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Marc Foglia,
Université de Paris I - Sorbonne

Montaigne, les Essais : une philosophie du jugement
replacé dans son contexte historique

- Introduction
- L’évaluation des autorités
- La reconnaissance de “ l’humaine condition ”
- Le sens de la “ vraye philosophie ” : sincérité et fermeté dans l’essai du jugement
- Conclusion


Introduction

Il y a un siècle, les commentateurs des Essais, tels que Gustave Lanson ou Pierre Villey, étaient soucieux de montrer que Montaigne n’était pas vraiment sceptique, ou ne l’avait pas été longtemps. Le scepticisme ne pouvait être pour eux qu’une maladie ou une crise passagère. A vrai dire, le dégoût pour le scepticisme de Montaigne est ancien, puisqu’on le trouve déjà chez Pascal (1). On parle encore aujourd’hui, sans réfléchir, du scepticisme de Montaigne. Cet étiquetage est une manière de ne pas s’interroger sur le sens de la philosophie du jugement élaborée dans les Essais. Nous examinerons ici à quelles exigences intellectuelles répond la philosophie de Montaigne, dans le contexte historique qui est le sien.

1. L'évaluation des autorités

La fin du XVI° siècle est marquée par une crise de l’autorité politique et religieuse (2). Comme les autorités existantes se contredisent, leur pouvoir s’effrite. La chrétienté s’est scindée en deux ; la légitimité du droit romain ne va plus de soi, par rapport au droit coutumier; le pouvoir royal, qui s’affaiblit surtout sous Henri III, fait ressurgir les vieilles rivalités de la noblesse. Nous voudrions souligner, dans ce contexte, la signification pratique que revêt l’essai du jugement, contre l’interprétation ludico-formaliste des Essais que Jean-Yves Pouilloux a consacrée dans les années 60 (3). Certes, Montaigne procède “ à sauts et à gambades ” ; mais concrètement, il charge son jugement de l’évaluation des différentes autorités. Que faut-il choisir, entre le désir des “ nouvelletez ”(4) et la coutume des ancêtres ? entre ce que nous conseille notre raison, et ce que nous enjoint la tradition ? entre les exigences de la vie publique, et la nécessité de ménager sa liberté ? Face à la crise des autorités traditionnelles, l'individu se trouve dans la nécessité de faire usage de son jugement. Montaigne s’y exerce : il s’agit de mieux déterminer l’autorité qu’il peut accorder aux prédictions (5), aux doctrines philosophiques, au Roi lui-même (6), etc. L’exercice d’évaluation est étendu à toute forme d’autorité qui peut affecter la pensée. Symétriquement, le jugement est un “ util à tous subjects, et se mesle partout ”(7); un outil universel pour affronter les problèmes posés par la crise des autorités. Cependant, la portée d’une philosophie du jugement ne se réduit pas à apporter des solutions en temps de crise. Toute forme d’opinion est en effet capable de prendre possession de l’esprit, si la raison manque à son travail critique : “ Car toute presupposition humaine et toute enunciation a autant d’authorité que l’autre, si la raison n’en faict la difference. Ainsi les faut toutes mettre à la balance ; et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent ”(8). Mettre sur la balance, pour Montaigne, c’est poser la question de l’autorité de ce que l’on juge. L’essai, dans cette perspective, est à l’opposé de l’indifférence pyrrhonienne ; souple, infatigable, le jugement ne tend pas vers l’impassibilité (9). Mais peut-être la raison n’est-il pas en mesure d’accomplir jusqu’au bout cette tâche judicative ? Dans ce cas, et seulement dans ce cas, Montaigne recommande la suspension du jugement : “ Il choisira s’il peut ; sinon il en demeurera en doubte ”(10), écrit-il dans le chapitre sur “ l’Institution des enfants ”. Ailleurs, on trouve de même : “ la reconnoissance de l’ignorance est l’un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve ”(11). Montaigne est plus proche du prudent, issu de la tradition aristotélicienne, que du sceptique. “ L’homme de jugement, qui n’est qu’un autre nom de l’homme de la prudence, ne se décharge pas sur un Savoir transcendant du devoir de juger, c’est-à-dire de comprendre. Avoir du jugement, ce n’est pas subsumer le particulier sous l’universel, le sensible sous l’intelligible ; c’est, sensible et singulier soi-même, pénétrer d’une raison plus “ raisonnable ” que “ rationnelle ” le sensible et le singulier ; c’est, vivant dans un monde imprécis, ne pas chercher à lui imposer la justice trop radicale des nombres ; mortel, ne pas juger les choses mortelles à l’aune de l’immortel ; homme, avoir des pensées humaines ” écrit Pierre Aubenque dans son commentaire sur la prudence chez Aristote (12). L’exercice “ prudent ” du jugement perdrait donc son sens, s’il n’était accompagné de la conscience de nos limites. Le jugement est une sorte d’outil universel, mais il n’a pas de compétence universelle. Dans certaines circonstances, la suspension intervient comme “ effet de jugement et de sincerité ”(13), si l’on veut bien par souci d’honnêteté intellectuelle. Or, cette suspension n’a nullement pour but l’absence de troubles (ataraxia, en grec) comme dans le scepticisme antique. L’exercice évaluatif du jugement reste un exercice critique, dont la fin est la bonne évaluation et non l’auto-suspension. L’essai du jugement signifie qu’aucune autorité ne s’exerce sur moi sans mon consentement. Si Montaigne est conservateur, par exemple, et préfère obéir à la coutume, c’est parce que la coutume fait l’objet d’une appréciation positive : il est presque toujours préférable de conserver l’ordre public que de le révolutionner. Presque toujours : à la fin du même chapitre I,23, Montaigne reconnaît qu’il est des cas où il est préférable de réformer (14). Le jugement s’exerce au cas par cas : la tâche de juger ne consiste pas à subsumer le particulier sous l’universel, ou à ramener le cas à une règle donnée, mais à apprécier correctement chaque situation. Au début du chapitre III,13, Montaigne critique le passage que nous opérons du cas particulier à la règle générale : comme tout est singulier dans la nature, ce passage ne peut s’effectuer qu’au prix d’une méconnaissance du singulier en tant que tel (15).

L’évaluation de l’autorité est une nécessité pratique, et non une occupation gratuite. Soucieux de se conformer à l’idéal de noblesse, Montaigne s’est présenté comme un homme oisif – il est en réalité homme de loisir au sens antique du terme (otium, en latin), ce qui est tout à fait différent. La vie de loisir est une vie dégagée des soucis matériels, dans laquelle l’esprit est libre de se cultiver et de se former. Or, notre homme de loisir ne s’est pas enfermé dans une tour d’ivoire, comme s’il refusait un “ monde ” corrompu, tel un ascète néo-platonicien ou chrétien de la Renaissance. Il met son jugement au service des tâches que son temps fait apparaître comme nécessaires. Le point de départ des essais du jugement de Michel de Montaigne (16), c’est peut-être le souci de se donner du bon temps, ou de se former soi-même ; mais c’est avant tout l’ambition de se rendre conscient des diverses autorités qui le déterminent à agir et à penser de telle ou telle manière. Les différentes autorités exercent un pouvoir en vue d’imposer l’obéissance, mais ce pouvoir peut ne pas être accepté comme allant de soi. Faisant contrepoids, notre jugement est en effet capable de produire une évaluation critique des autorités. Le jugement de Montaigne remplit cette tâche tout à fait centrale, déterminante pour le sens philosophique des Essais. Cela ne veut pas dire que Montaigne aurait accordé à son jugement une autorité absolue. Au contraire, l’évaluation des autorités concurrentes, loin de se faire sous la forme d’une législation, ou d’une série de verdicts établis par le jugement individuel, s’effectue comme une pesée (“ essai ” vient du latin exagium, pesée) qui met en rapport et pour ainsi dire en concurrence les diverses autorités, comme sur les plateaux de la balance. Or, le jugement entre lui aussi dans ce système de poids et de contrepoids. : il n’est pas seulement l’organe de l’évaluation, il en est aussi l’objet. C’est cette ultime mise en balance que nous avons du mal à concevoir aujourd'hui : Montaigne est pour nous le héraut de l'esprit critique à la Renaissance, le premier libre penseur, ou du moins le premier penseur libre à l’âge moderne, pourquoi pas le précurseur des Lumières ou des Droits de l’Homme (17), etc. Or, notre auteur n’a pas fait de l’autorité du jugement personnel un présupposé ; il l’a souvent remise en question (18). C’est d’abord dans cette mesure que les Essais peuvent être qualifiés de réflexifs : en héritier de Socrate, Montaigne entend rester conscient de son ignorance, ou du moins des limites de son jugement naturel.

Dans un contexte où les autorités politiques et religieuses sont en crise, où la guerre civile se rallume périodiquement, la figure d’humaniste oisif que se donne Montaigne a quelque chose d’artificiel. Le lecteur des Essais a l’impression que cette œuvre a été pour son auteur un moyen d’échapper à la tristesse de son temps. Pourtant, on ne saurait soutenir l’idée que notre écrivain se serait coupé des événements de son temps. On découvre, tout au contraire, qu’il a apporté une réponse philosophique à une situation nouvelle. Dans les Essais, l’homme se retrouve ontologiquement orphelin. Il n’y a aucune ontologie, aucune cosmologie, qui permettrait de fonder dans l’être une échelle de valeurs. “ L’échelle de nature ” qu’avait dressée Raymond Sebond pour que l’homme parvienne à Dieu a bel et bien disparue (19). Mais cette absence ne veut pas dire que les “ valeurs ” seraient à inventer ou à créer, comme ce sera le cas chez Nietzsche (20). N’étant pas le contemporain d’un XIX° siècle qui confie à l’individu le pouvoir de tout juger et de tout inventer, Montaigne accepte par exemple comme un fait substantiel l’existence d’autorités morales. Mais ces autorités sont plurielles, et constituent autant de paradigmes concurrents : les "inclinations à la bonté", la "force d'âme", le combat stoïcien des appétits ou de la douleur, la "vraye philosophie"(21), émettent leurs prétentions à tour de rôle. Le génie de Montaigne - combien ce génie est étroitement lié à l’essai du jugement, on s’en aperçoit ici - consiste à esquiver les systèmes moraux, tout en feignant de les adopter. Le jugement se sert des doctrines dans son travail d’évaluation quand il en a besoin, mais refuse de se soumettre lui-même à une autorité unique ou ultime. L’essai du jugement a pour effet d’organiser une mise en relation non systématique des autorités. Dans le cas contraire, nous n'aurions pas d'essais du jugement, mais des exposés ou des traités. Lorsqu'un paradigme se présente, disons par exemple la nature, il est bientôt mis en concurrence avec d'autres paradigmes ; ainsi, dans les chapitres II,11 et III,1, le critère moral constitué par la nature est remis en question à partir du phénomène de la cruauté : c’est un vice qui semble en partie naturel, et que nous observons même chez les enfants (22). Le questionnement moral se trouve engagé dans un mouvement de balancier iudicio alternante, selon cette formule latine que Montaigne avait fait graver sur l’une des poutres d’angle de sa librairie. Au nom d’une exigence éthique qui nous semble relever d’un droit naturel, nous condamnons la cruauté, mais la nature elle-même n’a-t-elle pas instillé ce vice en l’homme, comme le montre le comportement des enfants ? S’il faut parler de scepticisme moral, c’est au sens où l’exercice du jugement suspend les autorités afin de ne pas se laisser déterminer par avance. Cette suspension généralisée explique que les Essais, pourtant bien ancrés dans leur époque, ne nous paraissent en rien datés. L’exercice de la pensée garde son indépendance par rapport aux différentes modes et tendances intellectuelles du siècle, que Montaigne connaît bien, mais qu’il utilise parfois sans les suivre à proprement parler. L’effet de contemporanéité que produisent les Essais sur le lecteur a été expliqué à partir de l’expression du Moi qui s’y fait jour, à partir de l’accomplissement dynamique de la personnalité morale et intellectuelle, ou bien encore à partir de la prégnance du style oral de la conversation. Rajoutons, préférons l’interprétation suivante : la contemporanéité de Montaigne dépend de la “ naïveté ” de son jugement. La naïveté, sincérité ou la bonne foi intellectuelle, que notre auteur considère comme les piliers de la “ vraye philosophie ”(23), sont les vertus d’un jugement libre. S’interrogeant de manière réflexive sur les paradigmes moraux dont il fait usage, le philosophe réussit à préserver l’intégrité de son jugement en mettant à distance les différentes formes historiques de l’autorité. En ce sens, les essais du jugement de Michel de Montaigne ont une valeur universelle. Mais la question reste entière : le jugement est-il en mesure de répondre à la tâche qui lui est confiée ? Peut-on être sûr d’évaluer correctement ? Les essais que Montaigne fait de son jugement restent sous-tendus par une inquiétude fondamentale, à laquelle le consentement à l’ordre des choses, au livre III, vise sans doute à mettre un terme.


2. La reconnaissance de "l'humaine condition"


Outre les autorités contingentes, il y a des phénomènes inévitables comme la coutume ou la mort, dont l’existence n’est pas historiquement relative. Le second point décisif, pour déterminer le sens d’une philosophie du jugement, concerne le rapport que Montaigne a institué avec ces phénomènes qui ne peuvent pas être soumis à évaluation. La mort, la vanité, la solitude, le désir, la capacité de dialoguer avec soi-même ou de converser avec autrui : ce ne sont pas les constituants d’une essence de l’homme, mais les éléments fondamentaux de l’“ humaine condition ”(24). Pour se limiter l’un de ces éléments, la capacité de dialogue avec soi, on se reportera au chapitre “ De la solitude “ . Montaigne “ découvre ” la capacité de l’âme à s’entretenir avec elle-même : “ En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretient de nous à nous mesmes, et si privé que nulle accointance ou communication estrangiere y trouve place (…). Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie ”(25). Le phénomène du dialogue avec soi n’est pas l’attribut d’une essence, parce qu’il n’est pas connaissable comme un objet par l’entendement. Montaigne reprend à l’humanisme la traditionnelle critique de la définition, appliquée précisément à l’exemple de l’homme (26). La mort, le désir ou la capacité de dialoguer avec soi sont des choses auxquelles l’homme se trouve nécessairement confronté, des conditions de vie universelles, qui circonscrivent l’être de l’homme sans le définir. A l’intérieur de ce cadre, une multiplicité d’attitudes reste possible. L’homme ne se trouve pas dans un rapport de nature théorique avec ces phénomènes, comme s’il s’agissait de concepts ; c’est son être qui se trouve tout entier mis en jeu. “ Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre visée : si elle nous effraye, comme est il possible d’aller un pas en avant, sans fiebvre?”(27). La mort n’est pas un trait essentiel de l’homme (comme si l’on pouvait dire de l’homme, comme le font les Scolastiques : l’homme est un animal mortel), parce que nous ne connaissons pas la mort comme attribut de l’homme par un effort spéculatif. Nous n’avons pas non plus les moyens de faire l’expérience de notre propre mort, bien que Montaigne se rapproche d’une telle expérience dans le chapitre “ De l’exercitation ” (II,6). La mort personnelle ne peut être que l’objet d’une “ visée ”, dont on peut dire, au risque de commettre un anachronisme, qu’elle n’est ni un acte pratique, ni un acte théorétique, mais une attitude existentielle. La tâche du jugement consiste à exhumer et à reconnaître ces phénomènes fondamentaux, de telle manière que l’homme puisse se rendre conscient de sa condition et définir une juste attitude. L’essai du jugement est alors un “ connais-toi toi-même ”, un travail d’enquête, ayant pour fin la connaissance de ce que nous sommes en tant qu’hommes. “ Connais que tu n’es qu’un homme ”, c’est le sens socratique de l’oracle delphique réactivé par Montaigne, qui apparaît ainsi comme le dernier des Anciens. Cette connaissance a une finalité pratique : dans ce contexte où les possibilités d’action de l’homme sur les plans politique et technique semblent se multiplier, il nous faut savoir ce que nous pouvons raisonnablement vouloir penser ou faire ; “ raisonnablement ”, c’est-à-dire conformément à notre condition d’hommes (28). De ce point de vue, Montaigne est la conscience critique de l’homme moderne. Or, l’homme ne renvoie plus dans les Essais à une image universelle, ni même à une figure qui pourrait faire l’objet d’un consensus moral. On ne trouve, sinon sous la forme déconstruite de fragments et de miettes, ni le Sage antique, ni le Saint de la pensée chrétienne, ni le Héros de la Renaissance. Ce que nous montre Montaigne, c'est que partout l'homme est asservi aux coutumes particulières, qui règlent sa vie et sa pensée sans qu’il s’en aperçoive. On peut encore parler d'hommes au pluriel, mais en quoi cette pluralité peut-elle être saisie comme un universel ? Des doutes sont intentionnellement formulés à cet égard dans l’Apologie (29). Quel sens attribuer alors à nos pensées, si celles-ci sont toujours relatives à notre condition historique ? Le fait est connu, dans le chapitre sur les Cannibales, Montaigne nous fait prendre conscience que nos pensées sont le produit de réflexes ethnocentriques (30). Nous pouvons même supposer que ces pensées, “ comme les choux ”, sont des phénomènes parfaitement insérés dans le cours de la nature, et qu’elles dépendent par exemple du climat (31). Mais comment accepter que notre pensée soit limitée par une condition historique et particulière ? Ce que Montaigne affronte, c’est l’objection relativiste adressée à la prétention de la pensée à l’universel. Comment faire en sorte que notre pensée ne soit pas seulement le produit d'une situation contingente, le résultat de cette “ éloise ”(32) minuscule que nous occupons dans le cours du temps ? Confronté au tourbillon relativiste qu’il a lui-même lancé, Montaigne trouve une première solution, dans la mise en avant sa subjectivité : "Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la façon que j'y donne "(33). Ce que nous appelons la subjectivité se définit initialement chez Montaigne comme le fruit d’une décision philosophique : accepter que les pensées soient relatives à un individu singulier. Juger, c’est exprimer ses préférences. La prétention des essais du jugement à la validité générale est comme mise entre parenthèses. Ce qui vaut pour Michel ne vaut que pour Michel, et non pas pour Pierre.

Par rapport à l’enfermement de l’essai du jugement dans le subjectivisme ou le relativisme, la signification pratique des Essais prend à nouveau son sens. Il s’agit de reconnaître, dans un second temps, cette condition humaine qui constitue une base commune à la vie de tous les hommes. L’essai du jugement organise la reconnaissance et l’appréciation de ces phénomènes qui conditionnent originairement la vie de l’homme, comme la mort, la vanité, la possibilité de la “ conférence ”, etc. . La connaissance de l’homme est un dessein pratique, dans la mesure où elle vise à dessiner les contours de l’humanité commune. C’est ce qui explique par exemple que la philosophie de l’essai ait pu être ramené par exemple à un “ dogmatisme du sens commun ”(34) ou à un rationalisme à visage humain. Le “ connais-toi toi-même ” consiste ainsi à ramener l’homme à ses limites naturelles, en faisant l’expérience de ces limites. Montaigne réactive concrètement la philosophie, à partir du sens donné par Socrate au précepte de Delphes. Marsile Ficin voit dans le même oracle l’indication que l’homme est un Dieu qui s’ignore : "Connais-toi toi-même, ô race déguisée en homme !" Montaigne écrit pareillement, à la fin des Essais : “ D’autant es tu Dieu comme tu te reconnais homme ” (35). Mais même inspiré des dieux, comme poète, ou prophète (possibilités que Montaigne n’exclut certes pas, mais dont il ne donne lui-même aucune illustration) l'homme reste infiniment éloigné du dieu. Par sa condition, l'homme reste “ terrestre, ignorant, et ténébreux ”(36) . Chez Marsile Ficin, l’homme est invité en un sens platonico-chrétien à s’élever vers Dieu ; à l’inverse, Montaigne place le divin dans la parfaite immanence de l’homme à lui-même. L’essai du jugement est une quête de la condition humaine pour elle-même, comme ensemble de phénomènes fondamentaux, originaires et communs. L’essai du jugement vise ainsi à dépouiller l’homme des artifices, tels que la coutume, le savoir, les honneurs (37), etc., pour le ramener à lui-même. L’homme qui philosophe n’est sans doute pas dans son meilleur état, reconnaît Montaigne avec “ la philosophie ” (38) , mais il ne faut pas se bercer d’illusions : nous autres hommes, nous ne serons pas capables de faire mieux. La philosophie du jugement est opposée aux courants ascétiques (39), utopistes (40), eschatologiques, etc.. Sa visée est l’acceptation pleine et entière de la condition de l’homme. Le sens pratique de l’essai du jugement consiste à rappeler l’homme à ses limites, pour qu’il ne s’imagine pas possesseur du sens de l’univers, interprète des desseins de Dieu, ou prophète à ses heures. C’est une philosophie engagée dans la critique des impostures intellectuelles. Dans le chapitre “ Qu’il faut se mêler sobrement de juger des ordonnances divines ” (I,32), Montaigne s’en prend par exemple aux “ interprètes et contrerolleurs ordinaires des desseins de Dieu (…), aux Prognostiqueurs, Judiciaires, Chiromanciens, Medecins, id genus omne ” (41), ainsi qu’à ceux qui leur font crédit. L’époque s’est entichée des “ pronostications ” et des horoscopes : Jérôme Cardan n’est-il pas allé jusqu’à expliquer le destin du Christ, à partir de la conjonction des astres à sa naissance ? Nombreux sont ceux qui spéculent sur les événements les plus minces pour y découvrir les indices de la volonté de Dieu. Le siècle, plein de troubles et d’inquiétudes, est hanté par le rêve d’un prophète, capable d’établir la loi de Dieu (42). Nombreux aussi sont ceux qui profitent de l’espoir et de la crédulité générales. Dans le chapitre I,11, Montaigne évoque les “ belles prognostications qu’on faisoit courir de tous costez à l’advantage de l’Empereur Charles cinquiesme, à nostre desadvantage”(43), rumeurs que l’on fait courir moyennant de fortes sommes. Le marquis de Sallusse, raconte Montaigne, fut la victime de sa crédulité : changeant de camp, il se rendit coupable de trahison et courut à sa ruine. Au lieu de croire à la connaissance de l’avenir, Montaigne fait la part de la fortune. Il y a de l’imprévisible dans la vie humaine, même et surtout pour celui qui se conduit de manière sensée et rigoureuse. Là encore, le jugement, sous la forme traditionnelle de la prudence, reconnaît ses limites. Des phénomènes comme la guerre ou la peste doivent être appréciés correctement, c’est-à-dire reconnus d’abord comme des phénomènes historiques contingents. Cela revient à dire que nous ne pouvons pas savoir s’ils sont le signe du Jugement Dernier, ou quelle sera leur issue. Montaigne écarte de la pensée de l’homme les manifestations de l’absolu : en ce sens, l’essai du jugement peut être interprété comme une laïcisation générale de la pensée (44). Mais la laïcisation n’est pas un objectif poursuivi par notre auteur ; il est une conséquence de la tentative de juger correctement, suivant notre mesure. “ Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et separement considerées, non comme arrestées et reglées par l’ordonnance celeste (…)”(45). L’essai du jugement est discipline de l’immanence, par laquelle Montaigne s’interdit le recours, si fréquent en son temps, d’une invocation de l’absolu. Il est sceptique dans la mesure où il impose à son jugement une attitude de réserve, sur les sujets qui dépassent nos capacités naturelles. Mais ce scepticisme n’est pas fondé sur un principe : la prétention de fixer au jugement ses limites naturelles dépasse elle-même nos capacités. Pourquoi fixer des bornes à la pensée, ou dire que nous ne savons rien ? Nous ne savons pas de quoi nous sommes capables : “ la raison m’a instruit que de condamner ainsi resoluement une chose pour fauce et impossible, c’est se donner l’advantage d’avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance ” (46). La pensée n’est pas capable de fixer le possible et l’impossible avec assurance ; elle peut seulement établir des degrés de vraisemblance, relatifs à l’état actuel de ses connaissances. Montaigne incite par exemple son jugement à la réserve sans préjuger de la vérité ou de la fausseté des pronostics. L’essai qu’il fait de son jugement en I,11 prend une signification pratique : il ne s’agit pas d’une réfutation théorique de la divination, mais d’une discipline de la “ créance ”(47). On expulsera l’espoir et la crainte, et toutes les passions qui découlent de “ l’impression de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses ” (48). L’essai du jugement vise les mêmes effets que l’épochè pyrrhonienne, mais par une autre voie : il doit libérer l’humanité des passions, par exemple de la superstition et de la crainte de la mort - d’où l’intérêt extrême pris simultanément à la lecture de Lucrèce (49). Il vaut mieux se dispenser d’attendre le Jugement dernier, plutôt que de penser que les massacres de la guerre civile annoncent la fin des temps. Montaigne rejette la pensée eschatologique et prophétique, mais aussi la pensée spéculative et théologique, qui fait de Dieu un objet pour la raison humaine. Ce prétendu objet n’est pas approprié à nos facultés. Il est possible que Thomas d’Aquin ou Nicolas de Cues, dont Montaigne possédait les œuvres, soient visés implicitement dans l’Apologie : “ Car, pour exemple, qu’est-il de plus vain que de vouloir devenir Dieu par nos analogies et conjectures, le regler et le monde à nostre capacité et à nos loix, et nous servir aux despens de la divinité de ce petit eschantillon de suffisance qu’il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition ?”(50) L’argument est souvent répété dans l’Apologie : il consiste à relativiser les pouvoirs de l’homme. L’importance que revêt cette critique de la possibilité de la théologie a été analysée par Ruedi Imbach comme déterminante pour la pensée moderne (51). Devant le spectacle des guerres civiles, Montaigne nous enjoint de relativiser l’importance qu’on leur attache spontanément. Abstenons-nous de crier à la fin du monde, lorsque de graves malheurs nous frappent. “ A voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse et que le jour du jugement nous prent au collet, sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont veuës, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant ? ”(52) - “ Qui ne crie… ? s’exclame Montaigne, comme s’il fallait lutter contre quelque chose d’irrépressible : une tendance qui nous pousse à généraliser notre situation, et à expliquer notre malheur particulier par l’ordre général du monde. L’inhibition de cette tendance, par un renversement du jugement, constitue le sens pratique du socratisme de Montaigne. "On demandait à Socrate d'où il était. Il ne répondit pas d'Athènes, mais du monde. Lui, qui avait une imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l'univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon prêtre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pépie en tienne déjà les Cannibales"(53). Socrate fait un usage relativisant de son imagination, mettant en relation sa situation particulière avec le monde en général, étendant ses affections à tout le genre humain. Bien que Socrate ne soit pas beaucoup sorti d’Athènes, il s’est rendu capable de cosmopolitisme. Montaigne ne fait pas autre chose, lorsqu’il affirme qu’il embrasse aussi volontiers un Polonais qu’un Gascon (54). L'imagination enrichit le référent de nos jugements, en allant beaucoup plus vite et beaucoup plus loin que ne peut le faire une diversification de nos expériences (55). Pascal se souviendra que l'imagination peut nous faire embrasser la terre entière - même si elle ne peut égaler la puissance de la nature (56). Cet usage “ socratique ” de l’imagination doit éviter au jugement de commettre certaines erreurs d'appréciation : croire par exemple, à la moindre infortune, que la colère de Dieu s'abat sur le genre humain. L'imagination bien dirigée par le jugement nous protège contre ce risque d’erreur ; symétriquement, elle aide le jugement, en lui donnant comme référent le monde dans son immensité et sa diversité. Ce que l’on doit acquérir ici n’est pas un savoir, mais le sens du relatif. Le prêtre du village de Montaigne manque du sens du relatif : bien qu’il invoque dans son prêche les Cannibales (preuve que son imagination n'est pas limitée par les bornes du village) il reste incapable d’en tirer une bonne leçon de philosophie. Il ne suffit pas d'imaginer pour assainir le jugement, il faut être capable de passer d'un usage généralisant à un usage relativisant de l'imagination. L'usage généralisant donne au particulier la valeur du général, tandis que l'usage relativisant rend au particulier la valeur de particulier. Ainsi, Montaigne a cherché à faire un usage vertueux de ses facultés naturelles.


3. Le sens de la "vraye philosophie" :
sincérité et fermeté dans l'essai du jugement

Outre les deux sortes de phénomènes que nous avons évoqués, ceux qui sont relatifs et ceux qui circonscrivent la condition humaine, il y une autre catégorie de phénomènes, ceux qui échappent aux prises du jugement. Là encore s’affirme le sens pratique de l’essai du jugement. Dieu et l’Eglise ne tombent pas dans le champ de l’essai du jugement. “ Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine. Et de là s’engendrent toutes les resveries et erreurs desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance chose si esloignée de son poix”(57). On ne peut pas peser Dieu sur la “ balance ” du jugement humain, dans la mesure où ce ne serait pas Dieu que l’on pèserait, mais une “ rêverie ” forgée à la place. Le problème de savoir si Montaigne est un “ indifférentiste ” religieux ou un épicurien est mal posé. Notre auteur s’est s’interdit plutôt de parler de Dieu dans les Essais, parce ce que la “ divinité ” ne peut faire partie du champ d’investigation du jugement. S’il vient à en parler, c’est précisément pour dire que l’on ne peut en parler. Davantage : il n’a aucune sympathie pour les explications religieuses des défaites ou des victoires, par exemples dans la guerre de longue haleine qui oppose les Chrétiens aux Turcs. Lorsque Don Juan battit la flotte turque à Lépante en 1571, toute l’Europe chrétienne reçut la nouvelle avec une joie délirante, comme le signe d’un jugement de Dieu sur les Infidèles. Montaigne se contente d’écrire sobrement : “ C’est une belle bataille navale qui s’est gaignée ces mois passez contre les Turcs, soubs la conduite de don Juan d’Austria ; mais il a bien pleu à Dieu en faire autresfois voir d’autres telles à nos despens”(58). Il aurait écarté de la même façon l’interprétation d’une défaite chrétienne, comme le signe d’une punition divine. Les Turcs ont en effet une force militaire énorme ; à ses yeux, leurs succès peuvent être expliqués sans avoir recours à des considérations religieuses (59). La violence des “ guerriers de Dieu ” est une violence humaine dans les Essais : aussi la cruauté des Chrétiens est-elle sans excuse (60). Ici, la reconnaissance des limites du jugement naturel replace les phénomènes humains sur le plan moral. Comme le montre également le chapitre “ Des prières ” (I,56), l’interprétation religieuse des phénomènes humains ne suffit pas aux yeux de Montaigne à en fournir une justification (61). L’homme doit d’abord être rendu à lui-même, c’est-à-dire à la responsabilité de sa pensée et de sa conduite. De ce point de vue, la règle d’abstention est tout le contraire d’un principe d’indifférentisme.


La règle d’abstention ne concerne pas seulement à la transcendance de Dieu : face à l’ordre public ou à l’histoire, le jugement se trouve face à des situations qui le dépassent. L’homme même échappe aux prises du jugement. La confusion que cet être crée tout autour de lui après lui est telle, qu’il vaut mieux renoncer à vouloir l’articuler dans un discours cohérent (62). Cela peut paraître paradoxal, mais l’essai du jugement revient à renoncer en grande partie à la maîtrise intellectuelle sur le monde, l’homme et les événements. Cette éthique intellectuelle de la déprise est tout à fait consciente chez Montaigne. L’œuvre écrite elle-même fait partie de ces phénomènes qu’il renonce à organiser méthodiquement. “Les fantaisies de la musique se suivent par art, les miennes par sort”(63). Certes, Montaigne recherche sincèrement la connaissance de l’homme et de soi, mais l’effet d’une telle recherche est de rendre l’homme à son opacité. L’utilité de l’essai consiste d’abord à nous débarrasser des discours qui projettent une clarté artificielle sur l’homme. L’essai du jugement refuse ainsi l’appui théorique d’une “ doctrine ”, que cet appui vienne de la doctrine du salut chrétien, ou d’une philosophie antique. Les Epicuriens, les Stoïciens ont des principes pour fonder l’éthique; Augustin et Raymond Sebond envisagent la connaissance de l’homme à partir de la doctrine du salut (64). Montaigne est fermement décidé à philosopher sans présupposé : la “ vraye philosophie ” qu’il évoque dans le chapitre sur l’Institution des enfants est un “ effet de jugement et de sincerité ”(65) en ce sens-là. Le jugement ne reconnaît d’autre autorité que celle de la vérité. Montaigne a détaché la connaissance de l’homme de la théologie, comme l’a montré E. Faye (66). De même, il a résisté au succès des thèses de l’eschatologie ambiante. S’est-il autorisé à dire dans quel sens allait l’histoire ? Jean Céard pense qu’il s’est fait l’écho de la thèse du déclin progressif du monde (67). A l’appui de cette thèse, J. Céard cite les notations sur l’évolution de la coutume, comme l’abandon de la braguette, le “ lourd grossissement des pourpouins ”, etc. A la fin du chapitre “ Des coches ”, Montaigne souligne la convergence des cosmologies mexicaines avec la conviction largement répandue en Europe, selon laquelle le monde approche de sa fin (68). Il oppose la vigueur des esprits dans les temps anciens au conformisme des hommes de son temps. “ Notre vigueur et liberté est éteinte ”(69). Pourtant, ces indices semblent bien minces pour en conclure au sens de l’histoire. D’autres passages montrent avec force que Montaigne a résisté à l’interprétation eschatologique de l’histoire. Toujours à la fin du chapitre III,6, Montaigne commente avec sobriété l’écroulement de l’empire Inca. Frank Lestringant compare avec la version latine de Benzoni et Chauveton : “ Au rebours de cette mise en scène prolixe et spectaculaire, le texte des “ Coches ” apparaît d’une singulière sobriété. Le traitement de la matière historique est exemplaire en cette fin d’essai. Le simple récit, dans sa brièveté, suggère une leçon qui n’est pas explicitement formulée ”(70). La leçon de l’histoire est laissée au libre jugement du lecteur. Montaigne fait en sorte que la raison ne commence pas par étendre son voile de concepts, avant que des anecdotes aient pu être racontées ; de même ; il fait attention à ne pas voiler le sens de la réalité par des thèses unilatérales, s’exerçant à changer de point de vue. La maîtrise du réel ne fait pas l’objet d’une volonté de maîtrise, mais d’une attention minutieuse. F.Lestringant a comparé les chapitres de Montaigne sur le Nouveau Monde, I,31 et III,6, avec les textes des polémistes réformés qui partent des mêmes sources (71). L’aspect qui domine les écrits protestants est la conception providentialiste de l’histoire : le caractère apocalyptique de la conquête ne peut recevoir aux yeux des Réformés d’explication purement immanente. Un tel cataclysme historique suppose une clef théologique, qui doit permettre de lire l’“abisme des jugements de Dieu ”(72). C’est par exemple par une méditation sur le livre de Job que Jacques de Miggrode en 1579 choisit d’ouvrir sa traduction du livret de Las Casas, rebaptisé par lui Tyrannies et cruautez des Espagnols. La question ultime est celle de la théodicée : comment Dieu a-t-il pu permettre ce que nous appellerions aujourd’hui un génocide ? “ C’est ce qui rend plusieurs estonnez, et les rend comme stupides, examinants tels effects par la regle de leur raison” écrit Miggrode. La réponse, comme il se doit, est à chercher dans la Bible : la Conquête est comprise sur le modèle des épreuves subies par les Juifs en captivité. Miggrode en tire une leçon de résignation et de patience, en même temps qu’il est confirmé dans son attitude de refus face à l’oppression injuste. A l’inverse, Montaigne ne tire de la catastrophe survenue lors de la conquête du Nouveau Monde aucun sens transcendant : le sens de l’histoire échappe aux prises de notre jugement.


Le travail de Montaigne dans les Essais, travail dont la force ne peut apparaître que si l’on replace l’œuvre dans le contexte historique, consiste à maintenir fermement son jugement dans son assiette, face aux diverses formes du renoncement à la raison. Il s’agit de libérer son jugement auxquelles les croyances collectives confèrent autorité. Les Européens ont commis une faute très grave au Nouveau Monde, mais il faut l’évaluer pour ce qu’elle est, et non y chercher une finalité religieuse. “ Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passez au fil de l’espée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la negotiation des perles et du poivre : mechaniques victoires ”(73). Les événements ne sont pas des châtiments divins, mais des fautes humaines, motivées par des passions humaines. L’absence d’un sens transcendant rend d’ailleurs ces actions plus scandaleuses, puisqu’elle les place sur le seul terrain de la morale. F. Lestringant critique sur ce point l’interprétation “ eschatologique ” et apocalyptique que Géralde Nakam a donnée au chapitre “ Des Coches ”(74). Dans ce chapitre, Montaigne évoque la fin du monde, mais selon une modalité bien particulière : il s’agit ddécriree une croyance de son temps, croyance que partagent les Incas et les Aztèques. Le passage suivant fait problème : “ Ceux du Royaume de Mexico estoient aucunement plus civilisez et plus artistes que n’estoient les autres nations de là. Aussi jugeoient-ils, ainsi que nous, que l’univers fut proche de sa fin, et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportames”(75). Montaigne annonce-t-il lui aussi la fin du monde ? Fait-il sérieusement de la croyance à la fin du monde la marque par excellence de la civilisation ? On peut comprendre qu’il manie l’ironie, lorsqu’il établit une relation de cause à effet établie entre le degré de civilisation et la croyance à la fin du monde. Les critères de la supériorité de la civilisation deviennent douteux. Nous avons l’habitude de considérer comme barbares les gens qui ne se conduisent pas comme nous. Montaigne nous invite à changer de point de vue : si nous étions “ eux ”, les “ barbares ”, ne jugerions-nous pas sévèrement certaines de nos pratiques ? “ Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux, ny avec plus d’occasion (…)”(76). Cette éducation du jugement constitue le programme implicite du chapitre sur les Cannibales. Une finalité pratique est à l’œuvre dans l’essai : il s’agit de soustraire le jugement au “ violent prejudice de la coustume ”, de manière à le remettre “ dans un bien plus seur estat ”(77). La capacité du jugement à bien évaluer n’est pas donnée, en raison des déformations que lui fait subir la coutume.


Pour Montaigne, la connaissance de l’homme est obstruée par des sentiments et des discours qui ont perdu le contact avec la réalité. C’est vrai de ce délire herméneutique qu’est le discours eschatologique. Comme le dit l’historien Denis Crouzet, “ une immense angoisse traverse la Renaissance ”(78). On a négligé cet aspect de la Renaissance, en en faisant une période animée par un optimisme démiurgique, annonciateur des progrès techniques de l’âge moderne. Du côté catholique comme du côté réformé, on conjure cette angoisse par la certitude que la fin du monde est proche. La réalité est tenue à distance par un sens transcendant, qui empêche l’exercice nuancé du jugement. “ Le vray champ et subject de l’imposture sont les choses inconnuës. D’autant qu’en premier lieu l’estrangeté mesme nous donne credit ; et puis, n’estant point subjectes à nos discours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combattre. A cette cause, dict Platon, est-il bien plus aisé de satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que de la nature des hommes, par ce que l’ignorance des auditeurs preste une belle et large carrière et toute liberté au maniement d’une matiere cachée ”(79). L’imposture prend appui sur l’ignorance des hommes ; là où abonde l’ignorance, surabonde la croyance. Dans l’ajout postérieur à 1588, à partir de “ à cette cause ”, Montaigne se couvre de l’autorité de Platon pour faire la critique de la théologie, qui prospère sur le terrain de la crédulité. La fermeté du jugement s’exerce et s’éprouve à maintenir une distinction nette entre le domaine des affaires humaines et Dieu. “ Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage de chercher à fermir et appuyer nostre religion par le bon-heur et prosperité de nos entreprises ”(80). La connaissance de l’homme est voilée par des discours de nature religieuse, mais aussi par des discours en apparence plus rationnels, mais que l’activité même de la raison vide de leur sens. L’esprit humain a comme une tendance à s’éloigner méthodiquement des faits : “ Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la verité : ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes ”(81). Les discours scolastiques s’efforcent d’inventer une cohérence en faisant rentrer dans l’ordre d’un système des réalités qui ne leur correspondent pas. Suivant une inspiration humaniste, Montaigne récuse l’ordre du discours afin de se ressourcer à l’expérience (82). Les lectures “ pyrrhoniennes ” des Essais, qui supposent que Montaigne aurait accepté la coupure entre l’esprit et le réel, ignorent l’effort dont témoigne l’œuvre entière pour confronter le jugement à un matériau factuel riche et varié. Le jugement se forme au contact de la réalité, et non à partir de discours abstraits inventés par la raison. Le point de départ de l’innovation philosophique et littéraire de Montaigne, c’est la décision de remédier à des écarts : écart entre le discours et le comportement (I,9), écart entre nos catégories et le réel (83), entre la généralité des lois et la singularité des actions (84), entre l’événement et l’opinion, etc. La manière dont il comprend la philosophie authentique, ce qu’il appelle à plusieurs reprises la “ vraie philosophie ”, vise à assurer l’unité de ce que de mauvaises habitudes ont dissocié. Il récuse ainsi les disputes et les discussions vaines, les “ subtilités épineuses de la Dialectique ”(85), les artifices séditieux de la Rhétorique (86), qui séparent le discours et l’être. Il récuse également comme inutile la plus grande partie de la culture humaniste, peu adaptée aux tâches d’un futur homme d’élite, destiné à vivre dans le monde et éventuellement à y commander. Bien qu’il soit l’héritier de cette culture, Montaigne voit qu’elle laisse l’homme désemparé, parce que les discussions philologiques enferment l’esprit dans l’élément du langage et le rendent étranger à la réalité. Dans le chapitre sur l’éducation des enfants, la fréquentation des livres des Anciens ne suffit pas : “ Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde ”(87). Le cadre scolaire ne suffit pas à former correctement le jugement et les mœurs ; dès le plus jeune âge, il faut confronter l’esprit au mouvement varié de la vie. Montaigne fait contrepoids à l’abêtissement engendré, chez ses contemporains, par une préoccupation obsessionnelle pour l’érudition. Il diagnostique un défaut général, qui touche l’attitude de tous ses contemporains dans l’étude : “ Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veus-je armer contre la crainte de la mort ? c’est aux depens de Seneca. Veus-je tirer de la consolation pour moy, ou pour un autre ? je l’emprunte de Cicero ”(88) Si Montaigne recommande la fréquentation du monde, c’est surtout pour habituer l’enfant à juger par lui-même. Le rôle du précepteur, qui aura une tête bien faite plutôt que bien pleine, consiste essentiellement à favoriser l’initiative de la parole et du jugement chez l’élève. Les opinions ne seront pas seulement émises, elle seront aussi soigneusement discutées et évaluées. Certaines interprétations limitent la réflexion pédagogique de Montaigne à l’éducation de la noblesse en son temps (89). Mais selon nous, ces limites sont excessives. Elles ignorent le lien de nature spéculaire qui unit les conseils pédagogiques de Montaigne à sa propre activité intellectuelle. On peut tirer parti de ces réflexions pour l’interprétation du sens des Essais et pour la conduite de notre propre jugement.


Conclusion


Tout se passe dans les Essais comme si la pensée singulière de Montaigne faisait triompher l’authenticité d’une pensée, laissant de côté les entreprises alors dominantes de l’humanisme ou de la scolastique. C’est donc la recherche d’un accord avec soi-même qui motive l’essai du jugement. Le goût non pour la morale, mais pour l’interrogation morale, est déterminant, ainsi que l’ambition de triompher des narcotiques de la coutume et des conventions, ou de la simple paresse ordinaire du jugement (90). Montaigne délimite l’inhumain au sein des pratiques de son temps : la torture des hérétiques, le massacre des Indiens, l’extermination fratricide des Chrétiens, la flatterie et l’ambition confondues avec la politique, etc. L’étude de la philosophie du jugement nous permet de comprendre pourquoi un individu a su si bien résister aux formes ordinaires du pouvoir et de la coutume – en nous donnant l’impression que cette résistance est un processus spontané, issu d’un caractère hors du commun (91). Or, le mérite n’en revient pas seulement à l’homme Montaigne, qui avait aussi ses faiblesses, mais à la poursuite quasi méthodique d’une philosophie du jugement. “ Quasi méthodique ”, parce que ce n’est pas la méthode qui intéresse d’abord Montaigne, mais l’accord du jugement avec la soi : “ fermeté ”, “foy” au sens de “ bonne foi ” et “ sincerité ” sont les qualités qu’il exige avant tout du philosophe (92). La philosophie du jugement élaborée par Montaigne vise à mettre l’homme en possession de lui-même, dans la mesure où c’est possible. En de nombreuses circonstances, en effet, l’homme devra renoncer à la maîtrise de soi et des choses. Le projet de réconcilier l’homme avec lui-même passe par la méditation des philosophes de l’Antiquité, et par la fréquentation d’autrui dans sa diversité. Par là, Montaigne part résolument de la compréhension que l’homme a de lui-même. Il entend se débarrasser des discours factices, imposés par la raison ou la coutume ; il entend restaurer ainsi la puissance originelle du jugement. La philosophie qu’il propose est une conquête et un exercice de la “ naïveté ”, dont le sens est fondamentalement socratique. C’est une pédagogie du jugement, qui vise à rendre l’esprit disponible, non pas pour la saisie d’une Vérité qui nous échappe, mais pour des évaluations sincères, fermes et indépendantes.


Notes :


(1) Pascal reproche à Montaigne, comme philosophe, d’avoir posé sa tête sur le “ mol oreiller du scepticisme ”, sans chercher à sortir de ce demi-sommeil. Le scepticisme est une paresse incompréhensible aux yeux de Pascal.


(2) La principale crise est bien sûr celle de l'Eglise, depuis les attaques de Luther en octobre 1517. Sur la crise de l’autorité politique, voir N.M. Sutherland, “ Antoine de Bourbon, King of Navarre and the French Crisis of Authority, 1559-1562 ”, in Princes, Politics and Religion, 1547-1589, The Hambledon Press, London, 1984. “ The accidental death of Henry II on 10 July 1559 precipitated the French crisis of authority (…) The death of the king removed a relatively strong monarchy, leaving a power vacuum which, in the absence of Navarre, the Guises were prompt to fill. ” (p.55) Les Guises font une sorte de coup d’Etat qui suscite une farouche opposition, réveillant les vieilles rivalités parmi la noblesse. Comment résoudre la double crise de l’autorité politique et religieuse ? Selon l’historien, ce n’étaient pas les solutions possibles qui manquaient, mais faisait défaut une structure politique assez forte pour les imposer.

(3) Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, L’éveil de la pensée, Paris, Maspero, 1969, réédition Honoré Champion, 1995; La signification pratique des Essais a été soulignée récemment aussi Anthony Quint et Francis Goyet : Montaigne aurait pour dessein de donner à la noblesse de robe l’assurance qui lui manque, consacrer sa supériorité intellectuelle et morale. Selon F. Goyet, ce but est réalisé principalement à travers l’éloge d’une vie moyenne, et par le refus d’une position sociale dominante. Francis Goyet, article “ Prudence ”, in The Cambridge Companion to Montaigne, éd. U.Laenger, Cambridge University Press, 2004.

(4) I,23, De la coustume et de ne changer aysement une loy receue. Les références sont données dans l’édition Villey-Saulnier, aux PUF, dont la pagination reste la même à chaque réédition.

(5) I,11, “ Des pronostications ”

(6) III,1, “ De l’utile et de l’honneste ”

(7) I,50,301a

(8) II,12,541ac

(9) II,12,505a. “ Leur mot sacramental, c’est épécho, c’est à dire je soutiens, je ne bouge. Voylà leur refrain, et autres de pareille substance. Leur effect, c’est une pure, entiere et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. ” Montaigne avait lui-même adopté la formule “ épécho ” en 1576, lorsqu’il fit graver son médaillon. Le décalage entre le pyrrhonisme et l’essai du jugement a été souligné par Marcel Conche, dans "la méthode pyrrhonienne de Montaigne" BSAM n°10-11, Avril-Décembre 1974, pp.47-62 ; repris dans “ le pyrrhonisme dans la méthode ”, Montaigne et la philosophie, PUF 1996, chap. II., pp.27-42

(10) I,26, 151a

(11) II,10,409a

(12) Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, p.152

(13) I,26,155a

(14) I,23,123a

(15) III,13,1065bc. Cette problématique est proprement celle de l’exercice du jugement. H.Arendt fournit une description de cette problématique, en s’attaquant à l’interprétation nihiliste du monde moderne dans Qu’est-ce que la politique ? Le Seuil, 1995 (Piper Verlag, Muenchen, 1993, pp.53-54 : “ Certes, il a bien fallu qu’on décide une fois du critère en portant un jugement, mais à présent ce jugement a pour ainsi dire été adopté et il est même devenu un moyen permettant de formuler d’autres jugements. Mais juger peut aussi signifier tout autre chose et c’est toujours le cas lorsque nous sommes confrontés à quelque chose que nous n’avons encore jamais vu, et pour lequel nous ne disposons d’aucun critère. Ce jugement, qui est sans critère, ne peut s’appuyer sur rien d’autre que sur l’évidence de l’objet même du jugement. (…) Nous en faisons l’expérience dans la vie quotidienne chaque fois que, confrontés à une situation inconnue, nous estimons que tel ou tel a bien ou mal jugé de la situation. (…) La fonction du préjugé est de préserver l’homme qui juge d’avoir à s’exposer ouvertement et à affronter par la pensée chaque réalité qu’il rencontre. Les idéologies et les visions du monde remplissent parfaitement cette tâche de protéger de toute expérience parce qu’en elles, prétendument, toute réalité serait d’une certaine façon déjà prévue. ” La défaillance des critères du jugement dans le monde moderne libère le jugement. pour un exercice authentique. Nous sommes confrontés à l’impossibilité de juger ce qui a eu lieu et ce qui se produit chaque jour de nouveau – en fonction de critères reconnus de tous, c’est-à-dire de préjugés. Voilà ce qui a été souvent décrit en termes de nihilisme, de renversement de toutes les valeurs, de crépuscule des dieux, et d’effondrement de l’ordre moral du monde. Ces interprétations <nihilistes> présupposent qu’on ne peut compter sur le jugement des hommes que là où ils sont en possession de critères, et que la faculté de juger n’est donc rien d’autre que la capacité de subordonner de façon adéquate le particulier à l’universel dont il relève et à propos duquel on est d’accord. On sait pourtant bien que la faculté de juger consiste et doit consister à juger directement et sans critère (…) ” H. Arendt montre qu’aucun élément contraignant n’appartient au jugement (p.56). La règle ou le critère sont certes contraignants, mais ils supposent que l’on se soit mis d’accord préalablement à l’acte de juger, au moyen d’une convergence de jugements.

(16) Comme l’a rappelé Francis Goyet, il s’agit des “ essais du jugement de Michel de Montaigne ”, comme l’indique le titre de l’œuvre, et non d’essais en général. L’œuvre est conçue comme une mise à l’épreuve de soi. Voir F. Goyet, “ Humilité de l’essai ? ” in Pierre Glaudes, éd., L’essai. Métamorphoses d’un genre, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002, p. 201-215

(17) Marcel Conche voit dans Montaigne le héraut des Droits de l’Homme : le scepticisme de Montaigne s’arrête quand l’intégrité physique et morale de la personne humaine est en jeu (comme dans la pensée de M. Conche lui-même). Voir M. Conche, “ le scepticisme philosophique et sa limite ”, in Le Magazine Littéraire, numéro spécial, “ le retour des Sceptiques ?”, janv. 2001, n°394, pp.20-22.

(18) Voir par ex. III,12,1037b

(19) Raymond Sebond (Sibiuda), Théologie naturelle, I,1, traduction de Montaigne : “ Or afin qu’ainsi hors de luy, comme il est, et s’ignorant, il puisse estre ramené à soy et instruit de la nature, on luy presente cette belle université des choses, et des creatures, comme une droite voye et ferme eschelle, ayant des marches tres assurees, par où il puisse arriver à son naturel domicile, et se remonter à la vraye connoissance de sa nature. ” (éd. Armaingaud, 1935)

(20) Dans la pensée de Nietzsche, l’évaluation est une tâche créatrice. La volonté est à l’origine de la création de valeurs, comme “ volonté de puissance ”.

(21) Ces référents moraux sont particulièrement visibles dans le chapitre II,11, “ De la cruauté ”.

(22) III,1,791b ; II,11,433b : “ Nature, à ce creins-je, elle mesme attache à l’homme quelque instinct à l’inhumanité ”.

(23) I,26, 152c

(24) III,2,805b

(25) I,39,241a

(26) II,10,414a :"j’entens assez que c’est que mort et volupté ; qu’on ne s’amuse pas à les anatomizer "; III,13,1029b

(27) I,20,84a

(28) La sagesse de Montaigne, si l’on se réfère à la fin des Essais qui en est en quelque sorte le point d’orgue, se résume à “ bien faire l’homme et dûment ”. “ Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. (…) La gentille inscription de quoy les Atheniens honorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens : D’autant es tu Dieu comme tu te recognois homme. ” III,13,1115b

(29) II,12,525b : "Il y a des formes mestisses et ambigues entre l’humaine nature et la brutale."

(30) I,23 et I,31

(31) II,12, 575a

(32) II,12,526b : "car pourquoy prenons nous titre d’estre, de cet instant qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle "

(33) II,10,387

(34) Gustave Lanson, “ Montaigne ”, in Histoire générale de la littérature française, Paris, Hachette, 1896.

(35) III,13,1115b

(36) II,12,568c

(37) Voir sur ce point I,42, De l’inegalité qui est entre nous.

(38) II,12, 576a. C’est à Platon que Montaigne pense ici en particulier, au Phèdre.

(39) Voir e.g. l’œuvre de Marsile Ficin ou de Guillaume Budé.

(40) Voir Thomas More, l’Utopie (1516) et Guillaume Postel, La restitution de toutes choses (De restitutione omnium rerum, 1546).

(41) I,32,215. “ Ausquels je joindrois volontiers, si j’osois, un tas de gens, interpretes et contrerolleurs ordinaires des dessains de Dieu, faisans estat de trouver des causes de chaque accident, et de veoir dans les secrets de la volonté divine les motifs incomprehensibles de ses œuvres. ”

(42) Sébastien Castellion, De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir, trad. du latin par Ch. Baudouin, Genève-Paris, 1953 : “ Certes, s’il pouvait se lever aujourd’hui, dans le monde, comme cela arrivait jadis, un prophète capable d’apaiser les querelles, de montrer avec certitude la voie à ceux qui cherchent et de mettre un terme aux erreurs par l’autorité même de Dieu, il n’y aurait rien de mieux et de plus direct que de recourir à son verdict et de se conformer, sans aucun doute, ni hésitation, à ce qu’il répondrait au nom de Dieu. Mais où nous tournerons-nous ? ”

(43) I,11,42a

(44) Le même type de critique est repris en I,32, 216a : “ Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de chercher à fermier et appuyer nostre religion par le bon-heur et prosperité de nos entreprises. Nostre creance a assez d’autres fondemens, sans l’authoriser par les evenemens (…). ” Cf. Pierre Villey : Montaigne entend purger l’entendement de la “ manie de l’absolu ”.

(45) I,56,323c

(46) I,27,179a

(47) Cf. I,14,178a : “ Ce n’est pas à l’adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader : car il me semble avoir appris autrefois que la creance, c’estoit comme un’impression qui se faisoit en nostre ame (…). ”

(48) II,12,503a. “D’où naissent la crainte, l’avarice, l’envie, les desirs immoderez(…).”

(49) voir M.Screech, Montaigne’s Annotated Copy of Lucretius, A transcription and study of the manuscript, notes and penmark, Genève, Droz, 1998

(50) II,12,512a. Les termes “ analogies ” et “ conjectures ” peuvent renvoyer aux doctrines respectives de Nicolas de Cues et de Thomas d’Aquin.

(51) Imbach, Ruedi, “ ‘Et toutefois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine’, l’essai II,12 et la genèse de la pensée moderne. Construction d’une thèse explicative ”, in Paradigmes de théologie philosophique, O.Höffe et R.Imbach, Fribourg, 1983, pp.199-219

(52) I,26,157a

(53) I,26,157a

(54) III,9,973b

(55) "Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèce sous un genre, c'est le mirouër où il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais" (I,26,157a).

(56) Pascal reprend dans une pensée célèbre cet exercice de l'imagination : “ Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une point très délicate à l’égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. (…)” Pensées, op.cit., L.199-B72

(57) II,12,528a ; voir aussi I,32,216a

(58) I,32,216a

(59) I,25,143c. “ Le plus fort Estat qui paroisse pour le present au monde, est celuy des Turcs (…). ” Sur la signification de la référence aux Turcs dans la littérature française, voir Clarence Dana Rouillard, The Turk in French History Thought and Literature (1520-1660), Boivin, Paris, 1938.

(60) Sur les formes de la guerre sainte menée par les Chrétiens au XVI° siècle, voir Denis Crouzet, D., Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de Religion, vers 1525-vers 1610, 2 vol., Champ Vallon, 1990.

(61) I,56,319a “ Voylà pourquoy je ne loüe pas volontiers ceux que je voy prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la priere ne me tesmoignent quelque amendement et reformation (…). ”

(62) II,1,332a : “ Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs traits de sa vie ; mais, veu la naturelle instabilité de nos meurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s’opiniastrer à former de nous constante et solide contexture. ”

(63) III,2,805 “ Les sçavants partent et denotent leurs fantasies plus specifiquement, et par le menu. Moy, qui n’y voy qu’autant que le langage m’en informe, sans regle, presente generalement les miennes, et à tastons. ” ; III,13,1076.

(64) R.Sebond, Théologie naturelle, trad. Montaigne, L.Conard, 1935, Préface de l’auteur : “ Par ce qu’elle <la théologie naturelle> instruit l’homme à se cognoistre soy mesme : à sçavoir pourquoy il a esté créé, et par qui il l’a esté, à cognoistre son bien, son mal, son devoir, dequoy et à qui il est obligé. ”

(65) I,26,155a

(66) E.Faye, 1999, “ Sibiuda et Montaigne. De la science de l’homme à la science morale ”, pp.165-168.

(67) Jean Céard, La nature et les prodiges, p.391 : “ Le lecteur qui parcourt ces lignes <tirées de I,29, Des coutumes anciennes> est frappé de ce que Montaigne considère cette emprise de la coutume, qui va jusqu’à dégénérer en tyrannie de la mode, comme le signe d’une décadence. Or, au temps où il écrit, il n’est pas rare de lire cette réflexion que le monde, maintenant à son extrême vieillesse, approche de sa fin et que les hommes n’ont plus la vigueur physique et morale de leurs ancêtres. Montaigne s’en fait l’écho. ” Voir Chassanion, Gigantomachia, 1580.

(68) III,6,913b : “ Aussi jugoient-ils, ainsi que nous, que l’univers fut proche de sa fin, et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportames. ”

(69) I,26,151b

(70) Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, L’Amérique et la controverse coloniale, en France, au temps des Guerres de Religion (1555-1589), Paris, Aux amateurs de livres, 1990, pp.254

(71) op.cit., p.256 “ Repoussant le pathétique auquel cèdent Jacques de Miggrode et les pamphlétaires anonymes du règne d’Henri III, plus mesuré dans l’ironie grinçante que l’intrépide Chauveton, Montaigne poursuit un tout autre but. ” (p.256)

(72) Jacques de Miggrode, épître au lecteur en tête de B. de Las Casas, Tyranniez et cruantez des Espagnols es Indes Occidentales, qu’on dit le Nouveau Monde, Paris, Guillaume Julien, 1582, f. iiijv°. cité par Lestringant, p.256

(73) III,6,910b

(74) Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Nizet, 1984, p.348. “ Des Coches ” n’est pas une “ liturgie de l’Apocalypse. ” La formule serait en revanche acceptable pour Las Casas et ses disciples huguenots.

(75) III,6,913-914b. Montaigne expose alors le mythe inca des âges du monde, qu’un lecteur de la Renaissance ne pouvait pas ne pas comparer au quatre âges exposés par Hésiode dans Des travaux et des jours. La valeur du futur dans les phrases suivantes fait également problème : “ Si nous concluons bien de notre fin, et ce poëte de la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne faira qu’entrer en lumiere quand le nostre en sortira. L’univers tombera en paralisie ; l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur. ” III,6,908-909b

(76) I,23,112c

(77) I,23,117a

(78) voir Denis Crouzet, “ Une immense angoisse traverse la Renaissance… ”, in L’Histoire, n° 271, déc. 2002, “ Le cas Nostradamus ”, pp.44-49. “ Pour les catholiques, l’essor des idées nouvelles, luthéranisantes, sacramentaires, puis, à partir des années 1540, calvinistes, témoigne que la fin des temps est proche. Dieu châtie ainsi la chrétienté pour ses péchés. Dès 1530, pour rester dans le cadre de la France, les docteurs en théologie de la Sorbonne dénoncent un signe supplémentaire du vieillissement du monde dans la présence de ces “ faux prophètes ”. Une culture de la faute, de la culpabilité se diffuse ”. (p.48)

(79) I,32,215ac

(80) I,32,216a. Sur ce point, voir E. Faye, “ critique de la théologie comme science ”, Philosophie et perfection de l’homme, Paris, Vrin, 1996, p.396. “ Il n’est pas de plus grand danger que l’illusion d’absolu dont l’homme s’enivre au point de perdre toute humanité. Le seul remède consiste à montrer, comme le dit Montaigne, “ l’horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines. ”

(81) III,11,1026b

(82) Pétrarque a souligné la nécessité de ressourcer le savoir à l’historia et à l’experientia.

(83) II,12,541c

(84) III,13,1066c : “ Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les loix fixes et immobiles. ”

(85) I,26,163a

(86) I,51, “ De la vanité des paroles ”

(87) I,26, 157a

(88) I,25,135b. Voir le chapitre I,25, " Du pendantisme ", en entier.

(89) Voir par ex. Pierre Villey, L’évolution des Essais, in Les Sources et l’Evolution des Essais, Paris, Hachette, 1933, tome 2, pp.238 et sq. : “ C’est pour la noblesse que Montaigne composa son “ Institution des enfans. L’occasion lui en a été fournie dans ses relations les plus brillantes. ”

(90) I,23,112a : “ L’assuefaction endort la veue de nostre jugement. ”

(91) Cf. II,12, 539a: “Car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses (…)”.

(92) voir I,26,152a

Marc Foglia,
Université de Paris I - Sorbonne


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