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Philippe Fontaine, Maître de conférences à l'Université de Rouen,
L'interprétation psychanalytique de la croyance religieuse

Soirées Philo, conférence donnée le 04 avril 2006, à Ville d'Avray, La Maison Pour Tous.
Texte Intégral (format PDF, 540 Ko). Droits réservés Club Philo.

Philippe Fontaine
L'interprétation psychanalytique de la croyance religieuse, (Format PDF, 168 Ko)


Que peut nous apprendre la psychanalyse à propos de la croyance religieuse ? La psychanalyse, on le sait, repose sur le principe de la pulsionnalité fondamentale de l'homme ; l'homme, dont l'inconscient est constitué de motions pulsionnelles refoulées, est un être de désir avant qu'il n'ait à s'efforcer de construire en lui, par un effort d'éducation et de culture, le système de la raison. Mais, quels que soient les progrès de la rationalité dans la civilisation humaine, l'emprise du désir subsiste chez l'être humain toute sa vie, comme en témoignent la rémanence des rêves, ou l'insistance des symptômes que l'analyse elle-même peine à faire disparaître. Or le désir se caractérise par le pouvoir de susciter des illusions, c'est-à-dire des représentations ayant pour fonction de le satisfaire, et de lui éviter ainsi la rencontre périlleuse avec le principe de réalité. Il appartient donc au psychanalyste de retracer la genèse des différentes illusions dont se nourrit l'homme, pour en exhiber l'origine inconsciente. La psychanalyse se veut ainsi dénonciation des illusions de la psyché humaine. Toute illusion renvoie au désir comme à sa source ; c'est ce que Freud a fortement marqué : " Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée des désirs humains (...) Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d'un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l'illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel."(1) Et c'est précisément ce caractère d'"illusion" qui rend problématique la croyance religieuse ; car, se différenciant de la simple erreur, l'illusion trahit sa dimension de désir de croire.

De fait, la religion vise à satisfaire un désir inconscient ; elle s'inscrit ainsi dans la logique du remplissement de désir (Wunscherfüllung) qui se trouve à l'oeuvre dans les processus inconscients repérés selon leur principe dynamique. À quelles motivations inconscientes répondent donc les représentations religieuses ? En quoi réside leur valeur particulière ? Quelle est la fonction des idées religieuses au sein du phénomène global de la culture ? Telles sont les questions problématiques qui guideront nos analyses.

La religion comme illusion
Selon Freud, seule la science peut prétendre à la dignité de véritable connaissance, et, des trois autres grandes manifestations de la pensée, c'est sans ambiguïté la religion qui apparaît, aux yeux de Freud, comme étant la plus dangereuse pour la quête de la vérité objective : En effet, explique Freud, "la religion est une puissance formidable qui dispose à son gré des plus fortes émotions de l'homme. On sait qu'elle embrassait naguère tout ce qui, au point de vue spirituel, joue quelque rôle dans la vie humaine. Elle occupait la place de la science à une époque où celle-ci était, pour ainsi dire, inexistante et avait créé une conception du monde incomparablement logique et harmonieuse qui, tout en étant bien ébranlée, subsiste encore à l'heure actuelle."(2)

La religion représente ainsi, aux yeux de Freud, un danger incomparablement plus grand pour le progrès de la connaissance scientifique et l'avancée de la science dans l'élucidation des lois fondamentales qui régissent l'univers, que l'art, ou la philosophie. Telle est sans doute la raison pour laquelle l'illusion religieuse est si souvent dénoncée par Freud, dans un grand nombre de textes. En effet, Freud situe lui-même l'approche psychanalytique des phénomènes humains sous l'obédience de la démarche scientifique. Et c'est au nom de la science (3) qu'il porte un jugement critique extrêmement sévère sur la religion : "résumons, écrit-il par exemple, le jugement que porte la science sur la conception religieuse de l'univers : tandis que les diverses religions revendiquent chacune le monopole de la vérité, nous croyons, nous, qu'il convient de négliger entièrement la part de vérité que peut contenir la religion. Celle-ci est un essai pour vaincre le monde physique au milieu duquel nous vivons, à l'aide du monde de désirs que des nécessités biologiques et psychologiques nous ont poussés à créer en nous-mêmes. Mais la religion échoue dans cette tentative. Ses enseignements portent l'empreinte des époques auxquelles ils furent conçus : périodes d'enfance, d'ignorance de l'humanité. Les consolations qu'offre la religion ne méritent pas créance et l'expérience nous enseigne que le monde n'est pas une "nursery "."(4)

Les fonctions de l'illusion religieuse
Mais pointer le danger ne suffit guère à en comprendre l'essence, et l'efficace ; si la religion est un phénomène d'illusion, comment comprendre son succès ? Comment comprendre qu'elle s'est maintenue depuis des millénaires, qu'elle constitue une structure universelle de toutes les sociétés humaines sans exception, et qu'elle résiste même à l'avancée des sciences et à la poussée du rationalisme à l'époque moderne ? Freud soupçonne très vite que cette force de la religion doit s'expliquer par des phénomènes inconscients, mais aussi qu'elle apporte aux hommes ce qu'ils attendent, y compris au plan conscient, dans leur recherche de sens : "pour bien se représenter le rôle immense de la religion, explique ainsi Freud, il faut envisager toute ce qu'elle entreprend de donner aux hommes : elle les éclaire sur l'origine et la formation de l'univers, leur assure, au milieu des vicissitudes de l'existence, la protection divine et la béatitude finale, enfin elle règle leurs opinions et leurs actes en appuyant ses prescriptions de toute son autorité."(5)

Ce texte est absolument remarquable, dans la mesure où il condense, dans un raccourci saisissant, l'ensemble des fonctions assurées par la religion dans l'esprit humain, et explique ainsi la place qu'elle tient dans leur existence, tant privée que collective. Freud estime que la religion remplit une "triple fonction" : "En premier lieu, tout comme la science, mais par d'autres procédés, elle satisfait la curiosité humaine et c'est d'ailleurs par là qu'elle entre en conflit avec la science. C'est sans doute à sa seconde mission que la religion doit la plus grande partie de son influence. La science, en effet, ne peut rivaliser avec elle quand il s'agit d'apaiser la crainte de l'homme devant les dangers et les hasards de la vie, ou de lui apporter quelque consolation dans les épreuves. La science enseigne, il est vrai, à éviter certains périls, à lutter victorieusement contre certains maux : impossible de nier l'aide qu'elle apporte aux humains, mais en bien des cas, elle ne peut supprimer la souffrance et doit se contenter de leur conseiller la résignation. C'est du fait de sa troisième fonction, c'est-à-dire quand elle formule des préceptes, des interdictions, des restrictions, que la religion s'éloigne le plus de la science ; celle-ci, en effet, se contente de rechercher et d'établir les faits, tout en élaborant des règles de conduite analogues à celles que donne la religion, mais autrement motivées."(6) Certes, il est difficile, comme Freud l'avoue lui-même aussitôt, de comprendre la nature du lien qui "rattache entre elles ces trois fonctions." ; "seule une analyse génétique nous permet de comprendre, ajoute-t-il, l'étrange assemblage, dans la religion, d'enseignements, de consolations et de préceptes."(7) Selon une méthode qui n'est pas pour nous surprendre, la psychanalyse doit recourir à une approche "génétique", c'est-à-dire viser à reconstituer la genèse du sentiment religieux. C'est au moyen d'un questionnement à rebours que nous pouvons espérer dévoiler le processus de constitution du système religieux, ainsi que son extraordinaire pouvoir de séduction et de fascination sur l'esprit humain.

Mais l'efficace de la religion, son pouvoir de fascination sur les esprits, ne se peuvent comprendre si l'on fait abstraction d'un fait essentiel : la religion est certes une illusion, mais c'est ce caractère qui fait sa force. Car c'est par là qu'elle satisfait des désirs anciens, remontant à la première enfance, et qui n'ont jamais disparu depuis. Car c'est le propre d'une illusion que de répondre à un désir : " Quand je dis : tout cela, ce sont des illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une illusion n'est pas la même chose qu'une erreur, une illusion n'est pas non plus nécessairement une erreur. (...) Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée des désirs humains."(8) L'essentiel, dans le cas de figure de l'illusion, n'est pas tant son rapport à la vérité (une illusion peut n'être pas fausse), que son rapport au désir : "Ainsi, nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d'un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l'illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel."(9)

La seconde mission dévolue à la religion, dans le texte cité plus haut, est de consolation et de soutien devant les épreuves de l'existence ; ce point mérite qu'on s'y arrête. Sans doute constitue-t-il l'une des forces de la croyance religieuse. Ce soutien est réalisé par l'existence des prescriptions et de l'ensemble des dogmes que toute religion impose à ses fidèles. Dans cette perspective, les croyances et les pratiques religieuses peuvent bien apparaître comme "identifications imaginaires, c'est-à-dire des représentations qui donnent forme à la conscience que le sujet a de lui-même et soutiennent son narcissisme en lui fournissant l'image d'un moi idéal valorisant."(10) Quelles sont donc les caractéristiques de ce système d'identifications en quoi consiste l'adhésion à un système religieux ?

La religion en tant que système d'identifications
Le système d'identifications que constitue la religion trouve sa fonction d'arrimage imaginaire et de défense contre le doute, mais au prix d'une hétéronomie qui assujettit le sujet à une autorité doctrinale extérieure et indiscutable. Pour autant, il est nécessaire de préciser le sens d'une telle analyse, centrée sur la dimension imaginaire des identifications par lesquelles la conscience se constitue comme religieuse. Comme Freud lui-même l'indique dans son analyse du développement psychique de l'enfant, le recours à des significations imaginaires n'est pas critiquable en soi. Telle est toute l'ambiguïté du registre de l'imaginaire, qu'il ouvre aussi bien sur l'ouverture dans le rapport à l'autre que sur une dialectique fermée de la fixation à soi. Le processus d'idéalisation et de sublimation qui opère dans le christianisme, par exemple, peut bien se constituer en machine de refoulement d'une grande partie de la réalité.

L'origine de la religion dans la détresse infantile
Le point essentiel, de nature à éclairer l'essence profonde du phénomène religieux, réside dans son caractère de dérivation de désirs archaïques issus en droite ligne de la prime enfance. À propos de la question de la genèse des idées religieuses, Freud peut ainsi écrire : " Ces idées, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront."(11) La religion exerce ainsi une fonction que nulle autre institution collective semble en mesure de prendre en charge : l'apaisement de l'angoisse née du sentiment de détresse infantile subsistant toute la vie : "C'est un formidable allègement pour l'âme individuelle que de voir les conflits de l'enfance émanés du complexe paternel - conflits jamais entièrement résolus -, lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous."(12)

La religion comme réactivation de l'instance paternelle :
"Je ne saurais trouver un autre besoin d'origine infantile aussi fort que celui de protection par le père"
(13)
Dans cette démarche génétique, un fait parmi d'autres se détache et s'impose d'emblée à l'attention du psychanalyste : "Un indice va nous permettre de trouver notre voie dans ces recherches : le dieu créateur est surnommé "le père". La psychanalyse en conclut qu'il s'agit bien là du père majestueux, tel qu'il apparut autrefois au petit enfant. Le croyant se figure la création du monde à l'image de sa propre naissance."(14) Nous touchons ici à l'une des propositions fondamentales de l'interprétation psychanalytique du phénomène religieux : la religion est incompréhensible, si l'on ne se réfère pas à la situation infantile de détresse et à la relation ambivalente que nourrit le petit enfant à l'égard de son père. C'est en effet un point essentiel, aux yeux de Freud, et qui revient comme un leitmotiv dans ses différentes analyses du phénomène religieux : la religion est fondamentalement en rapport avec l'instance paternelle : "mais de l'examen psychanalytique de l'individu, écrit-il, il ressort avec une évidence particulière que le dieu de chacun est l'image de son père, que l'attitude personnelle de chacun à l'égard du dieu dépend de son attitude à l'égard de son père charnel, varie et se transforme avec cette attitude et que le dieu n'est au fond qu'un père d'une dignité plus élevée. "(15) Dieu n'est jamais que le père réel, connu pendant l'enfance, et idéalisé. Certes, une telle référence ne suffit pas à épuiser la question de la signification de la croyance religieuse dans son ensemble, et Freud en convient lui-même, mais du moins se retrouve-t-elle systématiquement au centre de l'attitude religieuse, telle qu'elle se donne à déchiffrer dans une perspective clinique. Comme le note Freud, "Si les données de la psychanalyse méritent en général d'être prises en considération, nous devons admettre que, en dehors des autres origines et significations possibles de Dieu, sur lesquelles elle est incapable de projeter une lumière quelconque, l'élément paternel joue un très grand rôle dans l'idée de Dieu."(16) De prime abord, cette invocation de la figure paternelle, dans l'élaboration de l'idée de Dieu, a de quoi surprendre le lecteur non averti, mais aussi non prévenu ; la thèse semble audacieuse, incongrue, déconcertante : quel rapport peut-il exister entre la religion et la figure paternelle ? Avant d'examiner les attendus de l'argumentation freudienne, il importe de confirmer cette référence chez Freud lui-même.

Il est en effet tout à fait remarquable que Freud s'y reporte à chaque fois qu'il lui est donné d'analyser le phénomène religieux. Précisons que Freud est, sur cette question comme sur tant d'autres, cohérent avec le principe fondamental de la psychanalyse: l'importance absolue de la petite enfance. C'est bien dans la prime enfance, dans la proto-histoire du sujet, qu'il convient de chercher les premières émotions dont la religion constituera plus tard la réactivation sublimée. L'enfance est une période d'intense activité psychique inconsciente, d'émotions extrêmement fortes, bien souvent inassimilables par un petit être dépourvu de défenses du fait même de son immaturation affective. C'est pourquoi, on le sait, l'enfance constitue aux yeux de Freud la période sans doute la plus importante de la vie de l'homme, le moment où il se constitue dans sa personnalité psychique pour le restant de ses jours. Ceci vaut pour la religion, comme pour toute le reste : " Les émotions infantiles sont bien plus intenses, bien plus inépuisables que celles des adultes et seule l'extase religieuse peut les ramener."(17)

Or, un fait marquant de la période de l'enfance est bien la situation de dépendance à l'égard des parents ; cette relation aux parents est destinée à "marquer" l'enfant d'une manière indélébile. Et, au sein du couple parental, la répartition des rôles accorde une importance décisive au père, en tant qu'il incarne précisément, aux yeux de l'enfant lui-même, la force susceptible de le protéger. Certes, dans un premier temps, c'est dans son rapport avec sa mère que l'enfant trouve réconfort et protection. Il n'est pas nécessaire d'insister sur la proximité charnelle de la mère à l'enfant, cet enfant qu'elle a porté dans son sein pendant neuf mois et qu'elle a mis au monde. Une relation quasi-fusionnelle s'instaure dans un premier temps, de la plus grande importance, comme l'on sait, pour l'équilibre futur de l'enfant. Mais l'influence de la mère se voit bientôt contrebalancée par celle du père. C'est ce qu'explique bien Freud : "Ainsi la mère, qui satisfait la faim, devient le premier objet d'amour et certes de plus la première protection contre tous les dangers indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde extérieur ; elle devient, peut-on dire, la première protection contre l'angoisse. La mère est bientôt remplacée dans ce rôle par le père plus fort, et ce rôle reste dévolu au père durant tout le cours de l'enfance. Cependant la relation au père est affectée d'une ambivalence particulière. Le père constituait lui-même un danger, peut-être en vertu de la relation primitive à la mère. Ainsi inspire-t-il autant de crainte que de nostalgie et d'admiration. Les signes de cette ambivalence marquent profondément toutes les religions (...) Et quand l'enfant, en grandissant, voit qu'il est destiné à rester à jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais se passer de protection contre des puissances souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu'il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger. Ainsi la nostalgie qu'a de son père l'enfant coïncide avec le besoin de protection qu'il éprouve en vertu de la faiblesse humaine ; la réaction défensive de l'enfant contre son sentiment de détresse prête à la réaction au sentiment de détresse que l'adulte éprouve à son tour, et qui engendre la religion, ses traits caractéristiques."(18)

Freud revient à plusieurs reprises sur cet enracinement de la croyance religieuse dans la période de dépendance infantile centrée sur l'instance paternelle ; ainsi, il écrit ailleurs : "La personne même à qui l'enfant doit la vie, le père (ou plus justement l'instance parentale formée par le père et la mère), a veillé sur l'enfant faible et chétif, exposé aux mille dangers de l'existence ; ainsi protégé, le petit être s'est senti en sécurité. Devenu adulte, l'homme est conscient de sa force accrue, mais aussi de tous les dangers auxquels la vie l'expose, et il considère, à bon escient, qu'il est resté aussi faible, aussi misérable que dans son enfance, et qu'en regard de l'univers il n'est toujours qu'un enfant. Il refuse donc de renoncer à cette protection dont il a joui quand il était petit."(19) La religion est ainsi dérivée en droite ligne de la prématuration infantile, de la détresse de l'enfant exposé sans défense aux dangers de l'existence, mais aussi à la survivance de ce sentiment subjectif de faiblesse et d'impuissance chez l'homme adulte ; comme l'affirme Freud avec force : " aucune recherche, si minutieuse fût-elle, ne saurait ébranler la conviction que notre conception religieuse du monde est déterminée par notre situation infantile."(20) C'est parce que nous restons enfants toute notre vie que nous cherchons encore et toujours protection et réconfort auprès des instances religieuses ; la religion n'est ainsi rien d'autre que l'expression de la "misère" de l'homme, dont Pascal a si bien décrit le sentiment d'angoisse devant ces "vides infinis" qui l'effraient. Il est même remarquable, à cet égard, que la religion profite de la déception que l'enfant ne tarde guère à ressentir devant son père, à travers le constat que celui-ci n'est pas l'être tout puissant qu'il s'était imaginé dans sa conscience d'enfant. La religion est fille d'une désillusion : elle trouve son origine dans la destitution du père du piédestal où le fantasme oedipien l'avait placé. Comme l'explique bien Freud, " ayant tôt reconnu que son père n'avait qu'un pouvoir très restreint et n'était pas l'être en tout supérieur d'abord imaginé, il revient à l'image ancienne du père tant surestimé, image qui est restée gravée dans sa mémoire, et il en fait une divinité qu'il situe dans le présent et dans la réalité. La puissance affective du souvenir, la soif de se sentir encore protégé motivent, de concert, la foi."(21)

La fonction consolatrice de la religion
Cette dimension de filiation de la foi religieuse à partir de la période de l'enfance, et de la dépendance aux parents permet de rendre compte, entre autres, de la fonction de consolation de la religion ; l'adulte attend de la religion ce que le petit enfant qu'il a été attendait de ses parents : " Car cette situation n'est pas nouvelle, elle a un prototype infantile, dont elle n'est en réalité que la continuation. car nous nous sommes déjà trouvés autrefois dans un pareil état de détresse, quand nous étions petit enfant en face de nos parents. Nous avions des raisons de craindre ceux-ci, surtout notre père, bien que nous fussions en même temps certains de sa protection contre les dangers que nous craignions alors."(22) Le pouvoir de séduction des idées religieuses s'explique ainsi par l'ensemble des réponses qu'elles apportent à un homme, dont l'enfant qu'il a été n'a pas fini de mourir en lui : "mais la détresse humaine demeure, précise Freud, et avec elle la nostalgie du père et des dieux. Les dieux gardent leur triple tâche à accomplir : exorciser les forces de la nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin, telle qu'elle se manifeste en particulier dans la mort, et nous dédommager des souffrances et des privations que la vie en commun des civilisés impose à l'homme."(23) En vérité, la fonction essentielle de la religion est d'offrir à l'homme une double protection : contre la nature (24), d'une part, et contre la société elle-même, d'autre part : " Ainsi se constitue un trésor d'idées, né du besoin de rendre supportable la détresse humaine, édifié avec le matériel fourni par les souvenirs de la détresse où se trouvait l'homme lors de sa propre enfance comme aux temps de l'enfance du genre humain. Il est aisé de voir que, grâce à ces acquisitions, l'homme se sent protégé de deux côtés : d'une part contre les dangers de la nature et du destin, d'autre part contre les dommages causés par la société humaine."(25)

Dans la mesure même où l'adulte reste, au plus profond de lui-même, l'enfant qu'il a été jadis, en proie aux mêmes craintes et à la même angoisse, la religion lui apparaît comme un secours et une aide précieuse dans la confrontation avec les difficultés de l'existence. Telle est la fonction de consolation de l'illusion religieuse, en tant qu'elle aide le croyant à affronter les épreuves que le non-croyant doit assumer seul. Comme le note Freud, "La psychanalyse nous a appris à reconnaître le lien intime unissant le complexe paternel à la croyance en Dieu, elle nous a montré que le dieu personnel n'est rien autre chose, psychologiquement, qu'un père transfiguré ; elle nous fait voir tous les jours comment des jeunes gens perdent la foi au moment même où le prestige de l'autorité paternelle pour eux s'écroule. Ainsi nous retrouvons dans le complexe parental la racine de la nécessité religieuse. Dieu juste et tout-puissant, la Nature bienveillante, nous apparaissent comme des sublimations grandioses du père et de la mère, mieux, comme des rénovations et des reconstructions des premières perceptions de l'enfance. La religiosité est en rapport biologiquement avec le long dénuement et le continuel besoin d'assistance du petit enfant humain ; lorsque plus tard l'adulte reconnaît son abandon réel et sa faiblesse devant les grandes forces de la vie, il se retrouve dans une situation semblable à celle de son enfance et il cherche alors à démentir cette situation sans espoir en ressuscitant, par la voie de la régression, les puissances qui protégeaient son enfance. La protection que la religion offre aux croyants contre la névrose s'explique ainsi : elle les décharge du complexe parental, auquel est attaché le sentiment de culpabilité aussi bien de l'individu que de toute l'humanité, et elle le résout pour eux, tandis que l'incroyant reste seul en face de cette tâche."(26)

Notes
(1) Freud, L'avenir d'une illusion, tr. fr. M. Bonaparte, Paris, PUF, 1971, p. 44-45.
(2) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 212.
(3) Que Freud soit un rationaliste impénitent, considérant que la science est la seule instance rationnelle susceptible d'assurer le progrès des connaissances, le texte suivant permettra de s'en convaincre : " Puisse un jour l'intellect - l'esprit scientifique, la raison - accéder à la dictature dans la vie psychique des humains ! Tel est notre voeu le plus ardent. La raison - sa nature même nous en est garante - ne négligera pas de donner aux sentiments humains et à tout ce qu'ils déterminent la place qui leur est due. Cependant, obligés de se soumettre au joug de la raison, les hommes reconnaîtront qu'elle constitue le plus puissant des liens, celui dont on sera en droit d'attendre d'autres conciliations encore. Toute ce qui s'oppose, comme le fait l'interdiction religieuse de penser, à ce développement est un péril pour l'avenir de l'humanité." Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 226-227.
(4) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 221-222.
(5) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 212-213.
(6) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 213.
(7) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 214.
(8) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 44.
(9) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 45. Freud ajoute un peu plus loin : " Nous le répéterons : les doctrines religieuses sont toutes des illusions, on ne peut les prouver, et personne ne peut être contraint à les tenir pour vraies, à y croire. Quelques-unes d'entre elles sont si invraisemblables, tellement en contradiction avec ce que nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité de l'univers, que l'on peut les comparer - en tenant compte comme il convient des différences psychologiques - aux idées délirantes. De la valeur réelle de la plupart d'entre elles il est impossible de juger. On ne peut pas plus les réfuter que les prouver." Ibid. op. cit., p. 45.
(10) Y. Lebeaux, "Les critiques psychanalytiques de la religion", in : Initiation à la pratique de la théologie, tome I, Paris, Cerf, 1982, p. 494.
(11) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 43.
(12) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 44.
(13) Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 16.
(14) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 214.
(15) Freud, Totem et tabou, tr. FR. S. Jankélévitch, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1966, p. 169.
(16) Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 169. On voit ici que Freud ne saurait être accusé de dogmatisme dans son approche du phénomène religieux, et qu'il laisse la porte ouverte à d'autres interprétations de l'idée de Dieu et de la relation de l'homme à la divinité. La lecture psychanalytique de la foi religieuse, proposée par Freud, se présente ainsi elle-même comme partielle, choisissant son angle d'attaque de la question, et ne prétendant nullement à l'exhaustivité. Il reste cependant que Freud, au-delà de cette précaution oratoire, ne transigera jamais sur la réalité des phénomènes inconscients qu'il estime avoir mis au jour au titre de motifs profonds de ce qu'il appelle l'"illusion religieuse". La psychanalyse n'est qu'une perspective possible, parmi d'autres, sur le phénomène religieux, mais, sur son propre terrain, elle se veut irréfutable.
(17) Freud, Moïse et le monothéisme, 1939, tr. fr. A. Berman, Paris, Gallimard, "Idées", 1948, p. 179.
(18) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 33.
(19) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 215.
(20) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 216.
(21) Freud, Nouvelles conférences ..., op. cit., p. 215.
(22) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 24.
(23) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 25.
(24) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 31 : "Je croirai plutôt que l'homme, quand il personnifie les forces de la nature, suit une fois de plus un modèle infantile."
(25) Freud, L'avenir d'une illusion, op. cit., p. 26.
(26) Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, tr. fr. M. Bonaparte, Paris, Gallimard, "Idées", 1977, p. 124-125.

Philippe Fontaine