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Nicolas Grimaldi ,
Professeur Émérite de Philosophie à la Sorbonne,
Socrate, le sorcier,
Presses Universitaires de France, septembre 2004, 125 p.

Lire un autre extrait :
"SOCRATE était un sorcier...", p. 9

Lire un extrait, pp. 121-124:

« Est-il cependant si fortuit que le premier philosophe ait été ce sorcier? À la suite de Socrate, la plupart des philosophies n'ont-elles pas fait que mettre en oeuvre une logique sinon pour fonder les conditions du bonheur, du moins pour donner un sens à l'existence? Alors même que la seule attente du bonheur lui avait paru compromettre la pureté de la vertu, Kant n'en avait-il pas été réduit lui aussi à espérer un autre monde que celui de notre connaissance, une autre vie pour l'âme au-delà de la mort, un être dont l'omniscience la jugerait en vérité et dont la toute-puissance la récompenserait à proportion de ses mérites? Au point qu'une telle espérance fût même inséparable de toute intention morale, sa logique n'avait-elle pas dû se borner pour ouvrir un champ à la croyance? Les postulats de la raison ne font-ils pas alors que remplir chez Kant le même office que nous avons vu les mythes exercer chez Platon?

Pour peu qu'on s'y rende attentif, on ne peut qu'être saisi par les similitudes qui rendent comparable «la cure chamanistique» relatée par Lévi-Strauss (1) et la thérapie logique à laquelle nous avons vu Socrate se livrer. Ici et là il s'agit d'une délivrance. Ici et là il n'y a d'autre efficacité que celle du langage. Ici et là le langage opère par « incantations » (2). Ici et là il s'agit de rendre à sa véritable destination une âme qui en a été détournée (3). Ici et là le chaman recourt à des mythes (4). Ici et là, c'est la croyance qui produit la guérison. Ici et là la croyance est suscitée par un même procédé: comme on reprise un tissu effiloché, il s'agit d'un ravaudage logique. Il s'agit d'insérer dans la trame logique d'un récit une situation, des sensations, des sentiments d'autant plus douloureux qu'ils semblaient plus étranges, et d'autant plus étranges qu'ils paraissaient incompréhensibles (5). Comme Socrate, le sorcier remédie à cette détresse de l’effarement en faisant de l'expérience vécue le double ou l'image d'une expérience logique qui lui sert de modèle. Après quoi Socrate comme le sorcier anticipe l'expérience que devra vivre l'âme douloureuse pour accéder à sa délivrance (6).

Peut-être pourrait-on d'ailleurs ordonner les diverses philosophies d'après l'expérience que leur logique entreprend d'élucider en la rationalisant. Comme la cure chamanistique paraissait à Lévi-Strauss anticiper la psychanalyse, on en serait conduit à se demander si l'histoire de la philosophie ne fut pas comme une longue psychanalyse de la conscience occidentale. Toutefois, comme entre la première et la deuxième philosophie de Platon, on serait alors amené à distinguer deux styles de philosophie. Tandis que les philosophies proprement chamaniques feraient de leur logique une initiation à la vie bienheureuse, les philosophies de la lucidité se borneraient à décrire et à élucider le malheur de la conscience, sans prétendre remédier à l'irrémédiable. Qu'elles le sachent ou non, toutes les logiques de la promesse et de la prophétie se situent dans la postérité de Socrate: ce sont des philosophies de l'espérance. Plus rares, sans eschatologie ni mythologie, celles qui se limitent à décrire et à élucider l'expérience de la conscience, de l'attente et de la séparation, ont leur ascendance dans la dernière philosophie de Platon. Toutes sont filles du malheur. Mais alors que les premières n'attendent de la vérité que de pourvoir chaque individu d'une méthode pour le bonheur, les secondes n'attendent pas de la vérité qu'elle soit réconfortante. Il leur suffit de comprendre que la conscience n'est séparée de son objet que parce qu'elle est désunie d'elle-même, et d'élucider le sens de cette originaire désunion. Promesses de réconciliation, les premières développent toujours aussi une philosophie de l'immédiation. À l'inverse, identifiant la vie à une tendance et la conscience à l'attente ou au désir, les secondes font de la médiation la réalité même. Pas plus ne peut finir l'attente que ne finit la médiation, et pas plus ne peut finir la médiation que ne finit la vie. »

Notes :
(1) Cf. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. X : « L'efficacité symbolique », Paris, 1958, p. 205-220. Il s'agit d'un « grand texte magico-religieux» publié, en 1947 par M. Holmer et H. Wassen, reproduisant le discours d'un sorcier d'une tribu Cuna, au Panama, pour apaiser les douleurs et faciliter un accouchement difficile.
(2) Ibid., p. 205-206.
(3) Ibid., p. 209 4.
(4) Ibid., p. 217-218 : « Que la mythologie du shaman ne corresponde pas à une réalité objective n'a pas d'importance: la malade y croit, et elle est membre d'un société qui y croit. »
(5) Ibid., p. 218: « Le shaman fournit à sa malade un langage dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. »
(6) Ibid., p.219


Nicolas Grimaldi
Socrate, le sorcier, P.U.F. Paris, 2004, pp. 121-124

Lire un autre extrait :
"SOCRATE était un sorcier...", p. 9

Le Club de Philosophie a reçu M. Nicolas Grimaldi à Sèvres le 21 octobre 2004 :
- au lycée, de 14h-16h, pour une conférence sur Socrate, le sorcier
- au SEL, à 20h45, pour une conférence sur La solitude. Entrée libre.

Autres publications de Nicolas Grimaldi sur notre site :
Le traité des solitudes