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Françoise Stark-Mornington, Psychanalyste
Se laisser enseigner par la langue de l’autre,

in Terre du Cien, n°16-17, Novembre 2005, p.48,
Journal du Centre Interdisciplinaire sur l'Enfant. Institut du Champ Freudien.

Articles sur le web : http://www.(a)lpha-psychanalyse.org
Sur notre site : Éducation et psychanalyse, du paradoxe au malentendu
Le Club de Philosophie du lycée de Sèvres a reçu Françoise Stark Mornington
le 26/01/2006, pour une conférence-débat sur Éducation et psychanalyse.

Dans le cadre d'un centre de proximité de la ville de Paris, je me suis fait l'écho d'une plainte d'une jeune femme qui me disait être entravée dans son parcours professionnel parce qu'elle ne savait ni lire, ni écrire. C'est à partir dé cette rencontre qu'une offre d'un lieu a été faite à celle ou celui qui la saisirait - le temps de venir se saisir des rudiments de la langue française.

Les trois temps de l'atelier
1er temps.
C'est à partir de l'assertion de Mme G. : « L'arabe, ce n'est pas intéressant » que l'atelier a été proposé. Mme G., arabophone, confie qu'elle se heurte à l'emploi des auxiliaires [être] et [avoir] en français : « Je n'arrive pas à les conjuguer ». Mme G., enseignante dans son pays avant son arrivée en France, demande « une alphabétisation qui soit à son niveau ». Je lui demande alors d'écrire quelques phrases en arabe du style [je suis à la maison, je m'appelle] etc.

Mme G. hésite: « Écrire en arabe? » me demande-t-elle. « Oui ». Elle hésite encore, puis se lance. Lorsque son écrit est posé, je lui fais part de mon ignorance et lui demande son aide pour cerner la construction de la phrase en arabe. Elle désigne alors les différents groupes constituants de la phrase : sujet, verbe et objet (1) et se montre amusée par l'exercice. « Ah, je comprends mieux pourquoi j'ai du mal, parce qu'en arabe l'auxiliaire est inclus dans le pronom. »

2me temps.
C'est l'heure des vacances, je propose aux membres du Centre et aux enfants présents de se joindre à notre atelier et d'écrire quelques «phrases types» dans leur langue dite maternelle.
Quel ne fut pas leur étonnement! Certains prétextaient que « ce n'était pas possible, puisqu'ils ne l'avaient jamais écrite », les autres « qu'ils ne souvenaient plus - comment on dit ». Je proposai alors une transcription en alphabet international et nous laissions là pour un temps l'orthographe normée.

Les membres de l'équipe, les enfants, les participants au cours d'alphabétisation se sont employés à écrire, à faire part de leur langue tout naturellement en aidant les autres à retrouver leur langue. Chacun essayait, à sa mesure, de faire place à la langue de l'autre et de lever pour un instant le voile de son étrangeté. « Cela serait bien si on faisait une grande feuille avec toutes ces phrases », propose Monsieur H. La recherche des similitudes dans la construction des phrases révèle une structure commune.

Troisième temps.
Une rencontre entre Mme G., sa fille, J., B. et Monsieur H., J. et B. Ils ne parlent pas, ils étudient plongés dans leurs devoirs, ce sont des enfants silencieux, studieux. Soudain, J. et B. se rendent compte en entendant les adultes qu'ils parlent la même langue, bien que venant de contrées très éloignées les unes des autres et qu'ils ont reçu une instruction religieuse identique. Leurs rires fusent tandis qu'ils échangent certains signifiants et qu'ils attrapent le signifié de l'autre. Ils oublient « l'exil » et « leur timidité ». Un échange s'établit entre les adultes concernant leur éducation, les effets des sanctions corporelles, les causes de leur départ associées aux instances autoritaires de leur pays d'origine. Mme G. profitera de cette occasion pour déplier les arcanes de son destin et présenter ses difficultés d'apprentissage de la grammaire du français qu'elle maîtrise cependant déjà très bien. C'est en effet bien du côté de « l'être» et de « l'avoir» que se situent ses difficultés, elle pour qui « l'arabe est la langue des hommes dont elle ne veut plus entendre parler ».

Une offre orientée
Le « je ne veux plus en entendre parler » est un acte par lequel Mme G. a pu faire sien le réel de son destin. En effet, elle pouvait passer à autre chose. De nouveaux horizons s'offraient à elle. Ces trois temps ont permis à Mme G. de dévoiler son rapport à cette « langue des hommes », ce qui l'a délogée de son impasse et l'a réinsérée comme sujet dans le langage.

Avoir accès à de nouveaux signifiants dans une langue étrangère est souvent porteur d'une appréhension dans l'apprentissage de la langue de l'autre. Car apprendre : c'est (apprehendere) soit dans sa valeur concrète attestée en ancien français (1120) « allumer », c'est à dire « saisir par l'esprit » (2) qu'une langue est toujours soutenue par une représentation signifiante. C'est ce qui régit notre destin d'êtres de parole.

En se faisant porteur d'une adresse, l'atelier a été un lieu d'accueil loin des visées ségrégatives où le sujet (l'usager ou le bénéficiaire) serait pris dans une dialectique de l'insuffisance. Car pour qu'un sujet puisse « allumer », c'est-à-dire se saisir de son être de désir, il est nécessaire et suffisant de le reconnaître afin qu'il puisse faire lien avec la société qui l'entoure.

(1) Noam Chomsky (1965), Grammaire générative: analyse en constituants immédiats,
in : Aspect de la Théorie Syntaxique, Le Seuil, Paris, 1971.
(2) Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992.

Françoise Stark-Mornington