|   | 
         
          | Retour à Kant 
               
                | Joël 
                    Wilfert ,Kant, 
                    Éditions 
                    Ellipses, Paris, 2002
 
 |   
                | Lire un 
                    extrait :
 L'histoire et la religion
 
 La téléologie nous a conduits à l'histoire 
                    car c'est dans l'histoire que s'accomplit cette fin de la 
                    nature qu'est la culture de l'homme. Les possibilités 
                    de l'homme en tant qu'espèce ne peuvent parvenir à 
                    se concrétiser qu'à travers le temps par le 
                    lent travail des générations qui semblent travailler 
                    au progrès général de l'humanité 
                    sans qu'il s'agisse d'une volonté délibérée 
                    des hommes qui, donc, accomplissent, en fait, ce qu'ils ne 
                    veulent pas explicitement. Pour Kant, ce qui s'accomplit dans 
                    l'histoire peut être lu comme l'accomplissement d'un 
                    projet ou dessein, mais comme un dessein de la nature 
                    et non de la Raison dont la fin est le Souverain 
                    Bien, et pas plus de Dieu; car il est clair que Dieu 
                    est toujours pratiquement posé par l'exigence morale 
                    et jamais connu dans son être ou ses desseins. Ce dessein 
                    que la nature se propose pour l'homme est connu; il s'agit 
                    de la culture des penchants, du développement maximal 
                    des capacités de l'humanité mais son moyen (le 
                    « moteur» de l'histoire) est l'antagonisme de 
                    deux tendances inhérentes à la nature de l'homme: 
                    la sociabilité et l'insociabilité. Les hommes 
                    font partie des espèces sociables, ils recherchent 
                    la chaleur fusionnelle du groupe, mais la passion irrépressible 
                    (ce qui en eux est nature) pousse chacun à 
                    vouloir se préférer aux autres, à servir 
                    son moi aux dépens de la collectivité. La sociabilité 
                    seule aurait depuis longtemps créé la termitière, 
                    l'insociabilité seule, le chaos mortifère. La 
                    lutte des deux tendances permet l'évolution et la conservation, 
                    il est facile de voir que le meilleur monde humain possible 
                    est celui où le maximum de chacune des deux tendances 
                    est satisfait, où le maximum d'ordre social coïncide 
                    avec le maximum de «liberté» individuelle. 
                    Une telle organisation est l'État ou comme dit Kant: 
                    une société civile administrant le droit de 
                    façon universelle. L'homme ne réalise pas volontairement 
                    cette organisation, c'est la nature en lui qui le 
                    contraint à résoudre ce problème de l'insociable 
                    sociabilité, qui fait que, seule l'humanité 
                    a une histoire et non seulement une nature. Que cela soit 
                    long, que même cela ne se réalise qu'en dernier, 
                    un simple regard sur l'histoire connue (que la philosophie 
                    de l'histoire n'ambitionne pas de remplacer) suffirait à 
                    nous en convaincre. Ajoutons même que si les États 
                    de droit connus sont les schèmes d'une telle société, 
                    ils ne suffiront pas à l'accomplir tant qu'une unification 
                    politique de l'humanité ne sera pas accomplie. Jusque-là 
                    les princes et les États seront, entre eux, en état 
                    de guerre actuelle ou potentielle, l'adhésion des citoyens 
                    à la nation obtenue par la force ou la flatterie, les 
                    forces humaines phagocytées par l'effort de guerre. 
                    C'est pourquoi la guerre doit être à 
                    terme rendue impossible puisque la Raison peut a priori 
                    montrer qu'il ne doit pas y avoir de guerres. 
                    La finitude et la rotondité de la terre où l'espace 
                    n'est pas infini est une indication de la nécessité 
                    d'une unification cosmo-politique des hommes sur la terre. 
                    C'est une nécessité pensable d'une 
                    unité cosmopolitique, d'une société des 
                    nations comme accomplissement de la culture des potentialités 
                    humaines qui rend l'idée d'une histoire unifiée 
                    de l'humanité (universelle) possible et cohérente 
                    et constitue désormais pour les hommes majeurs et libres 
                    un devoir.
 
 Il est raisonnable d'espérer que l'histoire humaine 
                    parvienne à la paix entre les États, dans une 
                    société des nations, aboutissement de l'exigence 
                    d'une « société civile administrant le 
                    droit de façon universelle ». La nature aura 
                    donc permis à l'homme de développer lui-même 
                    ses potentialités. Il reste que l'accord ainsi obtenu 
                    est « pathologiquement extorqué (Idée 
                    d’une histoire universelle…, in La Philosophie 
                    de l’histoire, Gonthier, 1972) » car l'État 
                    ne peut être conçu que sous une loi de contrainte.
 
 Joël Wilfert, Kant, Ellipses 1999, pp.40-41
 
 |   
                | Ce qu'est la religion
 
 « La religion 
                  (considérée subjectivement) est la connaissance 
                  de tous nos devoirs comme commandements divins.
 
 Grâce à cette définition, on évite 
                  mainte Interprétation erronée du concept de religion 
                  en général. Premièrement, elle n'exige 
                  pas en ce qui concerne la connaissance et la confession théoriques, 
                  une science assertorique (même pas celle de l'existence 
                  de Dieu; car étant donné notre déficience 
                  pour ce qui est de la connaissance d'objets suprasensibles, 
                  cette confession pourrait bien être une imposture) ; elle 
                  présuppose seulement du point de vue spéculatif, 
                  au sujet de la cause suprême des choses, une admission 
                  problématique (une hypothèse) mais par rapport 
                  à l'objet en vue duquel notre Raison, commandant moralement, 
                  nous invite à agir, une foi pratique, promettant un effet 
                  quant au but final de cette Raison, par suite une foi assertorique, 
                  libre, laquelle n'a besoin que de l'Idée de Dieu où 
                  doit inévitablement aboutir tout effort moral sérieux 
                  (et, par suite plein de foi) en vue du bien, sans prétendre 
                  pouvoir en garantir par une connaissance théorique la 
                  réalité objective. Pour ce qui peut être 
                  imposé à chacun comme devoir, il faut que le minimum 
                  de connaissance (possibilité de l’existence de 
                  Dieu) suffise subjectivement. Deuxièmement, on prévient, 
                  grâce à cette définition d'une religion 
                  en général la représentation erronée, 
                  qu'elle constitue un ensemble de devoirs particuliers, se rapportant 
                  à Dieu directement, et on évite ainsi d'admettre 
                  (ce à quoi les hommes sont d'ailleurs très disposés) 
                  outre les devoirs humains moraux et civiques (des hommes envers 
                  les hommes) des services de cour, en cherchant peut-être 
                  même par la suite à compenser par ces derniers, 
                  la carence des premiers. Dans une religion universelle, il n’y 
                  a pas de devoirs spéciaux à l'égard de 
                  Dieu, car Dieu ne peut rien recevoir de nous; nous ne pouvons 
                  agir ni sur lui, ni pour lui. »
 
 La religion 
                  dans les limites de la simple Raison,
 Vrin, 1979, p. 201, texte et note. Traduction Gibelin.
 
 
 Commentaire :
 
 Ce texte est constitué de la première phrase de 
                  la première section de la quatrième partie de 
                  La religion dans les limites de la simple Raison et 
                  de la note explicative fourni par Kant.
 
 Il s'agit d'éviter une interprétation erronée 
                  du concept de religion en général et donc de différencier 
                  le concept de religion tel que Kant le conçoit de l’acception 
                  couramment répandue.
 
 Notons qu'il s'agit tout d'abord de l'attitude subjective et 
                  non de lu « religion» en tant qu'ensemble de représentations, 
                  de rituels, et de dogmes comme lorsqu'on parle de religion juive, 
                  chrétienne ou encore aztèque ou grecque de l'antiquité. 
                  La religion comme satisfaction du besoin de la Raison ne doit 
                  exiger aucune connaissance de faits ou d'idées, qu'il 
                  s'agisse d'un savoir de textes tenus pour révélés 
                  ou d'une science métaphysique rationnelle.
 
 La religion n'est pas ce qui fait connaître la loi morale 
                  qui, elle, est immédiatement sue et exige d'être 
                  obéie sans condition, elle consiste à poser un 
                  être infini comme auteur de cette loi, étant donné 
                  toutefois que celle-ci doit être obéie de toutes 
                  façons. C'est l'exigence consécutive du Souverain 
                  Bien (de l'unité de la moralité et du bonheur) 
                  qui amène à poser l'existence de Dieu. Le problème 
                  auquel il est répondu dans cette note est celui du statut 
                  de cette position.
 
 Kant à ce moment de son oeuvre, au moment où se 
                  clôt son système, craint par-dessus tout, comme 
                  l'a montré Éric Weil de fournir des armes à 
                  ceux qu'il a combattus; surtout aux attitudes religieuses traditionnelles, 
                  les « fois d'église» qui inversent l'ordre 
                  que la Raison nous suggère, en posant qu'une conduite 
                  est un devoir parce que les livres historiques révélés 
                  en attribuent l'ordre à Dieu, alors qu'il faut considérer 
                  qu'il s'agit d'un commandement divin parce que c'est 
                  un devoir. Il craint aussi de sembler revenir aux «preuves» 
                  de l'existence de Dieu, raisonnements métaphysiques 
                  (il ne s'agit ici de rien d'historique ou de révélé) 
                  dont il a montré l'inanité dans sa Dialectique 
                  transcendantale. La foi rationnelle en Dieu ne peut en 
                  rien permettre de constituer une connaissance, car elle n'est 
                  fondée que sur une exigence pratique.
 
 La difficulté est de concevoir comment une exigence pratique 
                  (afin de rendre possible le Souverain Bien) peut fonder 
                  une affirmation d'existence c'est-à-dire une assertion. 
                  L'assertorique est une modalité du jugement: 
                  «La modalité écrit Kant est une fonction 
                  tout à fait spéciale qui ne contribue en rien 
                  au contenu du jugement, mais ne concerne que la valeur de la 
                  copule par rapport à la pensée en général 
                  » (Analytique des concepts, Critique de la Raison 
                  pure, PUF, p. 81). Les jugements sont problématiques 
                  lorsqu'on admet l'affirmation ou la négation comme simplement 
                  possibles, assertoriques lorsqu'on les rapporte à 
                  la réalité, apodictiques quand on les 
                  tient pour nécessaires. L'affirmation de l'existence 
                  de Dieu ne peut toutefois être apodictique. Il faudrait 
                  en effet qu'il s'agît alors d'une déduction à 
                  partir d'une intuition intellectuelle à la manière 
                  de la preuve ontologique de l'existence de Dieu dont Kant a 
                  montré l'inanité, ou que cela fût un devoir 
                  dérivant de la loi morale. Or il est facile de voir que, 
                  s'il y a un devoir de faire quelque chose, il est impossible 
                  de devoir moralement affirmer une existence. L'existence 
                  de Dieu n'est donc pas fondée objectivement 
                  comme une connaissance mais subjectivement comme besoin 
                  de la Raison. Pour cette exigence pratique il suffit que le 
                  concept de Dieu soit possible (c'est-à-dire non contradictoire) 
                  et que, donc, on puisse le poser par hypothèse pour que 
                  la Raison pratique soit fondée à poser l'assertion: 
                  Dieu est. Kant écrit dans la Critique de la Raison 
                  pratique : « Admettre l'existence de cette suprême 
                  intelligence est une chose liée avec la conscience de 
                  notre devoir (car c'est la loi morale qui nous amène 
                  à tenir pour un devoir la poursuite du Souverain 
                  Bien) bien que le fait même de l'admettre appartienne 
                  à la Raison théorique, que considéré 
                  à elle seule en tant que principe d'explication il peut 
                  s'appeler une hypothèse mais que [...] partant d'un besoin 
                  pur pratique, il peut être appelé une croyance 
                  et même une pure croyance de la Raison parce que 
                  la Raison est la source d'où il découle » 
                  (Presses Universitaires de France, p.135). Une croyance ou foi 
                  assertorique (qui pose une existence) librement voulue, voilà 
                  ce qui permet au sujet moral de penser Dieu et de satisfaire 
                  le besoin de la Raison.
 
 La suite du texte développe une conséquence nécessaire 
                  sur le plan rationnel et extrêmement riche sur le plan 
                  de la pratique religieuse. Les devoirs envers Dieu ne sont pas 
                  autre chose que les devoirs moraux fondés sur la loi 
                  morale de vouloir l'universel, de respecter l'humanité 
                  et de se travailler soi-même pour égaler son caractère 
                  sensible à son caractère intelligible. Dieu ne 
                  saurait exiger quelque chose pour lui, aucun service 
                  destiné à lui être agréable, aucun 
                  service de courtisan.
 
 En contestant à la Raison humaine la capacité 
                  de légiférer sur le suprasensible, donc de montrer 
                  aussi bien l'existence nécessaire que la non-existence 
                  de Dieu, Kant a bien limité le savoir pour laisser une 
                  place à la foi, mais il a aussi, en fondant cette foi 
                  sur les besoins de la Raison, montré que toute religion 
                  est fondée sur la moralité et non l'inverse.
 
 Joël Wilfert, Kant, Ellipses 1999, 
                  p.48-51.
 |   
                | Autres publicaions de Joël Wilfert sur notre site 
                    :
 
 Les Lumières, 
                    le droit du besoin de la Raison
 La loi morale et l'impératif 
                    catégorique
 Philosophie et réalité d'Éric Weil
 
 |        |  |