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La force de la douceur
Analyse filmique d'un extrait de Sugata Sanshiro d'Akira Kurosawa
par Jérémy Rocul



Introduction

Le choix du film que je m'apprête à vous présenter peut se justifier de diverses manières. Tout d'abord il s'agit du premier film d'Akira Kurosawa, œuvre essentielle pourtant peu connue et comprise en Europe. Mais surtout, la thématique développée par le cinéaste à travers Sugata Sanshiro semble parfaitement appropriée à la situation politique actuelle, à l'heure où notre monde déjà vacillant s'apprête à sombrer de nouveau dans la violence et le chaos.
L'œuvre de Kurosawa narre l'initiation philosophique d'un jeune étudiant nommé Sugata Sanshiro en 1882, à l'époque de l'ère Meiji (1868-1912) au Japon. Cette période correspond à l'entrée de ce pays dans la modernité ainsi qu'à une ouverture vers l'Occident, alors que les valeurs traditionnelles nipponnes ne sont plus que ruines. Il paraît ici pertinent de rappeler le contexte historique de ce premier film de Kurosawa. Celui-ci est tourné en 1942, alors que le Japon est rallié à la cause nazie. Le réalisateur souhaite transposer à l'écran un roman basé sur la vie du fondateur du judo, Jigoro Kano. Or, ce dernier est considéré comme un traître par le gouvernement de l'époque, du fait qu'il fut profondément influencé par les idées démocratiques occidentales. Kurosawa devra donc dévier la méfiance de la censure japonaise. En ce sens il décale légèrement le contexte historique de la vie de Jigoro Kano pour le transposer à l'ère Meiji, afin d'éviter toute allusion aux évènements de l'époque.

 

   

Analyse

Le premier travelling de l'extrait expose parfaitement les mutations internes sus-citées, après une ouverture au noir, où le cadre dépeint un bâtiment dont l'architecture évoque clairement l'influence étrangère. Le cinéaste nous présente, par le point de vue subjectif, observateur, de Sanshiro, des Japonais arborant le chapeau melon typiquement occidental, et présente avec insistance un officier de police vêtu d'un costume similaire à ceux des agents de l'ordre américains. Cette figure démontre en outre que l'autorité n'est plus détenue par des samurai divisés mais par une structure solide, un état réunifié après de nombreuses guerres de clans féodales. Par ce regard subjectif, le réalisateur absorbe le public japonais dans un passé, où l'Occident était un allié, non un ennemi. Ce travelling d'exposition spatio-temporelle se poursuit vers la gauche, où l'on observe, dans une petite ruelle, des femmes dansant et chantant joyeusement. Là encore cette attitude symbolise le passage à la modernité ; durant l'époque féodale une femme ne parlait que si on le lui permettait, et restait généralement cloîtrée. Lorsque Sanshiro passe devant elles, celles-ci en arrivent même à le chahuter ; quelques décennies plus tôt, un simple effleurement déplacé envers un samurai leur aurait coûté la vie. Il leur confie qu'il souhaiterait voir le maître de jiu-jutsu Saburo Monma, qu'il devra attendre jusqu'à la tombée de la nuit.

La seconde séquence prend place à l'intérieur du dojo de jiu-jutsu, et reflète une des constantes de l'œuvre kurosawaïenne : il s'agit d'une scène de complot. Sa fonction est d'exposer clairement les enjeux problématiques et stratégiques de l'intrigue du film, en présentant notamment les protagonistes ainsi que les relations qui les unissent. Ainsi les fidèles du maître Monma souhaitent tendre un guet-apens au maître Yano, qui aurait transformé l'art guerrier du jiu-jutsu en une voie spirituelle d'accomplissement personnel. De ce fait il est considéré comme un traître influencé par l'Occident et ses idées modernes. Cette séquence présente les pratiquants de jiu-jutsu comme des réactionnaires autoritaires, nostalgiques de l'époque féodale et de l'ordre instauré par la force. La scène est découpée en plans assez proches du sol, immobiles, selon des coupes sèches : ces choix esthétiques témoignent des idéaux rigides, peu honorables des protagonistes. De plus ils sont décrits tels des barbares aux cheveux hirsutes, abusant de l'alcool, complotant. Sanshiro assiste à cette scène décadente en retrait par rapport aux disciples, figurant par ce placement et par la perplexité lisible sur son visage, sa réserve quand à l'idéologie développée ici.

La troisième séquence dépeint justement le guet-apens mis au point par les pratiquants de jiu-jutsu. On voit arriver un pousse-pousse, de face. La caméra suit un léger travelling latéral. Puis apparaissent dans le cadre les lutteurs que l'on voit de dos. Le conducteur de pousse-pousse s'arrête brusquement, ulcéré par la peur. L'homme qui était à son bord bondit et se retrouve face à ses adversaires. On sait qu'il s'agit de maître Yano grâce à la séquence précédente ; d'autre part l'homme porte un chapeau melon, figurant ainsi les affinités qu'il a développées avec la culture occidentale. A ce propos il semble clair que cette partie de la vie du personnage réel, Jigoro Kano, ait été fortement atténué du fait des règles imposées par la censure militaire japonaise. Plus loin le personnage de Yano est cadré en contre-plongée pendant qu'il se présente et évoque la discipline qu'il pratique. L'angle adopté ici met à distance le personnage, ce qui appuie l'impression apparente de fragilité et de solitude face au groupe qui l'agresse. Par ailleurs on sent la dimension pacifique de ce caractère qui souhaite s'assurer qu'il n'y a aucune erreur sur la personne attendue par les lutteurs. En contre-champ se trouvent ces derniers, qui eux sont filmés en plan moyen afin que le nombre des corps emplisse pleinement le cadre et renforce ainsi la fausse impression de puissance. La caméra suit le maître de jiu-jutsu en travelling latéral de gauche à droite, alors que défient les disciples en arrière plan. Cette trajectoire associé à leur attitude corporelle évoque des fauves tournant autour de leur proie. Néanmoins un élément de contraste surgit en la personne de Sanshiro : ce dernier reste immobile, le visage figé, alors que tous s'agitent à l'écran. Là encore le doute ressenti par le personnage sur cette violence gratuite s'avère palpable. Le cinéaste effectue ensuite un retour sur maître Yano qui demande leur identité aux agresseurs ; il est cadré en plan large, à la taille, ce qui renforce cette impression de faiblesse face à ses adversaires qui envahissent le cadre. Ces derniers se présentent sous le nom de leur école de jiu-jutsu.

Le combat commence alors. Il est d'abord filmé en contre-plongée, afin que l'on puisse ressentir cette tension inhérente à l'affrontement, ainsi que le rapport d'inégalité numérique régissant les deux parties. Un premier combat s'engage alors, cadré cette fois en gros plan, car Kurosawa souhaitait dans ces films que les affrontements physiques soient porteurs de sens, et que les lutteurs soient caractérisés afin de figurer les valeurs défendues dans la lutte. On remarque en outre le hiératisme des personnages, que seul le vent semble animer, appuyant ici la tension de la lutte ainsi que la focalisation sur les visages, donc l'intériorité, des protagonistes. Le premier adversaire de Yano est jeté à l'eau d'un mouvement souple ; on remarque ici reste placé le dos tourné à l'eau du port, ce qui figure une certaine sérénité face à l'adversité. De plus cette position permet au maître de projeter ses adversaires dans l'eau, ce qui illustre parfaitement la philosophie du film. En effet, le judo, par rapport au jiu-jutsu, se veut une méthode moderne, orientée sur un enseignement universel et non plus à une hiérarchie militaire. De plus ses fondements se trouvent dans la douceur, et dans une finalité éducative pour l'individu, rompant ainsi avec la tradition guerrière. En ce sens l'eau joue ici un rôle figuratif primordial : elle permet d'abord d'annihiler la brutalité du combat, en ce que les agresseurs sont amortis par elle dans leur chute ; de plus elle est un élément souple, fluide et doux, qui s'adapte aux obstacles et aux changements, au même titre que le judo dont elle symbolise parfaitement la philosophie, et qui est issu d'une adaptation au changement d'ère historique donc de mentalité, par rapport au jiu-jutsu.

Les combats s'enchaînent rapidement, dévoilant ainsi la face la plus sombre des agresseurs, qui attaquent le maître à plusieurs en même temps ou ramassent des armes, souillant ainsi le code de l'honneur du combat auquel ils se disaient précédemment si fidèles. Le dernier combat se clôt par une immobilisation au sol. Maître Yano demande au maître de se nommer, ce qui figure un autre aspect de la thématique développée : en judo la valeur de l'individu prévaut sur le reste, et particulièrement sur les notions traditionnelles japonaises de sacrifice, de mort pour l'honneur. A ce titre on remarque que lors des présentations antérieures au combat, les lutteurs s'étaient présentées sous le nom de leur école, et non individuellement comme l'avait fait Yano. On observe donc ici l'opposition entre la valorisation de l'être humain, qui se réalise dans la pratique du judo, et les valeurs guerrières issues des samurai, régies par le mépris de l'individu au profit de l'honneur ou du sacrifice. A travers ce dernier face-à-face s'affrontent le passé guerrier et la modernité progressiste : maître Yano évoque la sérénite par les traits de son visage, alors que le maître de jiu-jutsu exprime la haine et la souffrance dans la crispation, n'aspirant qu'à mourir.

On remarque également que la philosophie développée par le judo s'inscrit, implicitement, en totale opposition à l'esprit japonais contemporain à la sortie du film ; durant la seconde guerre mondiale cette mentalité guerrière basée sur la fidélité à l'honneur au détriment de l'individu, avait reconquis les esprits japonais, ce qui déboucha notamment sur le phénomène des kamikazes. Kurosawa, influencé par la philosophie occidentale de valorisation individuelle, s'oppose donc clairement à ces idées sacrificielles qu'il considère comme obsolètes.

Le jeune Sanshiro réapparaît à la fin de la séquence, et propose au maître de conduire son pousse-pousse : son visage radieux indique l'illumination, du fait qu'il vient de trouver, à travers maître Yano, la voie dont il était en quête. Il abandonne alors ses geta ou sandales de bois, geste hautement symbolique : par ce choix il laisse derrière lui le poids de la tradition japonaise, et les idées relatives à la violence, la rigidité spirituelle prônée par les maîtres de jiu-jutsu. Ainsi il peut aller pieds nus, donc libre et épuré, vers l'évolution de sa personne. Les fameuses geta vont être filmées en un petit montage signifiant, d'abord, une ellipse temporelle entre deux séquences ; mais surtout cette avancée du personnage. En effet les sandales sont abandonnées, couvertes par la pluie, la neige, et finalement emportées par un courant, au même titre que la tradition est emportée par l'évolution des mentalités.


Ainsi Kurosawa fait l'apologie de l'ouverture au monde, autant que de la paix et de la douceur ; la rigidité et la violence n'ont lieu d'être, sans quoi elles seront forcément retournées à leur géniteur selon les lois de la nature : les techniques de judo s'avèrent être l'expression de cette philosophie, déséquilibrant l'adversaire par la force de sa propre attaque. Pour son film on peut même dire que Kurosawa a pratiqué un judo abstrait : face à la rigidité du gouvernement japonais il a su éviter, contourner la censure pour insuffler avec subtilité ses idées au sein de l'image.

Jérémie ROCUL, Sèvres, le 27 février 2003

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