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Luc Ferry,
Apprendre à vivre, Traité de philosophie destiné aux jeunes générations

Apprendre à vivre, Traité de philosophie à l'usage des jeunes générations
Plon, 2006, 302 pages.

«Je vais te raconter l'histoire de la philosophie. Pas toute, bien sûr, mais quand même ses cinq plus grands moments. Chaque fois, je te donnerai l'exemple d'une ou deux grandes visions du monde liées à une époque afin que tu puisses, si tu le souhaites, commencer à lire par toi-même les oeuvres les plus importantes.
Je te fais, d'entrée de jeu, une promesse: toutes ces pensées, je te les exposerai d'une façon totalement claire, sans le moindre jargon, mais en allant à l'essentiel, à ce qu'elles ont chaque fois de plus profond et deplus passionnant. Si tu prends la peine de me suivre, tu sauras donc vraiment en quoi consiste la philosophie, comment elle éclaire de façon irremplaçable les multiples interrogations qui portent sur la façon dont nous pourrions ou devrions conduire nos existences» p. 15


Le Club de Philosophie remercie vivement les éditions Plon de lui avoir donné l'autorisation de reproduire en ligne à titre gracieux les extraits ci-dessous. Droits réservés.

Lire un autre extrait : La finitude humaine et la question du salut, pp. 17-31, (Format PDF, 188 Ko)

CV de Luc Ferry

Lire un extrait, pp. 276-292 (Format PDF, 191 Ko)


III. REPENSER LA QUESTION DU SALUT : À QUOI SERT DE GRANDIR?

Je voudrais, pour finir, te proposer trois éléments de réflexion sur la façon dont un humanisme non métaphysique peut aujourd'hui réinvestir l'ancienne problématique de la sagesse : ils concernent l'exigence de la pensée élargie, la sagesse de l'amour et l'expérience du deuil.

 

L'exigence de la pensée élargie

La « pensée élargie », d'abord.

Cette notion, que j'ai eu l'occasion d'évoquer à la fin du chapitre sur la philosophie moderne, prend une signification nouvelle dans le cadre de la pensée post-nietzschéenne. Elle ne désigne plus simplement, comme chez Kant, une exigence de l'esprit critique, une contrainte argumentative (« se mettre à la place des autres pour mieux comprendre leur point de vue ») mais, bel et bien, une nouvelle façon de répondre à la question du sens de la vie. Je voudrais t'en dire un mot afin de t'indiquer quelques-uns des rapports qu'elle entretient avec la problématique du salut ou, tout au moins, avec ce qui en tient désormais lieu dans la perspective d'un humanisme post-nietzschéen, débarrassé des idoles de la métaphysique.

Par opposition à l'esprit «borné », la pensée élargie pourrait se définir, dans un premier temps, comme celle qui parvient à s'arracher à soi pour se «mettre à la place d'autrui », non seulement pour mieux le comprendre, mais aussi pour tenter, en un mouvement de retour à soi, de regarder ses propres jugements du point de vue qui pourrait être celui des autres.

C'est là ce qu'exige l'autoréflexion dont nous avons parlé tout à l'heure: pour prendre conscience de soi, il faut bien se situer en quelque façon à distance de soi-même. Là où l'esprit borné reste englué dans sa communauté d'origine au point de juger qu'elle est la seule possible ou, à tout le moins, la seule bonne et légitime, l'esprit élargi parvient, en se plaçant autant qu'il est possible du point de vue d'autrui, à contempler le monde en spectateur intéressé et bienveillant. Acceptant de décentrer sa perspective initiale, de s'arracher au cercle limité de l'égocentrisme, il peut pénétrer les coutumes et les valeurs éloignées des siennes, puis, en revenant en lui-même, prendre conscience de soi d'une manière distanciée, moins dogmatique, et enrichir ainsi ses propres vues.

C'est aussi en quoi, j'aimerais que tu le notes au passage et que tu mesures la profondeur des racines intellectuelles de l'humanisme, la notion de «pensée élargie » prolonge celle de «perfectibilité» dont nous avons vu comment Rousseau voyait en elle le propre de l'humain, par opposition à l'animal. Toutes deux supposent, en effet, l'idée de liberté entendue comme la faculté de s'arracher à sa condition particulière pour accéder à plus d'universalité, pour entrer dans une histoire individuelle ou collective - celle de l'éducation d'un côté, de la culture et de la politique de l'autre - au cours de laquelle s'effectue ce que l'on pourrait nommer l'humanisation de l'humain.

Or c'est aussi ce processus d'humanisation qui donne tout son sens à la vie et qui, dans l'acception quasi théologique du terme, la «justifie» dans la perspective de l'humanisme. J'aimerais t'expliquer aussi clairement que possible pourquoi.

Dans mon livre Qu'est-ce qu'une vie réussie?, j'avais longuement cité un discours prononcé à l'occasion de la remise de son prix Nobel de littérature, en décembre 2001, par le grand écrivain anglo-indien V. S. Naipaul. Il me semblait, en effet, décrire à merveille cette expérience de la pensée élargie et les bienfaits qu'elle peut apporter, non seulement dans l'écriture d'un roman, mais plus profondément dans la conduite d'une vie humaine. Je voudrais y revenir un instant encore avec toi.

Dans ce texte, Naipaul raconte son enfance dans l'île de Trinidad et il évoque les limitations inhérentes à cette vie des petites communautés, refermées sur elles-mêmes et repliées sur leurs particularismes, en des termes auxquels j'aimerais que tu réfléchisses :

« Nous autres Indiens, immigrés de l'Inde [...] nous menions pour l'essentiel des vies ritualisées et n'étions pas encore capables de l'autoévaluation nécessaire pour commencer à apprendre. [...] À Trinidad, où, nouveaux arrivants, nous formions une communauté désavantagée, cette idée d'exclusion était une sorte de protection qui nous permettait, pour un moment seulement, de vivre à notre manière et selon nos propres règles, de vivre dans notre propre Inde en train de s'effacer. D’où un extraordinaire égocentrisme. Nous regardions vers l'intérieur; nous accomplissions nos journées; le monde extérieur existait dans une sorte d'obscurité; nous ne nous interrogions sur rien...»

Et Naipaul explique comment, une fois devenu écrivain, «ces zones de ténèbres» qui l'environnaient enfant - c'est-à-dire tout ce qui était présent plus ou moins sur l'île mais que le repli sur soi empêchait de voir : les aborigènes, le Nouveau Monde, l'Inde, l'univers musulman, l'Afrique, l'Angleterre - sont devenues les sujets de prédilection qui lui permirent, prenant quelque distance, d'écrire un jour un livre sur son île natale. Tu comprends déjà que tout son itinéraire d'homme et d'écrivain -les deux sont ici inséparables a consisté à élargir l'horizon en faisant un gigantesque effort de «décentration », d'arrachement à soi en vue de parvenir à s'approprier les fameuses «zones d'ombre» en question.

Puis il ajoute ceci, qui est peut-être l'essentiel :

« Mais quand ce livre a été terminé, j'ai eu le sentiment que j'avais tiré tout ce que je pouvais de mon île. J'avais beau réfléchir, aucune autre histoire ne me venait. Le hasard est alors venu à mon secours. Je suis devenu voyageur. J'ai voyagé aux Antilles et j'ai bien mieux compris le mécanisme colonial dont j'avais fait partie. Je suis allé en Inde, la patrie de mes ancêtres, pendant un an ; ce voyage a brisé ma vie en deux. Les livres que j'ai écrits sur ces deux voyages m'ont hissé vers de nouveaux domaines d'émotion, m'ont donné une vision du monde que je n'avais jamais eue, m'ont élargi techniquement.»

Point de reniement, ici, ni de renonciation aux particularités d'origine. Seulement une distanciation, un élargissement (et il est tout à fait significatif que Naipaul utilise lui-même le terme) qui permet de les saisir d'une autre perspective, moins immergée, moins égocentrique - par où l'oeuvre de Naipaul, loin d'en rester, comme l'artisanat local, au seul registre du folklore, a pu s'élever jusqu'au rang de la «littérature mondiale». Je veux dire par là qu'elle n'est pas réservée au public des «indigènes » de Trinidad, ni même à celui des anciens colonisés, parce que l'itinéraire qu'elle décrit n'est pas seulement particulier: il possède une signification humaine universelle qui, par-delà la particularité de la trajectoire, peut toucher et faire réfléchir tous les êtres humains.

Au plus profond, l'idéal littéraire, mais aussi existentiel, que dessine ici Naipaul signifie qu'il nous faut nous arracher à l'égocentrisme. Nous avons besoin des autres pour nous comprendre nous-mêmes, besoin de leur liberté et, si possible de leur bonheur, pour accomplir notre propre vie. En quoi la considération de la morale fait signe, pour ainsi dire d'elle-même, vers une problématique plus haute : celle du sens.

Dans la Bible, connaître veut dire aimer. Pour dire les choses un peu brutalement : quand on dit de quelqu'un « il la connut bibliquement », cela signifie « il a fait l'amour avec elle ». La problématique du sens est une sécularisation de cette équivalence biblique: si connaître et aimer sont une seule et même chose, alors, ce qui par-dessus tout donne un sens à nos vies, tout à la fois une orientation et une signification, c'est bien l'idéal de la pensée élargie. Lui seul, en effet, nous permet, en nous invitant, dans tous les sens du terme, au voyage, en nous exhortant à sortir de nous-mêmes pour mieux nous retrouver - c'est là ce que Hegel nommait l'«expérience» - de mieux connaître et de mieux aimer les autres.

À quoi sert de vieillir? À cela et peut-être à rien d'autre. À élargir la vue, apprendre à aimer la singularité des êtres comme celle des oeuvres, et vivre parfois, lorsque cet amour est intense, l'abolissement du temps que nous donne sa présence. En quoi nous parvenons, mais seulement par moments, comme nous y invitaient les Grecs, à nous affranchir de la tyrannie du passé et de l'avenir pour habiter ce présent enfin déculpabilisé et serein dont tu as maintenant compris qu'il était alors comme un «moment d'éternité », comme un instant où la crainte de la mort n'est enfin plus rien pour nous.

C'est en ce point que la question du sens et celle du salut se rejoignent.

Mais Je ne veux pas en rester là, car ces formules, qui annoncent une pensée, sont encore très insuffisantes pour te la faire comprendre. Il nous faut aller plus loin et tâcher de saisir en quoi il existe bel et bien une « sagesse de l'amour », une vision de l'amour qui permet de saisir pleinement les raisons pour lesquelles il donne seul, du moins dans cette perspective qui est celle de l'humanisme, du sens à nos vies.


La sagesse de l'amour

Je te propose de partir, pour la mieux cerner, d'une analyse très simple de ce qui caractérise toute grande oeuvre d'art.

Dans quelque domaine que ce soit, cette dernière est toujours, au départ, caractérisée par la particularité de son contexte culturel d'origine. Elle est toujours marquée historiquement et géographiquement par l'époque et l'« esprit du peuple» dont elle est issue. C'est là, justement, son côté «folklorique» - le mot folklore vient du mot folk, qui veut dire «peuple» - sa dette envers la logique de l'artisanat populaire, local, si tu veux. On voit immédiatement, même sans être un grand spécialiste, qu'une toile de Vermeer n'appartient ni au monde asiatique, ni à l'univers arabo-musulman, qu'elle n'est manifestement pas non plus localisable dans l'espace de l'art contemporain, mais qu'elle a sûrement plus à voir avec l'Europe du Nord du XVIIe siècle. De même, à peine quelques mesures suffisent parfois pour déterminer qu'une musique vient d'Orient ou d'Occident, qu'elle est plus ou moins ancienne ou récente, destinée à une cérémonie religieuse ou plutôt dédiée à une danse, etc. D'ailleurs, même les plus grandes oeuvres de la musique classique empruntent aux chants et aux danses populaires dont le caractère national n'est jamais absent. Une polonaise de Chopin, une rapsodie hongroise de Brahms, les danses populaires roumaines de Bartok le disent explicitement. Mais, lors même que ce n'est pas dit, le particulier d'origine laisse toujours des traces et, si grande soit-elle, si universelle que soit sa portée, la grande oeuvre n'a jamais tout à fait rompu les liens avec son lieu et sa date de naissance.

Pourtant, c'est vrai, le propre de la grande oeuvre, à la différence du folklore, c'est qu'elle n'est pas rivée à un «peuple» particulier. Elle s'élève à l'universel ou pour mieux dire, si le mot fait peur, elle s'adresse potentiellement à l'humanité tout entière. C'est ce que Goethe appelait déjà, s'agissant des livres, la «littérature mondiale» (Weltlitteratur). L'idée de «mondialisation» n'était nullement liée dans son esprit à celle d'uniformité : l'accès de l'oeuvre au niveau mondial ne s'obtient pas en bafouant les particularités d'origine, mais en assumant le fait d'en partir et de s'en nourrir pour les transfigurer toutefois dans l'espace de l'art. Pour en faire quelque chose d'autre que du simple folklore.

Du coup, les particularités, au lieu d'être sacralisées comme si elles n'étaient vouées à ne trouver de sens que dans leur communauté d'origine, sont intégrées dans une perspective plus large, dans une expérience assez vaste pour être potentiellement commune à l'humanité. Et voilà pourquoi la grande oeuvre, à la différence des autres, parle à tous les êtres humains, quels que soient le lieu et le temps où ils vivent.

Maintenant, faisons un pas de plus.

Pour comprendre Naipaul, tu remarqueras que j'ai mobilisé deux concepts, deux notions clefs : le particulier et l'universel.

Le particulier, c'est en l'occurrence, dans l'expérience que décrit le grand écrivain, le point de départ : la petite île, et même, plus précisément, au sein de l'île, la communauté indienne à laquelle appartient Naipaul. Et, en effet, il s'agit bien d'une réalité particulière, avec sa langue, ses traditions religieuses, sa cuisine, ses rituels, etc. Et puis, à l'autre bout de la chaîne, si l'on peut dire, il y a l'universel. Ce n'est pas seulement le vaste monde, les autres, mais aussi la finalité de l'itinéraire qu'entreprend Naipaul quand il s'attaque aux «zones d'ombre », à ces éléments d'altérité qu'il ne connaît ni ne comprend à première vue.

Ce que je voudrais que tu comprennes, car c'est crucial pour percevoir en quoi l'amour donne du sens, c'est qu'entre ces deux réalités, le particulier et cet universel qui se confond à la limite avec l'humanité elle-même, il existe une place pour un moyen terme: le singulier ou l'individuel. Or c'est ce dernier et lui seul qui est, tout à la fois, l'objet de nos amours et le porteur de sens.

Tâchons de voir cela d'un peu plus près afin de rendre sensible cette idée qui est, tout simplement, la poutre maîtresse de l'édifice philosophique de l'humanisme sécularisé.

Pour nous aider à y voir plus clair, je partirai d'une définition de la singularité, héritée du romantisme allemand, dont tu vas pouvoir mesurer tout l'intérêt pour notre propos.

Si, comme le veut depuis l'Antiquité grecque la logique classique, on désigne sous le nom de «singularité» ou d'«individualité» une particularité qui n'en est pas restée au seul particulier mais qui s'est fondue dans un horizon supérieur pour accéder à plus d'universel, alors tu mesures en quoi la grande oeuvre d'art nous en offre le modèle le plus parfait. C'est parce qu'ils sont, en ce sens bien précis, des auteurs d'oeuvres singulières, tout à la fois enracinées dans leur culture d'origine et dans leur époque, mais cependant capables de s'adresser à tous les hommes de toutes les époques, que nous lisons encore Platon ou Homère, Molière ou Shakespeare, ou que nous écoutons encore Bach ou Chopin.

Il en va ainsi de toutes les grandes oeuvres et même de tous les grands monuments de l'histoire: on peut être français, catholique, et cependant profondément ébloui par le temple d'Angkor, par la mosquée de Kairouan, par une toile de Vermeer ou une calligraphie chinoise. Parce qu'ils se sont élevés jusqu'au niveau suprême de la «singularité », parce qu'ils ont accepté de ne plus s'en tenir ni au particulier qui formait, comme pour tout homme, la situation initiale, ni à un universel abstrait, désincarné, comme celui, par exemple, d'une formule chimique ou mathématique. L'oeuvre d'art digne de ce nom n'est ni l'artisanat local, ni non plus cet universel dénué de chair et de saveur qu'incarne le résultat d'une recherche scientifique pure. Et c'est cela, cette singularité, cette individualité ni seulement particulière, ni tout à fait universelle que nous aimons en elle.

Par où tu vois aussi par quel biais la notion de singularité peut être rattachée directement à l'idéal de la pensée élargie : en m'arrachant à moi-même pour comprendre autrui, en élargissant le champ de mes expériences, je me singularise puisque je dépasse tout à la fois le particulier de ma condition d'origine pour accéder, sinon à l'universalité, du moins à une prise en compte chaque fois plus large et plus riche des possibilités qui sont celles de l'humanité tout entière.

Pour reprendre un exemple simple: lorsque j'apprends une langue étrangère, lorsque je m'installe pour y parvenir dans un pays autre que le mien, je ne cesse, que je le veuille ou non, d'élargir l'horizon. Non seulement je me donne les moyens d'entrer en communication avec plus d'êtres humains, mais toute une culture s'attache à la langue que je découvre et, ce faisant, je m'enrichis de manière irremplaçable d'un apport extérieur à ma particularité initiale.

En d'autres termes: la singularité n'est pas seulement la caractéristique première de cette « chose» extérieure à moi qu'est la grande oeuvre d'art, mais c'est aussi une dimension subjective, personnelle, de l'être humain comme tel. Et c'est cette dimension, à l'exclusion des autres, qui est le principal objet de nos amours. Nous n'aimons jamais le particulier en tant que tel, jamais non plus l'universel abstrait et vide. Qui tomberait d'ailleurs amoureux d'un nourrisson ou d'une formule algébrique?

Si nous suivons encore le fil de la singularité, auquel l'idéal de la pensée élargie nous a conduits, il faut donc y ajouter la dimension de l'amour : seul il donne sa valeur et son sens ultimes à tout ce processus d'«élargissement» qui peut et doit guider l'expérience humaine. Comme tel, il est le point d'aboutissement d'une sotériologie humaniste, la seule réponse plausible à la question du sens de la vie - en quoi, une fois encore, l'humanisme non métaphysique peut bien apparaître comme une sécularisation du christianisme.

Un fragment, magnifique, des Pensées de Pascal (323) t'aidera à mieux le comprendre. Il s'interroge, en effet, sur la nature exacte des objets de nos affections en même temps que sur l'identité du moi. Le voici :

« Qu'est-ce que le moi?

« Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants; si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non: car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il? Non: car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

« Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où donc est ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

«Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.»

La conclusion que l'on tire généralement de ce texte est la suivante: le moi, dont Pascal ne cesse par ailleurs de dire qu'il est «haïssable », parce que toujours plus ou moins voué à l'égoïsme, n'est pas un objet d'amour défendable. Pourquoi? Tout simplement parce que nous tendons tous à nous attacher aux particularités, aux qualités «extérieures» des êtres que nous prétendons aimer: beauté, force, humour, intelligence, etc., voilà ce qui, d'abord, nous séduit. Mais comme de tels attributs sont éminemment périssables, l'amour finit un jour ou l'autre par céder la place à la lassitude et à l'ennui. C'est même là, selon Pascal, l'expérience la plus commune :

«Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans. Je crois bien! Elle n'est plus la même, ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi; elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être encore, telle qu'elle était alors» (Pensées, 123).

Eh oui : loin d'avoir aimé en l'autre ce qu'on prenait pour son essence la plus intime, ce que nous avons nommé ici sa singularité, on ne s'est attaché qu'à des qualités particulières et par conséquent tout à fait abstraites en ce sens qu'on pourrait tout aussi bien les retrouver chez n'importe qui d'autre. La beauté, la force, l'intelligence, etc., ne sont pas propres à tel ou tel, elles ne sont nullement liées de manière intime et essentielle à la «substance» d'une personne à nulle autre pareille, mais elles sont, pour ainsi dire, interchangeables. S'il persiste dans la logique qui fut la sienne au départ, il est probable que notre ancien amant du fragment 123 va divorcer pour chercher une femme plus jeune et plus belle, et en cela très semblable à celle qu'il avait épousée dix ans plus tôt…

Bien avant les philosophes allemands du XIXe siècle, Pascal découvre que le particulier brut et l'universel abstrait, loin de s'opposer, «passent l'un dans l'autre» et ne sont que les deux faces d'une même réalité. Pour dire les choses plus simplement, réfléchis à cette expérience toute bête: quand tu téléphones à quelqu'un, si tu lui dis seulement, «Allô! C'est moi», voire «C'est moi-même», cela ne lui indiquera rien. Ce « moi» abstrait n'a rien d'une singularité car tout le monde peut dire «c'est moi» au même titre que toi! Seule la prise en compte d'autres éléments permettra peut-être à ton correspondant de t'identifier. Par exemple ta voix, mais sûrement pas, en tout cas, la simple référence au moi qui reste paradoxalement de l'ordre du général, de l'abstrait, de ce qu'il y a de moins aimable.

De la même façon, je crois saisir le coeur d'un être, ce qu'il a de plus essentiel, d'absolument irremplaçable en l'aimant pour ses qualités abstraites, mais la réalité est tout autre: je n'ai saisi de lui que des attributs aussi anonymes qu'une charge ou une distinction honorifiques, et rien de plus. En d'autres termes: le particulier n'était pas le singulier.

Or il faut que tu comprennes bien que seule la singularité, qui dépasse à la fois le particulier et l'universel, peut être objet d'amour.

Si l'on s'en tient aux seules qualités particulières/générales, on n'aime jamais vraiment personne et, dans cette optique, Pascal a raison, il faut cesser de moquer les vaniteux qui prisent les honneurs. Après tout, que l'on mette en avant sa beauté ou ses médailles revient à peu près au même : la première est (presque) aussi extérieure à la personne que les secondes. Ce qui fait qu'un être est aimable, ce qui donne le sentiment qu'on pourrait continuer à l'aimer quand bien même la maladie l'aurait défiguré, n'est pas réductible à une qualité, si importante soit-elle. Ce que l'on aime en lui (et qu'il aime en nous, le cas échéant) et que par conséquent nous devons développer pour autrui comme en soi, ce n'est ni la particularité pure, ni les qualités abstraites (l'universel), mais la singularité qui le distingue et le rend à nul autre pareil. À celui ou celle qu'on aime, on peut dire affectueusement, comme Montaigne, «parce que c'était lui, parce que c'était moi», mais pas: «parce qu'il était beau, fort, intelligent»...

Et cette singularité, tu t'en doutes, n'est pas donnée à la naissance. Elle se fabrique de mille manières; sans d'ailleurs que nous en soyons toujours conscients, loin de là. Elle se forge au fil de l'existence, de l'expérience, et c'est pourquoi, justement, elle est, au sens propre, irremplaçable. Les nourrissons se ressemblent tous. Comme les petits chats. Ils sont adorables, bien sûr, mais c'est vers l'âge d'un mois, avec l'apparition de son premier sourire, que le petit d'homme commence à devenir humainement aimable. Car c'est à ce moment qu'il entre dans une histoire proprement humaine, celle du rapport à autrui.

En quoi l'on peut aussi, toujours en suivant le fil rouge de la pensée élargie et de la singularité ainsi entendue, réinvestir l'idéal grec de cet «instant éternel», ce présent qui, par sa singularité, justement, parce qu'on le tient pour irremplaçable et qu'on en mesure l'épaisseur au lieu de l'annuler au nom de la nostalgie de ce qui le précède ou l'espoir de ce qui pourrait le suivre, se libère des angoisses de mort liées à la finitude et au temps.

C'est en ce point, à nouveau, que la question du sens rejoint celle du salut. Si l'arrachement au particulier et l'ouverture à l'universel forment une expérience singulière si ce double processus tout à la fois singularise nos propres vies et nous donne accès à la singularité des autres, il nous offre en même temps que le moyen d'élargir la pensée celui de la mettre en contact avec des moments uniques, des moments de grâce d'où la crainte de la mort, toujours liée aux dimensions du temps extérieures au présent, est absente.

Tu m'objecteras peut-être que, par rapport à la doctrine chrétienne, par rapport notamment à la promesse qu'elle nous fait, avec la résurrection des corps, de retrouver après la mort ceux que nous aimons, l'humanisme non métaphysique ne pèse pas lourd. Je te l'accorde volontiers : au banc d'essai des doctrines du salut, rien ne peut concurrencer le christianisme... pourvu, cependant, que l'on soit croyant.

Si on ne l'est pas - et on ne peut tout de même pas se forcer à l'être ni faire semblant - alors il faut apprendre à considérer autrement la question ultime de toutes les doctrines du salut, à savoir celle du deuil de l'être aimé.

Voici, à mon sens, comment.


Le deuil d'un être aimé

II y a, à mes yeux, trois façons de penser au deuil d'une personne que l'on aime, trois façons, si tu veux, de t'y préparer.

On peut être tenté par les recommandations du bouddhisme - qui rejoignent d'ailleurs, presque mot pour mot, celles des stoïciens. Elles se résument au fond à un précepte premier: ne pas s'attacher. Non pas par indifférence - une fois encore, le bouddhisme, comme le stoïcisme, plaide pour la compassion, et même pour les devoirs de l'amitié. Mais par précaution: si nous nous laissons peu à peu piéger par les attachements que l'amour installe toujours en nous, nous nous préparons inévitablement les pires souffrances qui soient puisque la vie est changement, impermanence, et que les êtres sont tous périssables. Bien plus, ce n'est pas seulement du bonheur, de la sérénité que nous nous privons par avance, mais de la liberté. Les mots sont d'ailleurs parlants : être attaché, c'est être lié, non libre et si l'on veut s'affranchir de ces liens que tisse l'amour, il faut s'exercer le plus tôt possible à cette forme de sagesse qu'est le non-attachement.

Une autre réponse, rigoureusement inverse, est celle des grandes religions, surtout du christianisme puisque seul il professe la résurrection des corps et non seulement des âmes. Elle consiste, tu t'en souviens, à promettre que si nous pratiquons, avec les êtres chers, l'amour en Dieu, l'amour qui porte en eux sur ce qu'ils ont d'éternel plutôt que de mortel, nous aurons le bonheur de les retrouver - de sorte que l'attachement n'est pas prohibé pourvu qu'il soit convenablement situé. Cette promesse est symbolisée dans l'Evangile par l'épisode relatant la mort de Lazare, un ami du Christ. Comme le premier être humain venu, le Christ pleure lorsqu'il apprend que son ami est mort - ce que Bouddha ne se serait jamais permis de faire. Il pleure parce que ayant pris forme humaine, il éprouve en lui la séparation comme un deuil, une souffrance. Mais, bien entendu, il sait qu'il va bientôt retrouver Lazare, parce que l'amour est plus fort que la mort.

Voilà donc deux sagesses, deux doctrines du salut, qui pour être en tout point, ou presque, opposées, n'en traitent pas moins, comme tu vois, le même problème: celui de la mort des êtres chers.

Pour te dire très simplement ce que j'en pense, aucune de ces deux attitudes, si profondes puissent-elles paraître à certains, ne me convient. Non seulement je ne puis m'empêcher de m'attacher, mais je n'ai pas même envie d'y renoncer. Je n'ignore à peu près rien des souffrances à venir - j'en connais même déjà l'amertume. Mais, comme l'avoue d'ailleurs le dalaï-lama, le seul véritable moyen de vivre le non-attachement est la vie monastique, au sens étymologique du terme: il faut vivre seul pour être libre, pour éviter les liens et pour tout te dire, je crois qu'il a raison. Il me faut donc renoncer à la sagesse des bouddhistes comme j'ai renoncé à celle des stoïciens. Avec respect, estime et considération, mais cependant une irrémédiable distance.

Je trouve le dispositif chrétien infiniment plus tentant... à ce détail près que je n'y crois pas. Mais si c'était vrai, comme dit l'autre, je serais volontiers preneur. Je me souviens de mon ami François Furet, l'un des plus grands historiens français pour lequel j'avais une très grande affection. Un jour, il fut invité à la télévision, chez Bernard Pivot, qui terminait toujours son émission par le fameux questionnaire de Proust. Une dizaine de questions, donc, auxquelles on doit répondre brièvement. La dernière demande ce que nous aimerions que Dieu nous dise si nous le rencontrions. François, qui était on ne peut plus athée, avait répondu sans hésiter, comme le premier chrétien venu: «Entre vite, tes proches t'attendent!»

J'aurais dit comme lui, et comme lui, je n'y crois pas non plus.

Alors que faire, à part attendre la catastrophe en y pensant le moins possible?

Peut-être rien, en effet, mais peut-être aussi, malgré tout, développer sans illusion, en silence, juste pour soi quelque chose comme une «sagesse de l'amour». Chacun sait bien, par exemple, qu'il faut se réconcilier avec ses parents - presque inévitablement, la vie a créé des tensions - avant qu'ils ne disparaissent. Car après, quoi qu'en dise le christianisme, c'est trop tard. Si l'on pense que le dialogue avec les êtres chers n'est pas infini, il faut en tirer les conséquences.

Je t'en indique une, au passage, pour te donner juste une idée de ce que j'entends ici par sagesse de l'amour. Je pense que les parents ne doivent jamais mentir sur des choses importantes à leurs enfants. Je connais, par exemple, plusieurs personnes qui ont découvert, après la mort de leur père, qu'il n'était pas leur père biologique - soit que leur mère ait eu un amant, soit qu'une adoption ait été cachée. Dans tous les cas de figure, ce genre de mensonge fait des dégâts considérables. Pas simplement, loin de là, parce que la découverte, un jour ou l'autre, de la vérité tourne invariablement au désastre. Mais surtout parce que, après la mort du père qui ne l'était pas au sens ordinaire, il est impossible à l'enfant devenu adulte de s'expliquer avec lui, de comprendre un silence, une remarque, une attitude qui l'ont marqué et sur lesquels il aimerait pouvoir mettre un sens - ce qui lui est désormais interdit à jamais.

Je n'insiste pas davantage - je t'ai dit que cette sagesse de l'amour me semblait devoir être élaborée par chacun d'entre nous et, surtout, en silence. Mais il me semble que nous devrions, à l'écart du bouddhisme et du christianisme, apprendre enfin à vivre et à aimer en adultes, en pensant, s'il le faut, chaque jour à la mort. Point par fascination du morbide. Tout au contraire, pour chercher ce qu'il convient de faire ici et maintenant, dans la joie, avec ceux que nous aimons et que nous allons perdre à moins qu'ils ne nous perdent avant. Et je suis sûr, même si je suis encore infiniment loin de la posséder, que cette sagesse-là existe et qu'elle constitue le couronnement d'un humanisme enfin débarrassé des illusions de la métaphysique et de la religion.

Luc Ferry,
Apprendre à vivre, Traité de philosophie destiné aux jeunes générations,
Éditions Plon, 2006, pp. 276-292

Dans le cadre des Soirées Philo Luc Ferry donnera le 14 novembre 2006, à 20h45, au Sel, à Sèvres,
une conférence sur le thème : Apprendre à vivre, philosophie et religion.
Plan d'accès. Bienvenue à tous!