idéologie ». Pourtant si il n’y a pas d’arrière-plan idéologique, de transcendance possible, comment alors comprendre le monde de Kaurismaki ? Que désigne-t-il ? De quoi est-il la métaphore, l’allégorie ?

Reste le réel. Un réel derrière lequel il n’y a rien à lire car il est la seule réalité, la seule vérité. Kaurismaki est un peintre réaliste qui nous montre les objets du monde dans leur pureté, dans leur absence d’ambivalence, de métaphorisation. Le réel est dépouillé de tout symbolisme ; il est « idiot » au sens étymologique (ref Traité de l’idiotie, Clément Rosset).

Souvenons-nous de la scène où le personnage et son ami SDF sont dans un café ; le second lui désigne des objets qu’il doit nommer ; ces mots n’ont aucune fonction métaphorique : ils disent le réel.
Reste alors le burlesque, l’humour qui traversent le film…c’est sans doute là le mode de libération du réel le plus adéquat. C’est à travers le rire qu’un espoir peut filer.

Christophe Auriault

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