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Philippe FONTAINE,
Maitre de Conférences à l'Université de Rouen


La croyance,
Éditions Ellipses, 2003

La croyance est un état mental qui consiste à considérer qu'une certaine représentation est vraie. Elle est un «tenir-pour-vrai », une présomption ou une prétention de vérité; c'est donc son rapport à la vérité qui fait problème, puisqu'elle s'affirme en l'absence de preuves, et trouve sa condition subjective dans la conviction intime du sujet. Aussi la tradition philosophique l'a-t-elle souvent opposée au savoir véritable, dont les conditions (universalité et nécessité) sont au contraire objectives, comme étant celles de la vérité démonstrative et rationnelle.

Dans un souci de clarification conceptuelle, l'ouvrage retrace les grandes articulations et mutations de la pensée philosophique de la croyance et montre l'importance de cette disposition intellectuelle, qui se décline aussi bien théoriquement que pratiquement, par la constitution de systèmes de significations individuels ou collectifs, dont la place dans la société humaine, quel que soit son degré d'évolution clans l'ordre de la rationalité, a toujours été considérable.

Introduction :

De la croyance-opinion à la croyance-foi,
l'énigme du "tenir-pour-vrai"


La notion de croyance n'appartient pas au vocabulaire spécialisé de la philosophie, ni même à celui des sciences humaines, au sens large ; elle est présente dans la langue la plus courante, et le caractère fréquentatif du terme semble présupposer l'évidence de sa signification. Or, il apparaît, à l'examen, que cette notion a pourtant connu des fluctuations de sens considérables dans l'histoire de la pensée. Sous bénéfice d'inventaire, il semble légitime, et prudent, de voir dans ce constat l'indice d'une difficulté intrinsèque peu commune pour ce qui concerne l'assignation sémantique du terme . Nous pouvons ici prendre à témoin, parmi beaucoup d'autres penseurs, le philosophe Hume, qui avoue lui-même la difficulté qu'il éprouve à cerner le sens de cette notion : "Cette opération de l'esprit qui produit la croyance à un fait, écrit-il, a été jusqu'ici, semble-t-il, l'un des plus grands mystères de la philosophie ; personne toutefois n'a été jusqu'à soupçonner qu'il y avait quelque difficulté à l'expliquer. Pour ma part, je dois l'avouer, j'y trouve une difficulté considérable ; même quand je pense comprendre parfaitement le sujet, je suis à la recherche de termes pour exprimer ce que je veux dire. "

De fait, la première difficulté présentée par la notion de croyance réside dans sa polysémie. En effet, dans son acception la plus générale, le terme recouvre l'idée d'un acte de l'esprit consistant à affirmer la réalité ou la vérité d'une chose ou d'une proposition, et ce, en l'absence de certitude attestée par l'existence d'une preuve. Ce dernier élément, l'absence de preuve, constitue un critère de différenciation capital permettant de distinguer la croyance d'autres attitudes mentales : ce qui caractérise en effet la croyance est toujours a minima l'absence ou l'impossibilité d'une justification rationnelle de la thèse à laquelle on adhère. Le caractère rationnellement "injustifié" de la croyance constitue à n'en pas douter la détermination minimale à partir de laquelle cette notion se laisse décliner ; et cette déclinaison donne la mesure du flottement sémantique de la notion. En effet, le vocable de croyance oscille d'un sens usuel, appartenant au langage courant, où le terme s'identifie à la simple opinion (croire que ...) , à une acception comportant une connotation religieuse plus marquée, et où le terme de croyance rejoint celui de foi (croire en...).

Cette double référence donne la mesure de l'éclatement sémantique de la notion, pour ainsi dire écartelée entre le lexique épistémologique de la croyance-opinion , et celui, religieux et théologique, de la croyance-foi ; cette variation lexicale recoupe l'opposition entre deux registres axiologiques ,véhiculant des estimations valorielles implicites diamétralement opposées, parce que tantôt négatives (l'opinion est généralement jugée négativement dans un système épistémologique et ontologique où elle s'oppose au savoir et à la science ), tantôt positives ( la foi se trouvant quant à elle appréhendée positivement dans un système de valeurs à caractère religieux).

Même si la notion de croyance n'est pas directement dérivée du verbe "croire" , celui-ci manifeste plus clairement encore la diversité de sens qu'il véhicule. Le verbe croire peut en effet se décliner de différentes manières, et ces différences d'usage, à caractère grammatical, emportent avec elles des conséquences sémiologiques importantes . Ainsi, comme nous venons de le voir, il est possible de dire : "croire que..." ; "croire à...", "croire en..." ; or ces occurrences varient dans une proportion considérable, quant à leurs implications sémantiques. Si je puis croire à peu près n'importe quoi (sur le mode du : "croire que.."), "croire à .." m'engage déjà beaucoup plus, car présuppose un investissement personnel plus accentué par rapport à l'objet de ma croyance. Mais c'est l'expression "croire en...", qui marque le plus haut degré d'investissement de la croyance, et connote à la fois la force de l'engagement personnel et la valeur de ce en quoi l'on croit. Comme le remarque P. Ricoeur : "A une extrémité donc - le croire que... -, la croyance se dilue et s'exténue en deçà même de l'opinion plus ou moins fondée, pour rejoindre la conjecture la plus hasardeuse et la plus gratuite, l'impression la moins contrôlée. A l'autre extrémité - celle du croire en... - , la croyance désigne non seulement un haut degré subjectif de conviction, mais un engagement intérieur et, si l'on peut dire, une implication de tout l'être dans ce en quoi ou celui en qui l'on croit."

A cette première indétermination s'en ajoute une autre, qui tient à l'usage même du terme, selon qu'il est utilisé au singulier ou au pluriel : le sens de la croyance n'est pas tout à fait le même que celui des croyances ; au singulier, on entend par croyance "chez un peuple, une civilisation, une époque, l'objet même de la persuasion commune ou de la conviction intime ; la croyance, c'est ce que l'on croit, et, pour autant que croire c'est être persuadé qu'une chose est vraie, réelle, on désignera communément par croyance les diverses conceptions de la réalité qui sont ainsi professées." La croyance peut ainsi désigner, ce qui constitue une première source de malentendu, aussi bien l'acte de croire que l'objet de la croyance ; la croyance recouvre à la fois le "croire" et le "cru", l'activité mentale du "croire" et le résultat figé de cet acte, de ce mouvement psychique, comme "croyance-objet". C'est de ce dernier sens que relèveront par exemple l'idéologie, ou encore les croyances religieuses, cosmologiques, mythologiques, magiques, politiques, etc.

C'est cette double détermination qui doit nous servir de guide dans cette première approche de la notion de croyance, si nous voulons du moins tenter d'en résorber la plurivocité par un travail de clarification conceptuelle. En vérité, il nous faut préciser ici, d'entrée de jeu, que notre analyse portera essentiellement sur le "croire", le crédit, la confiance accordée à quelque chose ou à quelqu'un, et non pas aux croyances constituées, qui, dans leur infinie diversité dans l'espace et le temps, découragent l'analyse ; les limites du présent travail nous interdisent bien évidemment de procéder à une quelconque recension de l'infinité des croyances, du point de vue de leur contenu (il est après tout possible, et l'histoire l'a surabondamment montré, de croire en n'importe qui et à n'importe quoi ) ; et c'est donc l'acte de croire en lui-même et par lui-même qui nous retiendra ici. Ajoutons qu'en tout état de cause, les croyances ne tiennent leur existence, c'est-à-dire la condition de leur possibilité, que de la croyance, en tant qu'acte intellectuel visant de manière spécifique son objet.

Le point important ici tient au fait que, dans son acception la plus générale, la croyance désigne une attitude mentale d'acceptation ou d'assentiment qu'accompagne un sentiment de persuasion, ou de conviction intime. La croyance porte sur des propositions ou des énoncés qui sont tenus pour vrais. C'est sans doute ce "tenir-pour-vrai" qui constitue à la fois le noyau de sens de la notion de croyance, et la raison de sa plurivocité. Sans doute pouvons-nous considérer une telle polysémie comme l'indice d'une ressource de sens infiniment riche de l'idée même de croyance, beaucoup plus que la marque de son indétermination foncière. Du moins sommes-nous fondés à considérer que les croyances sont nécessairement secondes par rapport à la croyance, c'est-à-dire à la possibilité même de croire, d'accorder foi, créance, crédit, confiance ; certes, un usage courant du terme de croyance tend insidieusement à l'assimiler à telle ou telle croyance constituée. Il n'en résulte pas que la croyance soit de même nivau que les croyances ; comme le remarque P. Ricoeur : "la croyance tend à se confondre avec la foi religieuse ou avec les conceptions religieuses, dans la mesure où celles-ci sont à la base des croyances portant sur l'existence de quelque réalité et des croyances portant sur le caractère de légitimité et d'obligation des règles de vie. Mais cette croyance-objet, ajoute P. Ricoeur, si l'on peut ainsi parler, n'efface pas un sens plus ancien, et sans doute plus fondamental, selon lequel la croyance est l'action même de croire, le crédit, la confiance accordée à quelque opinion ; c'est alors le pôle subjectif de la persuasion ou de la conviction qui est ainsi souligné ; le mot, plus volontiers employé au singulier, dit alors l'engagement de l'homme dans la persuasion qu'il a qu'une chose est vraie ou réelle."

L'énigme de la croyance réside bien en cet acte de croire, c'est-à-dire de "tenir-pour-vrai", et c'est à tenter de comprendre le sens de cette position mentale que nous nous attacherons dans cet ouvrage, beaucoup plus qu'à un quelconque recensement des contenus de croyance. Il semble d'ailleurs difficile de procéder autrement, dès lors que l'on a constaté, avec de nombreux auteurs, à quel point le caractère de généralité des croyances les rend inaccessibles à l'analyse. C'est bien ce que remarque E. Weil, par exemple, lorsqu'il relève l'extraordinaire diversité des objets sur lesquels la certitude des hommes est susceptible de se fixer : "La catégorie de la certitude, écrit-il, oppose à l'analyse les plus grands obstacles, précisément parce que l'attitude est la première à être "compréhensible", c'est-à-dire, la première de celles qui peuvent être prises par n'importe qui à n'importe quel moment à l'intérieur de n'importe quel monde. Aussi les exemples historiques sont-ils innombrables. Mais au lieu de faciliter l'explication, ils la rendent plus malaisée. Aucune difficulté pour l'historien ; partout où il y a des documents humains, il trouve la certitude, certitude d'une cosmologie, d'une théogonie, d'une magie, d'une religion, d'un système de valeurs quelconque, à tel point que la certitude ne l'intéresse pas, puisque ce qui change - et est ainsi historique - n'est pas la certitude, mais le contenu de celle-ci." L'infinie variabilité des contenus de croyance la rend rétive à l'analyse, et, en tout cas, ne semble relever que d'une enquête anthropologique, menée par les spécialistes des "sciences de l'homme" (historiens, théoriciens des idées, sociologues, anthropologues, ethnologues, etc ) ; encore faut-il prendre conscience qu'à décliner l'indéfinie prolifération des contenus de croyance, l'enquêteur n'est guère avancé pour ce qui concerne l'élucidation du sens de la croyance comme telle, entendue comme acte d'adhésion intellectuelle, selon des modalités spécifiques, à un "objet" (et quel que soit cet" objet"). C'est pourquoi nous nous livrerons ici à une analyse proprement philosophique et phénoménologique de la croyance, afin de dégager ce qui constitue la condition de toute croyance ultérieure constituée. C'est à décrire l'attitude qui correspond à la catégorie de croyance que nous pouvons espérer comprendre le sens de cet acte intellectuel dont la priorité, dans les opérations de l'esprit, le dispute à l'universalité. Car l'universalité de l'attitude de la croyance ne fait aucun doute ; comme le note E. Weil : "La certitude est, à proprement parler, ce qui forme la vie humaine. L'homme n'agit pas toujours en pensant (...) , mais il agit toujours suivant une pensée. La forme sous laquelle cette pensée agit est la certitude." C'est bien cette certitude qui constitue l'un des aspects essentiels de la croyance.

En effet, comme on l'a noté, le problème philosophique de la croyance réside en une véritable "énigme" , qui tient au statut double de la croyance : la croyance, en effet, comporte un aspect "subjectif" et un aspect "objectif". L'aspect subjectif comprend les différents degrés de certitude accessibles à la conscience : du doute jusqu'à l'intime conviction, en passant par la conjecture et toutes les formes de la supposition ou de la supputation ; l'aspect objectif concerne non plus les degrés de certitude de la conscience, mais les degrés de réalité s'attachant à l'objet de la croyance, c'est-à-dire à la chose que l'on tient pour vraie. Cette échelle varie de la simple possibilité (le problématique) à la vérité comme telle, en passant par le probable ou le vraisemblable. L'analyse de la croyance peut ainsi exiger l'analyse d'une éventuelle correspondance entre les degrés de certitude (subjective) et les degrés de réalité (objective) ; ce projet fut celui de Husserl dans ses Idées directrices pour une phénoménologie . Il reste que la croyance, considérée comme affirmation originaire portant sur un énoncé ou une proposition quelconques, constitue, estime P. Ricoeur, "une sorte d'énigme ou de paradoxe ; elle joint, en effet, des traits que l'on peut dire subjectifs, à savoir tous les degrés de la certitude, et des traits que l'on peut dire objectifs, à savoir tous les degrés du probable jusqu'au vrai pur et simple. " Cette collusion de traits subjectif et objectifs, au sein même du concept de croyance, est indissociable de la déviation possible, comme confusion du subjectif et de l'objectif : la croyance ne tend-elle pas constamment à prendre pour vérité objective ce qui n'est que certitude subjective ? Comme le note encore P. Ricoeur : " pour le sujet de la croyance, les degrés de la certitude ne sont pas distingués de ceux de la vérité, mais (...) les premiers sont pris pour les seconds. Bref, l'énigme de la croyance, c'est celle du tenir-pour-vrai."

A ces difficultés, du côté de la conscience croyante, s'en ajoutent d'autres, qui concernent le rapport objectif au vrai ; en effet, la dispersion sémantique de la notion est le reflet d'une opposition de valeurs : on ne saurait se contenter, dans le projet d'élucidation du sens de la croyance, d'une analyse gnoséologique, prenant en compte le déploiement des degrés de la certitude le long desquels oscille la conscience croyante ; il faut encore examiner cette notion selon la polarité axiologique qui marque son rapport à la vérité. Si la croyance est essentiellement "tenir-pour-vrai", en effet, n'est-elle pas risque de confusion entre le vrai et le vraisemblable (le "vrai-semblable", ce qui n'est que semblable au vrai ) ? S'il n'y a croyance que là où l'administration de la preuve, permettant de démontrer la vérité, est impossible, la croyance peut-elle échapper au risque de la confusion ?

Mais la difficulté s'accroît du fait que la multiplicité de significations du mot croyance semble se distribuer selon des valeurs contradictoires ; tantôt la croyance peut être rattachée, ou rapprochée, de termes possédant une valeur positive, tantôt elle s'assimile à des notions dont la valeur négative est patente. Ainsi, la parenté entre croyance et opinion "tire" la croyance du côté d'une estimation valorielle négative, parce que l'opinion, depuis la philosophie grecque, est opposée à la science véritable, au savoir, à l'épistémè . Par contre, à rapprocher la croyance de la foi, la première gagne un surplus de sens et de valeur qu'elle hérite de la seconde. Bref: "le mot croyance souffre de ce tiraillement entre l'opinion, appréciée négativement dans un système épistémologique et ontologique qui la met au bas de l'échelle de valeurs, et la foi, appréciée positivement dans un système de valeurs de caractère religieux. "

En vérité, la difficulté à cerner la teneur de sens de cette notion de croyance augmente encore, si l'on remarque, avec P. Ricoeur, que le sens de la croyance est tributaire de ces différents rapprochements notionnels, et donc de ses fluctuations, au plan sémantique ; en d'autres termes, la signification de la croyance est condamnée à suivre les modifications de sens que les notions connexes connaissent tout au long de l'histoire de la philosophie. La complexité de la situation vient donc du fait que "dans chacun des deux systèmes de gravitation, l'opinion et la foi sont susceptibles de recevoir elles-mêmes des valeurs opposées. L'opinion, premier synonyme de la croyance, ne s'épuise pas à signifier le non-savoir, la non-vérité. Il est aussi l'équivalent du jugement, comme on voit avec le verbe opiner : opiner, croire, c'est porter un jugement ; or, en tant qu'opération et activité d'opiner, la croyance-opinion tend à prendre une signification positive, qui compense l'estimation négative qui s'attache à la croyance en tant qu'elle est en défaut par rapport au savoir." C'est la modification du système philosophique de référence, et servant de contexte à la notion d'opinion, qui, par un effet en retour sur la notion de croyance, en modifie substantiellement la signification. Il en va de même pour le rapport entre croyance et foi : "Inversement, écrit P. Ricoeur, la croyance-foi n'a pas dans tous ses emplois une valeur positive ; le croyant sera un superstitieux aux yeux de l'incroyant ; le gnostique opposera la gnose, qui veut dire connaissance, à la foi du croyant ; selon la perspective eschatologique ou mystique elle-même, la foi sera en défaut par rapport à la vision des derniers temps ou à la contemplation des bienheureux ; enfin, même dans l'économie actuelle, la foi du croyant, principalement sous la sollicitation de la science et de la philosophie, est invitée à chercher l'intelligence (fides quaerens intellectum ), ce qui signifie qu'elle ne la comporte pas d'emblée dans ses premières démarches aveugles."

On voit donc qu'une analyse plus fine des notions d'opinion et de foi voit ces significations se modifier radicalement, voire se retourner complètement, selon les champs conceptuels où elles trouvent successivement place dans l'histoire de la philosophie : "Ainsi, la croyance-opinion n'a pas qu'une valeur négative, par défaut de science, et la croyance-foi n'a pas qu'une valeur positive, en tant qu'adhésion profonde d'un être à un autre être ; chacune des deux significations majeures se retourne en quelque sorte contre elle-même, la négative devenant positive, et inversement."

C'est donc à explorer et analyser en détail cet entrelacs de significations imbriquées dans la notion de croyance que nous devons nous attacher dans les pages qui suivent, si nous voulons espérer identifier le noyau de sens constitutif de cette notion, et élucider ainsi l'énigme du "tenir-pour-vrai" en quoi elle consiste.


Philippe Fontaine

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