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Joël Wilfert ,
Kant, Éditions Ellipses, Paris, 2002

Lire un extrait, pp. 21-26 : La loi morale et l'impératif catégorique

Il y a, selon Kant, trois questions fondamentales: « Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que suis-je en droit d'espérer? »

À la première, nous avons vu comment la philosophie critique apportait une réponse quant à la partie pure; la seconde sera le problème de la morale, la troisième sera celui de la religion pour l'individu, celui de la philosophie de l'histoire pour l'espèce. La question « Que dois-je faire? » est la plus fondamentale, en ce que notre intérêt pour la première est purement intellectuel et que la troisième en dépend de façon évidente.

S'il s'agit de savoir ce que je dois faire, dans telle occurrence précise, la réponse prendra la forme d'un impératif hypothétique: si tu veux ceci alors tu dois faire cela. L'impératif est le mode grammatical de l'ordre mais il est soumis, ici, à la condition que ma volonté se propose un but déterminé. Ces impératifs sont dits impératifs de l'habileté. La fin visée est seulement une fin possible parmi toutes celles qu'un individu peut avoir à se proposer. Toutefois tout individu humain, en tant qu'être sensible et fini, se propose comme fin la satisfaction de toutes ses tendances (1) et besoins. En d'autres termes, tout homme se propose comme fin le bonheur. La réponse à la question du bonheur ne saurait toutefois être simple, elle nécessite la connaissance du monde, l'expérience, et suppose du temps, les désirs des êtres immatures ne pouvant aboutir au bonheur. Le bonheur est un donc une fin réelle (que tout homme se propose), mais, parce que son obtention est conditionnée par de nombreux facteurs et qu'il n'est jamais garanti, il serait absurde de le considérer comme un devoir. L'impératif qui répond à la question « Que dois-je faire afin d'être heureux? » est un impératif de la prudence. À la question « Que dois-je faire? », sans plus, inconditionnellement, la réponse ne peut-être qu'un impératif catégorique. L'ordre formulé ne sera assorti d'aucune restriction ou hypothèse. Il faut donc qu'un tel impératif trouve son fondement tout à fait a priori.

Ce fondement est un fait de la Raison, une loi que tout homme connaît en lui-même: la loi morale. Une telle loi ne saurait être l'équivalent simple de ce qu'on nomme loi naturelle parce qu'elle n'énonce pas seulement le rapport nécessaire entre une cause et un effet, mais constitue un principe objectif d'action pour une volonté. La volonté agit en se représentant une fin et non simplement comme l'effet d'une cause. Dans la loi morale, la Raison détermine immédiatement la volonté sans le secours d'aucun mobile sensible; elle ne peut le faire qu'à l'aide du seul principe absolument a priori de l'entendement, le principe de contradiction. Notre volonté ne doit pas être contradictoire. De même je ne dois pas affirmer, dans le même temps et sous le même rapport, A et Non A, de même je ne dois pas vouloir en même temps A et Non A. Le principe subjectif de ma volonté (la fin qu'à titre personnel je me propose), que Kant nomme une maxime, doit pouvoir valoir comme un principe objectif obligeant toute volonté - ce qui caractérise en effet une loi est l'universalité: rien ne peut être dit une loi si elle n'oblige « tous les (2) ». On peut donc dire que l'universel est la forme de la loi; la loi morale m'ordonne donc de vouloir que ma maxime (formulation subjective de ma volonté) puisse, en même temps, valoir comme loi universelle. Je dois pouvoir penser que ce que je me propose puisse, sans contradiction, devenir une loi pour tout sujet moral. Kant formulera ainsi l'impératif catégorique « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle (3) ». Comme il fallait, dans l'analytique transcendantale, comprendre comment les catégories s'appliquaient au réel sensible (ce qu'accomplissait le schématisme), de même pour nous représenter cette loi morale nous pouvons, à l'aide de l'entendement, penser la loi naturelle comme type de la loi morale, évidemment pas quant au contenu, mais quant à la forme. On peut donc aussi formuler l'impératif catégorique de la façon suivante: «Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle de la nature (4) ».

On a souvent reproché à Kant son « formalisme» moral, ce reproche n'est pas fondé; ni la Critique de la Raison pratique, ni les Fondements de la métaphysique des moeurs ne prétendent constituer une morale concrète, mais établir les fondements rationnels d'une morale universelle. Il existe une « morale kantienne» mais elle se trouve dans la Doctrine de la vertu (deuxième partie de la Métaphysique des moeurs). D'autre part, on conçoit bien aisément qu'une morale ne peut être à la fois universelle et concrète c'est-à-dire constituer le contenu des maximes. Historiquement, il y a des morales c'est-à-dire des systèmes historiques obligeant à des comportements définis et en interdisant d'autres, Ce sont ces morales qui constituent, autant que les désirs particuliers, le contenu des maximes. L'impératif catégorique, formulation de la loi morale permet cependant de passer au crible de l'exigence de la Raison les préceptes de toute morale concrète qui doit s'incliner devant la majesté infinie de la loi morale rationnelle. La loi morale n'exige que l'universalité des maximes, mais elle l'exige sans condition; c'est là le critère qui me permet de juger la morale dans laquelle je vis, car il n'y a jamais de vide moral, tout homme à tout moment de l'histoire étant toujours orienté. Comme tout principe formel a priori (il en va de même en logique, qui, n'ayant pas de contenu, ne dit que la forme de la vérité) l'impératif catégorique ne me dit pas ce que je dois faire mais m'indique, et ce, avec une certitude totale ce que je ne dois pas faire.

Une action est conforme à la loi morale lorsque la volonté qui y préside se détermine à agir en se représentant l'universel comme tel, c'est-à-dire la forme de la loi. Une telle volonté ne peut être conçue comme déterminée par des mobiles sensibles car aucun de ces mobiles ne pourraient permettre de viser l'universel. Le problème que pose Kant au début de la Critique de la Raison pratique est celui-ci: « supposé que la simple forme législative [l'universel] soit seul le principe suffisant de détermination d'une volonté, trouver la nature de cette volonté qui ne peut être déterminée que par ce moyen (5) ». La réponse, tirant les conséquences du fait que l'universel, en tant que non phénoménal, est un principe d'action fondamentalement différent de tous les autres, implique qu'une telle volonté soit totalement indépendante de toute loi de causalité. «Donc une volonté à laquelle la simple forme législative de la maxime peut, seule, servir de loi est une volonté libre ». Une telle volonté libre n'appartient pas au monde des phénomènes où sa présence ne pourrait en aucun cas être établie (voir 3e antinomie dans la Dialectique de la Raison pure) par les moyens de la Raison spéculative. Seule la loi morale, en ordonnant inconditionnellement, fait savoir au sujet qu'il est libre. La loi morale est donc ce qui nous fait connaître que nous sommes libres (6). La loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté et la liberté la ratio essendi de la loi morale. C'est par la loi morale que nous savons positivement que nous sommes libres; et c'est parce que nous sommes libres, en tant que volonté, que nous pouvons obéir à une loi morale, qui ordonne exclusivement la forme pure de la loi. La loi morale nous ouvre donc un autre règne que celui de la nature car la volonté libre n'est pas de l'ordre des phénomènes, mais est un être intelligible, non sensible, un noumène.

Dans la mesure où on doit la considérer comme noumène (ou« chose en soi») cette volonté libre (morale et raisonnable) ne peut jamais être considérée comme une simple chose qui peut, elle, toujours être considérée comme un moyen en vue d'une fin. La volonté libre est donc une « fin en soi ». La liberté, en effet, ne peut se résoudre à vouloir un simple contenu particulier car alors elle se perdrait dans ce contenu. La volonté libre ne peut avoir pour visée que la volonté libre elle-même. Le sujet moral (en tant que libre) est donc ce que notre action d'être moraux doit viser comme fin (aux deux sens du terme de but et de limite absolue à nos entreprises).

Tout sujet moral (capable de se déterminer à agir en se représentant la forme de la loi) doit donc être considéré comme la fin de notre action. Empiriquement, toutefois, il se trouve que de tels êtres (des sujets moraux) ne se trouvent que sous la forme de l'humanité. On peut donc reformuler à nouveau l'impératif catégorique: « Agis en sorte que tu traites l'humanité en ta personne et en la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen (7)».

Cette formulation est si importante et si décisive qu'il convient de la commenter avec soin. Le sujet moral doit absolument être traité par nous seulement comme une fin mais, quant à l'humanité, il s'agit aussi d'une simple espèce animale qui, en tant que telle, n'a pas à susciter un respect absolu. Il est donc possible (et cela est toujours déjà fait) de traiter l'humanité, en même temps, comme un moyen: travailler, utiliser la force de son corps ou les capacités de son intelligence pour gagner sa vie, ou utiliser les services rémunérés d'un autre homme consiste à traiter l'humanité comme moyen.

L'impératif catégorique nous enjoint toutefois de ne jamais trouver l'humanité seulement comme moyen et de voir en tout homme (y compris soi-même) un être en soi, seulement intelligible, dont la dignité surpasse toute appréciation. L'équivalence suppose le fait que deux choses puissent être échangées, le prix marchand exprime cette équivalence de façon presque exacte. Un être possédant une valeur sentimentale ne peut déjà plus être estimé exactement; comment estimer la valeur, pour un Français, de la Tour Eiffel ou de Notre-Dame de Paris? Quant à la personne humaine elle excède tout prix, au sens strict elle n'a « pas de prix» ; elle ne peut être, eu égard à son caractère intelligible, que la fin des actions. Cette formulation de l'impératif catégorique même si elle ne me dit pas quoi faire concrètement pour respecter en l'homme l'humanité est cependant d'une extrême utilité pour m'indiquer ce qu'en aucun cas, je ne peux faire, (réduire quelqu'un en esclavage, ou me faire moi-même esclave de mon propre plaisir). En d'autres termes seul l'homme individuel est une personne et possède donc, outre son caractère sensible un caractère intelligible et suscite le respect (8).

Si l'humanité doit être traitée en moi-même et tout autre homme comme une fin et donc limiter mes entreprises, cela a pour conséquence que je dois vivre, ici et maintenant, comme dans un monde ou ces sujets moraux se traitent réciproquement comme des fins et se donnent à eux-mêmes la loi morale comme principe objectif de leurs actions. Se donner à soi-même la loi est la définition de l'autonomie (autos: soi-même, nomos : la règle) qui constitue la seule véritable forme de la liberté. L'idée de cette totalité des sujets moraux libres ne peut être représentée qu'en utilisant comme type la nature qui est conçue comme une totalité soumise à des lois (ce qui est d'ailleurs purement analytique car on ne nommerait pas nature un chaos désordonné).

La nature est donc, pour nous, la totalité des phénomènes soumis à une loi, mais une loi extérieure, subie et non voulue; nous la concevons donc comme un règne mais un règne de l'hétéronomie. Sur ce type nous pouvons penser un règne des fins, une totalité de sujets humains sous la loi de l'autonomie c'est-à-dire, en fait, un règne de la liberté. L'homme appartient au règne de la nature et doit agir comme dans un règne de la liberté.

C'est cette appartenance de l'homme à deux règnes qui pourrait sembler une claudication désastreuse qui va permettre, à terme, la solution du problème de la métaphysique.

Notes :

(1) Critique de la Raison pratique, Principes de la Raison pratique, Scolie II, PUF, 1943, p. 24.

(2) Une loi peut-être particulière dans sa visée, il y a des lois obligeant les parents, les contribuables, etc. mais ce qui la caractérise est qu'elle oblige tous les parents, tous les contribuables. L'universalité est donc la caractéristique de la loi.

(3) Fondements de la métaphysique des moeurs, Delagrave, p. 136.

(4) lbid., p. 137.

(5) Critique de la Raison pratique. Des principes de la Raison pratique, Problème l, PUF. 1943. p.28.

(6) Critique de la Raison pratique, Problème II, scolie, 1943.

(7) Fondements de la métaphysique des moeurs, Delagrave, 1965, p. 148 à 150.

(8) Le respect est un sentiment et donc agit sur la sensibilité d'un être sensible et raisonnable mais sa source est a priori dans la loi morale. Le respect est donc un sentiment moral pour la loi et donc aussi sur ce qui est susceptible d'obéir librement à la loi. Le respect s'adresse toujours aux personnes, jamais aux choses.

Joël Wilfert,
Kant, Éditions Ellipses, 1999, pp. 21-26


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