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Joël Wilfert ,
Kant, Éditions Ellipses, Paris, 2002

Lire un extrait, pp. 7-12 : Les Lumières, le droit du besoin de la Raison


On nomme souvent le XVIIIe siècle « siècle des Lumières ». De cela Kant était bien convaincu. Il est facile à un homme de s'éclairer, de développer ses capacités intellectuelles, mais il n'en va pas de même pour un peuple. Il ne peut s'agir, dans ce dernier cas, que d'un processus lent et difficile. Les Lumières sont, écrit Kant, la sortie de l'Homme de la minorité dont il est lui-même responsable, leur devise Sapere aude invite chacun à se servir de son propre entendement (1), à faire un usage autonome de sa Raison. La Raison* fait alors valoir son droit d'être, pour l'esprit humain, l'unique critère ou « pierre de touche » de la vérité et permet à l'Homme de progresser indéfiniment en se libérant des préjugés et de la superstition, elle requiert donc d'exercer son magistère critique sur tout (2). Il est facile de voir que cette exigence humainement légitime va se heurter à deux autres prétentions à la légitimité; la « majesté » du pouvoir et la « sainteté » de la religion.

Le premier obstacle à l'usage libre de la Raison est le pouvoir civil, car la liberté de penser ne se sépare pas de la liberté d'expression. Le travail de la Raison suppose, en effet, une discussion publique, faute de quoi la pensée de chacun serait pauvre et probablement délirante (3) ; or si les pouvoirs civils n'ont, en théorie, aucune action sur la pensée, ils ont la possibilité d'interdire tout échange et toute publication.

Les hommes vivent dans un état civil qui est un fait (on ne rencontre pas d'hommes à l'état de nature) mais dont on peut dire aussi qu'il est un devoir pour l'homme puisque l'état de nature ne peut être représenté que comme un état sans loi. Un peuple se constitue en État, du point de vue de la pensée du droit, par un contrat originaire. Un peuple est donc, certes, dans sa volonté unifiée le pouvoir législatif, mais il est, dans le même temps, soumis à cette loi que fonde sa volonté, que le pouvoir exécutif a pour mission de rendre concrète et le pouvoir judiciaire d'appliquer aux cas particuliers. Un peuple n'est un peuple que s'il est soumis à ce pouvoir suprême (4). Le seul devoir de ce pouvoir souverain est de ne contraindre un peuple qu'à ce que celui-ci pourrait vouloir pour lui-même (même si, à un moment donné de l'histoire, ce peuple peut n'être pas en mesure de formuler sa volonté). Le devoir du peuple est d'obéir au pouvoir suprême (divisé en trois pouvoirs) et l'origine réelle de ce pouvoir n'a pas à avoir de conséquences sur le comportement de ce peuple, « L'origine du pouvoir suprême est pour le peuple qui y est soumis insondable au point de vue pratique, c'est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter de ce droit comme d'un droit contestable relativement à l'obéissance qu'il doit (5)». «Insondable au point de vue pratique» signifie que nul ne peut prendre prétexte de l'origine éventuellement violente du pouvoir suprême (et tout pouvoir a, en fait, eu, un jour, une origine violente) soit pour désobéir à la loi, soit, a fortiori, pour fomenter une révolution. Peu importe que le fait de la prise du pouvoir ait précédé les lois (et donc le contrat originaire). Saint Paul en son temps avait exprimé une idée similaire en affirmant: « tout pouvoir vient de Dieu », non que selon Kant on puisse affirmer à bon droit une telle thèse mais le caractère intangible du droit nous permet de nous « représenter» de cette façon les choses, « On doit obéir au pouvoir législatif existant qu'elle qu'en puisse être l'origine (6) ». On remarquera toutefois que Kant ne dit pas « insondable » sans plus mais seulement « au point de vue pratique », c'est-à-dire qu'il est parfaitement loisible, au contraire, de travailler à savoir ce qui s'est passé, bref que l'origine du pouvoir n'est nullement insondable au point de vue théorique, Le pouvoir n'est donc pas fondé à interdire la science dans son procès de connaissance. Une telle interdiction reviendrait à condamner un peuple à l'ignorance, ce à quoi un peuple ne saurait consentir. Quand bien même un peuple y aurait un jour par inadvertance consenti ce pacte serait sans valeur puisqu'il s'agirait alors d'un crime contre la nature humaine dont nous verrons que la mission est de développer entièrement ses capacités (7).

La majesté du pouvoir interdit donc que l'on s'appuie sur une connaissance, et même qu'on entreprenne une recherche afin de désobéir aux lois, mais la Raison interdit qu'un peuple soit voué définitivement à l'ignorance. C'est un devoir du citoyen que d'obéir aux lois, c'est un devoir pour l'homme des Lumières de garantir les progrès de la Raison. La solution est que la Raison (ou si l'on veut la discussion publique en Raison) ne s'adresse pas au peuple en tant que tel. Le peuple est ce qui par son contrat originaire fonde la loi et qui est, de ce fait inconditionnellement soumis à cette loi, il ne s'intéresse pas directement à la Raison, lors même qu'il n'a pas le droit de s'en interdire l'accès. La Raison doit s'adresser au public qui lit. Le public est l'ensemble des hommes qui se soumettent librement à la Raison et discutent, en Raison, par le biais de la publication d'écrits. Être membre du peuple suppose qu'on obéisse aux lois de l'État, appartenir au public implique qu'on se soumette librement à la Raison. Il faut donc pour le progrès des Lumières (et donc pour que soit réalisée la vocation humaine la plus haute) qu'au sein même de l'Etat soit garanti un espace de totale liberté raisonnable.

Le progrès des lumières ne peut donc se trouver garanti que si un accord implicite se trouve passé entre les pouvoirs et la communauté des hommes pensants. L'État n'interviendra pas sur le contenu des publications; il ne se donnera pas le ridicule de vouloir légiférer en matière de science ou de philosophie, là où la majesté n'a pas à être reconnue, car la Raison ne doit s'incliner devant rien. De leur côté savants et philosophes doivent s'interdire de s'adresser au peuple sujet et souverain sauf à tomber sous le coup des lois et, dans tous les cas, à offrir au pouvoir l'occasion d'interdire la libre publication c'est-à-dire, en fait, le progrès de la Raison. Ainsi Frédéric II est-il félicité par Kant de pouvoir dire « Raisonnez tant que vous voulez sur tout ce que vous voulez, mais obéissez ».

Pour que ce modus vivendi entre la légitimité de l'exigence de Raison et la majesté du pouvoir soit viable, il faut pouvoir distinguer deux usages de la Raison, car il est impossible à l'homme, dans ses actes, de ne pas utiliser la Raison et l'Entendement. Dans une charge publique quelconque, bien qu'on agisse en fonction de directives venues d'une autorité, il faut faire un certain usage de sa Raison. Kant nomme cet usage (d'une façon un peu déconcertante pour nous) un usage privé de la Raison (8). Un tel usage, celui qu'on doit faire lorsqu'on occupe une charge quelconque, peut et doit toujours être limité, car l'autorité se délègue à ses représentants qui ne sont nullement fondés à la remettre en cause. Un préfet ne saurait remettre en question l'État qu'il représente, un juge critiquer la loi qu'il a pour rôle d'appliquer, ou un prêtre le dogme qu'il est censé enseigner. Ces personnes dans le cadre de leurs fonctions sont les « agents d'affaire (9) » de l'État ou de l'Église. Au contraire un usage public de la Raison doit toujours être libre. L'usage public est celui que chacun (et aussi les hommes dont il vient d'être question) peut faire de la Raison en s'adressant au public qui lit.

Si ce modus vivendi n'est pas facile à mettre en oeuvre, il a cependant de bonnes chances de réussir à s'établir car les princes, tous comptes faits, n'ont pas intérêt à intervenir dans le contenu des sciences; outre qu'ils risqueraient de compromettre leur majesté dans un domaine où elle ne possède aucune autorité, ils savent que le progrès des sciences développe une richesse, une efficacité, dans la guerre comme dans la paix, dont aucun prince calculateur ne voudra se priver. Le danger pour les Lumières réside plutôt dans le domaine des fins les plus hautes de l'humanité. La Raison doit être aussi ce qui détermine ce qu'un homme, en tant qu'homme, doit viser pour être libre et bon, elle seule sera capable de nous indiquer quelle est la fin ultime que nous devons viser et que vise la totalité de la création, de fonder sur une morale universelle une religion dans les limites de la simple Raison. L'ambition de la Raison se heurtera dès lors à ce qu'on nomme religions et que Kant nomme « fois d'Église (10) ». Ces « religions » représentent l'absolu et la divinité à l'aide de symboles c'est-à-dire des analogies empruntées à l'imagination et prétendent prescrire les comportements agréables à Dieu, en se fondant sur des faits historiques relatés dans des livres saints. Il est inévitable que des hommes aient tenté de se représenter le divin et l'absolu sous forme de symboles et qu'ils aient demandé pendant de longs siècles à des prêtres de diriger leur conscience, c'est là la définition de leur minorité. Une foi d'Église n'est pas, en soi, fondée sur des lois de contrainte et il n'est nullement question ici de soumission nécessaire comme dans l'état civil; l'adhésion à un symbole et à un rituel doit être libre puisqu'il n'engage pas la vie des hommes entre eux, mais la représentation qu'ils se font du but de leur existence et de la manière dont ils doivent la mener pour faire leur salut. Toutefois la tentation est grande (et continuellement attestée au cours de l'histoire) d'appuyer les symboles et les rites sur l'autorité politique et donc de soustraire la pratique religieuse et ses représentations au libre examen de la Raison, comme elle fut grande aussi de la part des autorités civiles d'appuyer leur majesté sur la Sainteté de la religion. La voie est donc étroite qui reste à la Raison pour faire valoir son droit qu'elle ne peut fonder que sur sa propre autorité.

À dire vrai, ce droit que la Raison fait valoir, et que tout homme raisonnable honore librement, s'appuie sur le besoin qu'elle a d'être « à un moment ou à un autre satisfaite (11) ». Dans l'opuscule Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? Kant développe l'idée fondamentale d'un droit du besoin de la Raison qui est d'achever la pensée dans un système, lors même qu'elle se serait convaincue qu'il n'y a pas de connaissance qui vaille hors du donné sensible. Un besoin n'est qu'un principe subjectif et la Raison, hors du domaine où elle dispose de principes objectifs de connaissance (principes qui sont ceux de l'entendement, les catégories schématisées), ne peut que s'orienter sur une croyance rationnelle. Au-delà de la connaissance certaine des sciences, le besoin de la Raison nous mènera à des hypothèses (12) qui ne vaudront pas plus qu'une opinion raisonnable. Encore faudra-t-il, pour en rester à cette modestie, que la Raison se soit tirée d'un piège que, cette fois, elle s'est tendu à elle-même. Un besoin de la Raison avant de se contenter d'hypothèses aura nécessairement plongé cette dernière dans l'illusion d'une capacité à connaître les êtres suprasensibles. Cette illusion, interne à la Raison, conséquence fâcheuse de son besoin sera au principe de la construction d'une « science» métaphysique dogmatique, « science pure a priori à partir de simples concepts », historiquement donnée mais qui n'a jamais abouti à autre chose qu'à un Kampfplatz où se sont affrontés, sans jamais pouvoir l'emporter, les plus grands philosophes.

Lorsqu'il s'agit de fins suprêmes que la Raison peut viser, le besoin de la Raison, comme pratique, mène à des postulats. Ici la Raison peut s'appuyer sur une loi qui lui est intérieure et qui définit le devoir d'agir selon la loi morale. Postuler un être n'est cependant pas un devoir et la foi de la Raison est bien le résultat de son besoin d'achever le système de la pensée.

Afin de se garder d'être obérée par la contrainte civile ou le fanatisme religieux, la Raison doit donc entreprendre de définir les domaines où elle peut connaître, où elle peut ordonner sans discussion, et où elle est fondée par le droit de son besoin à croire et à espérer. Ici elle ne se heurtera pas à des autorités extérieures à elle, mais à sa propre illusion, une illusion que Kant a nommée transcendantale parce qu'elle fut au principe d'une science métaphysique déconsidérée. Le travail de la Raison pour discriminer le droit de son besoin et la pente fatale de sa propre illusion est la critique, menée par elle-même, de son propre pouvoir. Les trois ouvrages les plus importants de Kant s'intitulent tous critique, ils s'efforcent de donner satisfaction au besoin de la Raison, au besoin en luttant contre l'illusion de sa toute-puissance.


Notes :

(1) Réponse à la question: Qu'est-ce que les Lumières ?, GF,1991, p. 43.
* Tout au long ce petit ouvrage nous écrivons Raison et non simplement raison. L'emploi systématique de la majuscule pour ce seul mot ne se fonde ni sur l'écriture du mot Vernunft en Allemand puisque cette langue accorde à tous les substantifs le privilège de la lettre majuscule, ni même sur les habitudes de Kant. Kant avait remarqué que la Raison exerçait son droit, celui d'être la pierre de touche de toute vérité, sans le secours d'un appareil prestigieux de symboles comme c'est le cas pour la majesté du pouvoir ou la sainteté de la religion, L'emploi de la majuscule est donc contestable mais signale que cette « faculté» chez Kant est à la fois ce qui fait valoir le droit de son besoin et ce qui est capable par soi-même de penser ses limites. Écrire Raison et non-raison est donc déjà par soi-même approcher la vérité de la pensée de Kant.

(2) Préface de la première édition de la Critique de la Raison pure, PUF, p. 6, note.

(3) Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, GF, 1991, p. 69.

(4) Métaphysique des moeurs. Doctrine du droit, § 45 à 49, Vrin. 1971.

(5) Ibid., p, 201.

(6) Ibid.

(7) Réponse à la question: Qu'est-ce que les Lumières ?, op. cit., p. 45.

(8) Réponse à la question: Qu'est-ce que les Lumières ? op. cit., p. 45.

(9) Conflit des facultés, Première section. Vrin. 1973. p. 14-15.

(10) La religion dans les limites de la simple Raison. Vrin. 1979. p. 144. 3e partie, 1ère section § 5.

(11) Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? GF. 1991. p. 59.

(12) Critique de la Raison pratique. Assentiment venant d'un besoin de la Raison pure, PUF. 1943. p. 151.s

Joël Wilfert,
Kant, Éditions Ellipses, 1999, pp. 7-12



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