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          | Philippe 
              Fontaine, Maître de conférences à l'Université 
              de Rouen, L'interprétation psychanalytique de la croyance 
              religieuse
 
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          | Soirées Philo, conférence donnée le 04 avril 
            2006, à Ville d'Avray, La 
            Maison Pour Tous. Texte 
            Intégral (format PDF, 540 Ko). Droits réservés 
            Club Philo.
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Philippe 
                FontaineL'interprétation psychanalytique de la croyance 
                religieuse, (Format 
                PDF, 168 Ko)
 
 
 Que peut nous apprendre la psychanalyse à propos de la 
                croyance religieuse ? La psychanalyse, on le sait, repose sur 
                le principe de la pulsionnalité fondamentale de l'homme 
                ; l'homme, dont l'inconscient est constitué de motions 
                pulsionnelles refoulées, est un être de désir 
                avant qu'il n'ait à s'efforcer de construire en lui, par 
                un effort d'éducation et de culture, le système 
                de la raison. Mais, quels que soient les progrès de la 
                rationalité dans la civilisation humaine, l'emprise du 
                désir subsiste chez l'être humain toute sa vie, comme 
                en témoignent la rémanence des rêves, ou l'insistance 
                des symptômes que l'analyse elle-même peine à 
                faire disparaître. Or le désir se caractérise 
                par le pouvoir de susciter des illusions, c'est-à-dire 
                des représentations ayant pour fonction de le satisfaire, 
                et de lui éviter ainsi la rencontre périlleuse avec 
                le principe de réalité. Il appartient donc au psychanalyste 
                de retracer la genèse des différentes illusions 
                dont se nourrit l'homme, pour en exhiber l'origine inconsciente. 
                La psychanalyse se veut ainsi dénonciation des illusions 
                de la psyché humaine. Toute illusion renvoie au désir 
                comme à sa source ; c'est ce que Freud a fortement marqué 
                : " Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être 
                dérivée des désirs humains (...) Ainsi nous 
                appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci 
                la réalisation d'un désir est prévalente, 
                et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette 
                croyance à la réalité, tout comme l'illusion 
                elle-même renonce à être confirmée par 
                le réel."(1) Et c'est précisément ce 
                caractère d'"illusion" qui rend problématique 
                la croyance religieuse ; car, se différenciant de la simple 
                erreur, l'illusion trahit sa dimension de désir de croire.
 
 De fait, la religion vise à satisfaire un désir 
                inconscient ; elle s'inscrit ainsi dans la logique du remplissement 
                de désir (Wunscherfüllung) qui se trouve 
                à l'oeuvre dans les processus inconscients repérés 
                selon leur principe dynamique. À quelles motivations inconscientes 
                répondent donc les représentations religieuses ? 
                En quoi réside leur valeur particulière ? Quelle 
                est la fonction des idées religieuses au sein du phénomène 
                global de la culture ? Telles sont les questions problématiques 
                qui guideront nos analyses.
 
 La religion comme illusion
 Selon Freud, seule la science peut prétendre à la 
                dignité de véritable connaissance, et, des trois 
                autres grandes manifestations de la pensée, c'est sans 
                ambiguïté la religion qui apparaît, 
                aux yeux de Freud, comme étant la plus dangereuse pour 
                la quête de la vérité objective : En effet, 
                explique Freud, "la religion est une puissance formidable 
                qui dispose à son gré des plus fortes émotions 
                de l'homme. On sait qu'elle embrassait naguère tout ce 
                qui, au point de vue spirituel, joue quelque rôle dans la 
                vie humaine. Elle occupait la place de la science à une 
                époque où celle-ci était, pour ainsi dire, 
                inexistante et avait créé une conception du monde 
                incomparablement logique et harmonieuse qui, tout en étant 
                bien ébranlée, subsiste encore à l'heure 
                actuelle."(2)
 
 La religion représente ainsi, aux yeux de Freud, un danger 
                incomparablement plus grand pour le progrès de la connaissance 
                scientifique et l'avancée de la science dans l'élucidation 
                des lois fondamentales qui régissent l'univers, que l'art, 
                ou la philosophie. Telle est sans doute la raison pour laquelle 
                l'illusion religieuse est si souvent dénoncée par 
                Freud, dans un grand nombre de textes. En effet, Freud situe lui-même 
                l'approche psychanalytique des phénomènes humains 
                sous l'obédience de la démarche scientifique. Et 
                c'est au nom de la science (3) qu'il porte un jugement critique 
                extrêmement sévère sur la religion : "résumons, 
                écrit-il par exemple, le jugement que porte la science 
                sur la conception religieuse de l'univers : tandis que les diverses 
                religions revendiquent chacune le monopole de la vérité, 
                nous croyons, nous, qu'il convient de négliger entièrement 
                la part de vérité que peut contenir la religion. 
                Celle-ci est un essai pour vaincre le monde physique au milieu 
                duquel nous vivons, à l'aide du monde de désirs 
                que des nécessités biologiques et psychologiques 
                nous ont poussés à créer en nous-mêmes. 
                Mais la religion échoue dans cette tentative. Ses enseignements 
                portent l'empreinte des époques auxquelles ils furent conçus 
                : périodes d'enfance, d'ignorance de l'humanité. 
                Les consolations qu'offre la religion ne méritent pas créance 
                et l'expérience nous enseigne que le monde n'est pas une 
                "nursery "."(4)
 
 Les fonctions de l'illusion religieuse
 Mais pointer le danger ne suffit guère à en comprendre 
                l'essence, et l'efficace ; si la religion est un phénomène 
                d'illusion, comment comprendre son succès ? Comment comprendre 
                qu'elle s'est maintenue depuis des millénaires, qu'elle 
                constitue une structure universelle de toutes les sociétés 
                humaines sans exception, et qu'elle résiste même 
                à l'avancée des sciences et à la poussée 
                du rationalisme à l'époque moderne ? Freud soupçonne 
                très vite que cette force de la religion doit s'expliquer 
                par des phénomènes inconscients, mais aussi qu'elle 
                apporte aux hommes ce qu'ils attendent, y compris au plan conscient, 
                dans leur recherche de sens : "pour bien se représenter 
                le rôle immense de la religion, explique ainsi Freud, il 
                faut envisager toute ce qu'elle entreprend de donner aux hommes 
                : elle les éclaire sur l'origine et la formation de l'univers, 
                leur assure, au milieu des vicissitudes de l'existence, la protection 
                divine et la béatitude finale, enfin elle règle 
                leurs opinions et leurs actes en appuyant ses prescriptions de 
                toute son autorité."(5)
 
 Ce texte est absolument remarquable, dans la mesure où 
                il condense, dans un raccourci saisissant, l'ensemble des fonctions 
                assurées par la religion dans l'esprit humain, et explique 
                ainsi la place qu'elle tient dans leur existence, tant privée 
                que collective. Freud estime que la religion remplit une "triple 
                fonction" : "En premier lieu, tout comme la science, 
                mais par d'autres procédés, elle satisfait la curiosité 
                humaine et c'est d'ailleurs par là qu'elle entre en conflit 
                avec la science. C'est sans doute à sa seconde mission 
                que la religion doit la plus grande partie de son influence. La 
                science, en effet, ne peut rivaliser avec elle quand il s'agit 
                d'apaiser la crainte de l'homme devant les dangers et les hasards 
                de la vie, ou de lui apporter quelque consolation dans les épreuves. 
                La science enseigne, il est vrai, à éviter certains 
                périls, à lutter victorieusement contre certains 
                maux : impossible de nier l'aide qu'elle apporte aux humains, 
                mais en bien des cas, elle ne peut supprimer la souffrance et 
                doit se contenter de leur conseiller la résignation. C'est 
                du fait de sa troisième fonction, c'est-à-dire quand 
                elle formule des préceptes, des interdictions, des restrictions, 
                que la religion s'éloigne le plus de la science ; celle-ci, 
                en effet, se contente de rechercher et d'établir les faits, 
                tout en élaborant des règles de conduite analogues 
                à celles que donne la religion, mais autrement motivées."(6) 
                Certes, il est difficile, comme Freud l'avoue lui-même aussitôt, 
                de comprendre la nature du lien qui "rattache entre elles 
                ces trois fonctions." ; "seule une analyse génétique 
                nous permet de comprendre, ajoute-t-il, l'étrange assemblage, 
                dans la religion, d'enseignements, de consolations et de préceptes."(7) 
                Selon une méthode qui n'est pas pour nous surprendre, la 
                psychanalyse doit recourir à une approche "génétique", 
                c'est-à-dire viser à reconstituer la genèse 
                du sentiment religieux. C'est au moyen d'un questionnement à 
                rebours que nous pouvons espérer dévoiler le processus 
                de constitution du système religieux, ainsi que son extraordinaire 
                pouvoir de séduction et de fascination sur l'esprit humain.
 
 Mais l'efficace de la religion, son pouvoir de fascination sur 
                les esprits, ne se peuvent comprendre si l'on fait abstraction 
                d'un fait essentiel : la religion est certes une illusion, mais 
                c'est ce caractère qui fait sa force. Car c'est par là 
                qu'elle satisfait des désirs anciens, remontant à 
                la première enfance, et qui n'ont jamais disparu depuis. 
                Car c'est le propre d'une illusion que de répondre à 
                un désir : " Quand je dis : tout cela, ce sont des 
                illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une 
                illusion n'est pas la même chose qu'une erreur, une illusion 
                n'est pas non plus nécessairement une erreur. (...) Ce 
                qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée 
                des désirs humains."(8) L'essentiel, dans le cas de 
                figure de l'illusion, n'est pas tant son rapport à la vérité 
                (une illusion peut n'être pas fausse), que son rapport au 
                désir : "Ainsi, nous appelons illusion une croyance 
                quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d'un 
                désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, 
                ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, 
                tout comme l'illusion elle-même renonce à être 
                confirmée par le réel."(9)
 
 La seconde mission dévolue à la religion, dans le 
                texte cité plus haut, est de consolation et de soutien 
                devant les épreuves de l'existence ; ce point mérite 
                qu'on s'y arrête. Sans doute constitue-t-il l'une des forces 
                de la croyance religieuse. Ce soutien est réalisé 
                par l'existence des prescriptions et de l'ensemble des dogmes 
                que toute religion impose à ses fidèles. Dans cette 
                perspective, les croyances et les pratiques religieuses peuvent 
                bien apparaître comme "identifications imaginaires, 
                c'est-à-dire des représentations qui donnent forme 
                à la conscience que le sujet a de lui-même et soutiennent 
                son narcissisme en lui fournissant l'image d'un moi idéal 
                valorisant."(10) Quelles sont donc les caractéristiques 
                de ce système d'identifications en quoi consiste l'adhésion 
                à un système religieux ?
 
 La religion en tant que système d'identifications
 Le système d'identifications que constitue la religion 
                trouve sa fonction d'arrimage imaginaire et de défense 
                contre le doute, mais au prix d'une hétéronomie 
                qui assujettit le sujet à une autorité doctrinale 
                extérieure et indiscutable. Pour autant, il est nécessaire 
                de préciser le sens d'une telle analyse, centrée 
                sur la dimension imaginaire des identifications par lesquelles 
                la conscience se constitue comme religieuse. Comme Freud lui-même 
                l'indique dans son analyse du développement psychique de 
                l'enfant, le recours à des significations imaginaires n'est 
                pas critiquable en soi. Telle est toute l'ambiguïté 
                du registre de l'imaginaire, qu'il ouvre aussi bien sur l'ouverture 
                dans le rapport à l'autre que sur une dialectique fermée 
                de la fixation à soi. Le processus d'idéalisation 
                et de sublimation qui opère dans le christianisme, par 
                exemple, peut bien se constituer en machine de refoulement d'une 
                grande partie de la réalité.
 
 L'origine de la religion dans la détresse infantile
 Le point essentiel, de nature à éclairer l'essence 
                profonde du phénomène religieux, réside dans 
                son caractère de dérivation de désirs archaïques 
                issus en droite ligne de la prime enfance. À propos de 
                la question de la genèse des idées religieuses, 
                Freud peut ainsi écrire : " Ces idées, qui 
                professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu 
                de l'expérience ou le résultat final de la réflexion 
                : elles sont des illusions, la réalisation des désirs 
                les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité 
                ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous 
                le savons déjà : l'impression terrifiante de la 
                détresse infantile avait éveillé le besoin 
                d'être protégé - protégé en 
                étant aimé - besoin auquel le père a satisfait 
                ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute 
                la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, 
                à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine 
                en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée 
                du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution 
                d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des 
                exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées 
                dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence 
                terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de 
                lieu où ces désirs se réaliseront."(11) 
                La religion exerce ainsi une fonction que nulle autre institution 
                collective semble en mesure de prendre en charge : l'apaisement 
                de l'angoisse née du sentiment de détresse infantile 
                subsistant toute la vie : "C'est un formidable allègement 
                pour l'âme individuelle que de voir les conflits de l'enfance 
                émanés du complexe paternel - conflits jamais entièrement 
                résolus -, lui être pour ainsi dire enlevés 
                et recevoir une solution acceptée de tous."(12)
 
 La religion comme réactivation de l'instance paternelle 
                :
 "Je ne saurais trouver un autre besoin d'origine infantile 
                aussi fort que celui de protection par le père" (13)
 Dans cette démarche génétique, un fait parmi 
                d'autres se détache et s'impose d'emblée à 
                l'attention du psychanalyste : "Un indice va nous permettre 
                de trouver notre voie dans ces recherches : le dieu créateur 
                est surnommé "le père". La psychanalyse 
                en conclut qu'il s'agit bien là du père majestueux, 
                tel qu'il apparut autrefois au petit enfant. Le croyant se figure 
                la création du monde à l'image de sa propre naissance."(14) 
                Nous touchons ici à l'une des propositions fondamentales 
                de l'interprétation psychanalytique du phénomène 
                religieux : la religion est incompréhensible, si l'on ne 
                se réfère pas à la situation infantile de 
                détresse et à la relation ambivalente que nourrit 
                le petit enfant à l'égard de son père. C'est 
                en effet un point essentiel, aux yeux de Freud, et qui revient 
                comme un leitmotiv dans ses différentes analyses du phénomène 
                religieux : la religion est fondamentalement en rapport avec l'instance 
                paternelle : "mais de l'examen psychanalytique de l'individu, 
                écrit-il, il ressort avec une évidence particulière 
                que le dieu de chacun est l'image de son père, que l'attitude 
                personnelle de chacun à l'égard du dieu dépend 
                de son attitude à l'égard de son père charnel, 
                varie et se transforme avec cette attitude et que le dieu n'est 
                au fond qu'un père d'une dignité plus élevée. 
                "(15) Dieu n'est jamais que le père réel, connu 
                pendant l'enfance, et idéalisé. Certes, une telle 
                référence ne suffit pas à épuiser 
                la question de la signification de la croyance religieuse dans 
                son ensemble, et Freud en convient lui-même, mais du moins 
                se retrouve-t-elle systématiquement au centre de l'attitude 
                religieuse, telle qu'elle se donne à déchiffrer 
                dans une perspective clinique. Comme le note Freud, "Si les 
                données de la psychanalyse méritent en général 
                d'être prises en considération, nous devons admettre 
                que, en dehors des autres origines et significations possibles 
                de Dieu, sur lesquelles elle est incapable de projeter une lumière 
                quelconque, l'élément paternel joue un très 
                grand rôle dans l'idée de Dieu."(16) De prime 
                abord, cette invocation de la figure paternelle, dans l'élaboration 
                de l'idée de Dieu, a de quoi surprendre le lecteur non 
                averti, mais aussi non prévenu ; la thèse semble 
                audacieuse, incongrue, déconcertante : quel rapport peut-il 
                exister entre la religion et la figure paternelle ? Avant d'examiner 
                les attendus de l'argumentation freudienne, il importe de confirmer 
                cette référence chez Freud lui-même.
 
 Il est en effet tout à fait remarquable que Freud s'y reporte 
                à chaque fois qu'il lui est donné d'analyser le 
                phénomène religieux. Précisons que Freud 
                est, sur cette question comme sur tant d'autres, cohérent 
                avec le principe fondamental de la psychanalyse: l'importance 
                absolue de la petite enfance. C'est bien dans la prime enfance, 
                dans la proto-histoire du sujet, qu'il convient de chercher les 
                premières émotions dont la religion constituera 
                plus tard la réactivation sublimée. L'enfance est 
                une période d'intense activité psychique inconsciente, 
                d'émotions extrêmement fortes, bien souvent inassimilables 
                par un petit être dépourvu de défenses du 
                fait même de son immaturation affective. C'est pourquoi, 
                on le sait, l'enfance constitue aux yeux de Freud la période 
                sans doute la plus importante de la vie de l'homme, le moment 
                où il se constitue dans sa personnalité psychique 
                pour le restant de ses jours. Ceci vaut pour la religion, comme 
                pour toute le reste : " Les émotions infantiles sont 
                bien plus intenses, bien plus inépuisables que celles des 
                adultes et seule l'extase religieuse peut les ramener."(17)
 
 Or, un fait marquant de la période de l'enfance est bien 
                la situation de dépendance à l'égard des 
                parents ; cette relation aux parents est destinée à 
                "marquer" l'enfant d'une manière indélébile. 
                Et, au sein du couple parental, la répartition des rôles 
                accorde une importance décisive au père, en tant 
                qu'il incarne précisément, aux yeux de l'enfant 
                lui-même, la force susceptible de le protéger. Certes, 
                dans un premier temps, c'est dans son rapport avec sa mère 
                que l'enfant trouve réconfort et protection. Il n'est pas 
                nécessaire d'insister sur la proximité charnelle 
                de la mère à l'enfant, cet enfant qu'elle a porté 
                dans son sein pendant neuf mois et qu'elle a mis au monde. Une 
                relation quasi-fusionnelle s'instaure dans un premier temps, de 
                la plus grande importance, comme l'on sait, pour l'équilibre 
                futur de l'enfant. Mais l'influence de la mère se voit 
                bientôt contrebalancée par celle du père. 
                C'est ce qu'explique bien Freud : "Ainsi la mère, 
                qui satisfait la faim, devient le premier objet d'amour et certes 
                de plus la première protection contre tous les dangers 
                indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde 
                extérieur ; elle devient, peut-on dire, la première 
                protection contre l'angoisse. La mère est bientôt 
                remplacée dans ce rôle par le père plus fort, 
                et ce rôle reste dévolu au père durant tout 
                le cours de l'enfance. Cependant la relation au père est 
                affectée d'une ambivalence particulière. Le père 
                constituait lui-même un danger, peut-être en vertu 
                de la relation primitive à la mère. Ainsi inspire-t-il 
                autant de crainte que de nostalgie et d'admiration. Les signes 
                de cette ambivalence marquent profondément toutes les religions 
                (...) Et quand l'enfant, en grandissant, voit qu'il est destiné 
                à rester à jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais 
                se passer de protection contre des puissances souveraines et inconnues, 
                alors il prête à celles-ci les traits de la figure 
                paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu'il 
                cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant 
                la tâche de le protéger. Ainsi la nostalgie qu'a 
                de son père l'enfant coïncide avec le besoin de protection 
                qu'il éprouve en vertu de la faiblesse humaine ; la réaction 
                défensive de l'enfant contre son sentiment de détresse 
                prête à la réaction au sentiment de détresse 
                que l'adulte éprouve à son tour, et qui engendre 
                la religion, ses traits caractéristiques."(18)
 
 Freud revient à plusieurs reprises sur cet enracinement 
                de la croyance religieuse dans la période de dépendance 
                infantile centrée sur l'instance paternelle ; ainsi, il 
                écrit ailleurs : "La personne même à 
                qui l'enfant doit la vie, le père (ou plus justement l'instance 
                parentale formée par le père et la mère), 
                a veillé sur l'enfant faible et chétif, exposé 
                aux mille dangers de l'existence ; ainsi protégé, 
                le petit être s'est senti en sécurité. Devenu 
                adulte, l'homme est conscient de sa force accrue, mais aussi de 
                tous les dangers auxquels la vie l'expose, et il considère, 
                à bon escient, qu'il est resté aussi faible, aussi 
                misérable que dans son enfance, et qu'en regard de l'univers 
                il n'est toujours qu'un enfant. Il refuse donc de renoncer à 
                cette protection dont il a joui quand il était petit."(19) 
                La religion est ainsi dérivée en droite ligne de 
                la prématuration infantile, de la détresse de l'enfant 
                exposé sans défense aux dangers de l'existence, 
                mais aussi à la survivance de ce sentiment subjectif de 
                faiblesse et d'impuissance chez l'homme adulte ; comme l'affirme 
                Freud avec force : " aucune recherche, si minutieuse fût-elle, 
                ne saurait ébranler la conviction que notre conception 
                religieuse du monde est déterminée par notre situation 
                infantile."(20) C'est parce que nous restons enfants toute 
                notre vie que nous cherchons encore et toujours protection et 
                réconfort auprès des instances religieuses ; la 
                religion n'est ainsi rien d'autre que l'expression de la "misère" 
                de l'homme, dont Pascal a si bien décrit le sentiment d'angoisse 
                devant ces "vides infinis" qui l'effraient. Il est même 
                remarquable, à cet égard, que la religion profite 
                de la déception que l'enfant ne tarde guère à 
                ressentir devant son père, à travers le constat 
                que celui-ci n'est pas l'être tout puissant qu'il s'était 
                imaginé dans sa conscience d'enfant. La religion est fille 
                d'une désillusion : elle trouve son origine dans la destitution 
                du père du piédestal où le fantasme oedipien 
                l'avait placé. Comme l'explique bien Freud, " ayant 
                tôt reconnu que son père n'avait qu'un pouvoir très 
                restreint et n'était pas l'être en tout supérieur 
                d'abord imaginé, il revient à l'image ancienne du 
                père tant surestimé, image qui est restée 
                gravée dans sa mémoire, et il en fait une divinité 
                qu'il situe dans le présent et dans la réalité. 
                La puissance affective du souvenir, la soif de se sentir encore 
                protégé motivent, de concert, la foi."(21)
 
 La fonction consolatrice de la religion
 Cette dimension de filiation de la foi religieuse à partir 
                de la période de l'enfance, et de la dépendance 
                aux parents permet de rendre compte, entre autres, de la fonction 
                de consolation de la religion ; l'adulte attend de la religion 
                ce que le petit enfant qu'il a été attendait de 
                ses parents : " Car cette situation n'est pas nouvelle, elle 
                a un prototype infantile, dont elle n'est en réalité 
                que la continuation. car nous nous sommes déjà trouvés 
                autrefois dans un pareil état de détresse, quand 
                nous étions petit enfant en face de nos parents. Nous avions 
                des raisons de craindre ceux-ci, surtout notre père, bien 
                que nous fussions en même temps certains de sa protection 
                contre les dangers que nous craignions alors."(22) Le pouvoir 
                de séduction des idées religieuses s'explique ainsi 
                par l'ensemble des réponses qu'elles apportent à 
                un homme, dont l'enfant qu'il a été n'a pas fini 
                de mourir en lui : "mais la détresse humaine demeure, 
                précise Freud, et avec elle la nostalgie du père 
                et des dieux. Les dieux gardent leur triple tâche à 
                accomplir : exorciser les forces de la nature, nous réconcilier 
                avec la cruauté du destin, telle qu'elle se manifeste en 
                particulier dans la mort, et nous dédommager des souffrances 
                et des privations que la vie en commun des civilisés impose 
                à l'homme."(23) En vérité, la fonction 
                essentielle de la religion est d'offrir à l'homme une double 
                protection : contre la nature (24), d'une part, et contre la société 
                elle-même, d'autre part : " Ainsi se constitue un trésor 
                d'idées, né du besoin de rendre supportable la détresse 
                humaine, édifié avec le matériel fourni par 
                les souvenirs de la détresse où se trouvait l'homme 
                lors de sa propre enfance comme aux temps de l'enfance du genre 
                humain. Il est aisé de voir que, grâce à ces 
                acquisitions, l'homme se sent protégé de deux côtés 
                : d'une part contre les dangers de la nature et du destin, d'autre 
                part contre les dommages causés par la société 
                humaine."(25)
 
 Dans la mesure même où l'adulte reste, au plus profond 
                de lui-même, l'enfant qu'il a été jadis, en 
                proie aux mêmes craintes et à la même angoisse, 
                la religion lui apparaît comme un secours et une aide précieuse 
                dans la confrontation avec les difficultés de l'existence. 
                Telle est la fonction de consolation de l'illusion religieuse, 
                en tant qu'elle aide le croyant à affronter les épreuves 
                que le non-croyant doit assumer seul. Comme le note Freud, "La 
                psychanalyse nous a appris à reconnaître le lien 
                intime unissant le complexe paternel à la croyance en Dieu, 
                elle nous a montré que le dieu personnel n'est rien autre 
                chose, psychologiquement, qu'un père transfiguré 
                ; elle nous fait voir tous les jours comment des jeunes gens perdent 
                la foi au moment même où le prestige de l'autorité 
                paternelle pour eux s'écroule. Ainsi nous retrouvons dans 
                le complexe parental la racine de la nécessité religieuse. 
                Dieu juste et tout-puissant, la Nature bienveillante, nous apparaissent 
                comme des sublimations grandioses du père et de la mère, 
                mieux, comme des rénovations et des reconstructions des 
                premières perceptions de l'enfance. La religiosité 
                est en rapport biologiquement avec le long dénuement et 
                le continuel besoin d'assistance du petit enfant humain ; lorsque 
                plus tard l'adulte reconnaît son abandon réel et 
                sa faiblesse devant les grandes forces de la vie, il se retrouve 
                dans une situation semblable à celle de son enfance et 
                il cherche alors à démentir cette situation sans 
                espoir en ressuscitant, par la voie de la régression, les 
                puissances qui protégeaient son enfance. La protection 
                que la religion offre aux croyants contre la névrose s'explique 
                ainsi : elle les décharge du complexe parental, auquel 
                est attaché le sentiment de culpabilité aussi bien 
                de l'individu que de toute l'humanité, et elle le résout 
                pour eux, tandis que l'incroyant reste seul en face de cette tâche."(26)
 
 Notes
 (1) Freud, L'avenir d'une illusion, tr. fr. M. Bonaparte, 
                Paris, PUF, 1971, p. 44-45.
 (2) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 212.
 (3) Que Freud soit un rationaliste impénitent, considérant 
                que la science est la seule instance rationnelle susceptible d'assurer 
                le progrès des connaissances, le texte suivant permettra 
                de s'en convaincre : " Puisse un jour l'intellect - l'esprit 
                scientifique, la raison - accéder à la dictature 
                dans la vie psychique des humains ! Tel est notre voeu le plus 
                ardent. La raison - sa nature même nous en est garante - 
                ne négligera pas de donner aux sentiments humains et à 
                tout ce qu'ils déterminent la place qui leur est due. Cependant, 
                obligés de se soumettre au joug de la raison, les hommes 
                reconnaîtront qu'elle constitue le plus puissant des liens, 
                celui dont on sera en droit d'attendre d'autres conciliations 
                encore. Toute ce qui s'oppose, comme le fait l'interdiction religieuse 
                de penser, à ce développement est un péril 
                pour l'avenir de l'humanité." Freud, Nouvelles 
                conférences ..., op. cit., p. 226-227.
 (4) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 221-222.
 (5) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 212-213.
 (6) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 213.
 (7) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 214.
 (8) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 44.
 (9) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 45. 
                Freud ajoute un peu plus loin : " Nous le répéterons 
                : les doctrines religieuses sont toutes des illusions, on ne peut 
                les prouver, et personne ne peut être contraint à 
                les tenir pour vraies, à y croire. Quelques-unes d'entre 
                elles sont si invraisemblables, tellement en contradiction avec 
                ce que nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité 
                de l'univers, que l'on peut les comparer - en tenant compte comme 
                il convient des différences psychologiques - aux idées 
                délirantes. De la valeur réelle de la plupart d'entre 
                elles il est impossible de juger. On ne peut pas plus les réfuter 
                que les prouver." Ibid. op. cit., p. 45.
 (10) Y. Lebeaux, "Les critiques psychanalytiques de la religion", 
                in : Initiation à la pratique de la théologie, 
                tome I, Paris, Cerf, 1982, p. 494.
 (11) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 43.
 (12) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 44.
 (13) Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 
                16.
 (14) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 214.
 (15) Freud, Totem et tabou, tr. FR. S. Jankélévitch, 
                Paris, Petite bibliothèque Payot, 1966, p. 169.
 (16) Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 169. On voit 
                ici que Freud ne saurait être accusé de dogmatisme 
                dans son approche du phénomène religieux, et qu'il 
                laisse la porte ouverte à d'autres interprétations 
                de l'idée de Dieu et de la relation de l'homme à 
                la divinité. La lecture psychanalytique de la foi religieuse, 
                proposée par Freud, se présente ainsi elle-même 
                comme partielle, choisissant son angle d'attaque de la question, 
                et ne prétendant nullement à l'exhaustivité. 
                Il reste cependant que Freud, au-delà de cette précaution 
                oratoire, ne transigera jamais sur la réalité des 
                phénomènes inconscients qu'il estime avoir mis au 
                jour au titre de motifs profonds de ce qu'il appelle l'"illusion 
                religieuse". La psychanalyse n'est qu'une perspective possible, 
                parmi d'autres, sur le phénomène religieux, mais, 
                sur son propre terrain, elle se veut irréfutable.
 (17) Freud, Moïse et le monothéisme, 1939, 
                tr. fr. A. Berman, Paris, Gallimard, "Idées", 
                1948, p. 179.
 (18) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 33.
 (19) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 215.
 (20) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 216.
 (21) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., 
                p. 215.
 (22) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 24.
 (23) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 25.
 (24) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 31 
                : "Je croirai plutôt que l'homme, quand il personnifie 
                les forces de la nature, suit une fois de plus un modèle 
                infantile."
 (25) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 26.
 (26) Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, 
                tr. fr. M. Bonaparte, Paris, Gallimard, "Idées", 
                1977, p. 124-125.
 
 Philippe Fontaine
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