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Nicolas Grimaldi ,
Professeur Émérite de Philosophie à la Sorbonne,
Socrate, le sorcier,
Presses Universitaires de France, septembre 2004, 125 p.

Lire un autre extrait :
"Est-il si fortuit que le premier philosophe ait été ce sorcier?", p. 121

«Lorsque le serviteur lui eût apporté
la coupe de poison qu'il avait achevé de préparer,
Socrate le regarda un peu en dessous à son accoutumée avec ses yeux de taureau
et lui demanda s'il en pouvait offrir quelque libation à une divinité. »
Phédon, 117 b.

Lire un extrait, p. 9 :

"SOCRATE était un sorcier. C'est Platon lui-même qui en rapporte le témoignage. « - En t'écoutant, lui dit Ménon, il me semble avoir été drogué. Tu m'as si bien ensorcelé que je ne sais plus même ce que je pense. » (1) Cette magie, c'est elle qui faisait le charme de Socrate. Il envoûtait. On s'éprouvait aussi bouleversé par sa parole qu'il arrive qu'on le soit par la musique. Comme s'il se fût agi d'une transe dionysiaque, on en était possédé (2). Aussi Alcibiade avouait-il ne pouvoir l'écouter sans en être subjugué. L'accuser de sorcellerie, c'était lui en reconnaître le pouvoir aussi manifestement que ceux qui l'en admiraient. Et en effet, le désignant dans Les nuées comme le plus célèbre des sophistes, Aristophane ne montrait-il pas Socrate capable de persuader n'importe quoi à n'importe qui ? Or, se vantant de pouvoir faire perdre à quiconque le sens de la réalité, de lui faire éprouver le faux plus évident que le vrai et le réel plus inconsistant même que l'irréel, la sophistique aussi était une sorcellerie (3). Même ceux de ses disciples qui voyaient en Socrate le plus caustique pourfendeur des sophistes ne l'en reconnaissaient pas moins, eux aussi, pour une sorte de sorcier, de magicien, ou de chaman. Ainsi, alors que Socrate n'a plus que quelques heures à vivre, ou à peine quelques instants, c'est moins la disparition de son ami que regrette Phédon que la perte de l'enchanteur: « - Où trouverons-nous un aussi parfait magicien après que tu nous auras abandonnés? » (4)

Et pourtant, ce chaman, ce sorcier, c'est à lui que nous nous référons sans cesse comme à l'exemple même de ce que doit être un philosophe. Non seulement il nous semble avoir incarné le modèle humain du philosophe, mais c'est même à sa manière de penser et d'argumenter que nous faisons remonter l'origine de la philosophie. Que le premier des logiciens, que l'inventeur de la dialectique ait pratiqué la philosophie comme une sorcellerie, c’est ce qu'il nous faut tenter de comprendre. Quelle subreptice connivence a pu se nouer dès l'origine entre le rationnel et irrationnel, entre l’ordre de la vérité et celui de la croyance, comme entre l'enchaînement logique et l’envoûtement thérapeutique?

Car ce qui fait de Socrate un sorcier, c'est d'abord qu'il est un guérisseur. La plupart des maux qui affectent le corps, explique-t-il à Charmide, ont leur origine dans l'âme (5) ; mais «l'âme ne peut être guérie que par des discours qui agissent comme des envoûtements» (6). Aussi Socrate prétendait-il délivrer les âmes dans les douleurs par la seule magie de ses paroles (7), comme les matrones recourent à des drogues pour soulager les douleurs des parturientes. Pour avoir cette efficacité thérapeutique, il fallait donc que ses paroles eussent un effet anesthésiant, analgésique ou opiacé. Phédon s'en émerveillait avec gratitude : « - Comme il nous a guéris!» (8) Dans ses diverses enquêtes Mircea Eliade a bien défini les caractères du chaman. Or il n'y en a presque pas un qui ne convienne de quelque façon à Socrate. Comme nous venons de le voir, le premier est d'être un guérisseur (9). Le second est de rendre chacun à lui-même en restaurant le sens de son identité. C'est ce que fait Socrate aussi bien avec Alcibiade qu'avec ceux dont il évoque les tourments dans le Théétète. Le troisième caractère d'un chaman est d'être habité par les esprits ou élu par quelque divinité (10). Or des divinités apparaissent en songe à Socrate pour lui annoncer l'avenir (11) ou pour l'exhorter à la poésie (12). C'est parce qu'il s'éprouve investi par les dieux (13) d'une mission de justice que Socrate interroge, questionne, et met â l'épreuve la compétence dont se targuent les notables athéniens. C'est également un esprit divin, un démon, une voix surnaturelle (14) qui le retiennent quand il pourrait se détourner du destin que lui ont assigné les dieux. Quant à rester dans son cachot et à attendre la mort au lieu de s'en évader, c'est non seulement ce à quoi l'engagent les Lois en une célèbre prosopopée, mais ce que Dieu même lui prescrit (15). Il y a enfin un quatrième caractère auquel se reconnaît un pouvoir surnaturel d'un chaman, c'est de pouvoir s'affranchir de son existence corporelle, d'avoir ainsi parfois connu l'extase, et de «s'élever aux cieux parce qu'il y a déjà été » (16). Or il n'y a pas de thèmes plus constants dans les discours socratiques. Se préparer par toutes sortes d'exercices ascétiques à dénouer les liens qui maintiennent l'âme attachée au corps, parvenir par degrés jusqu'à l'insoutenable vision de l'absolu, n'est-ce pas tout l'enseignement du Phédon (17) et de la République (18)? Enfin la métaphore ascensionnelle, l'opposition des apparences d'en bas aux réalités d'en haut, Aristophane ne les aurait pas si lourdement raillées dans ses Nuées si elles n’avaient été, de notoriété publique, si répétitives (19) dans les discours de Socrate.

Quoiqu’on doive donc reconnaître le statut chamanique de Socrate, sa fonction de mage ou de sorcier, c’est pourtant lui aussi qui a imposé à la conscience occidentale l’image de ce qu’est un philosophe. Encore aujourd’hui on pourrait dire qu’il n’y a de philosophe que par ce qu’il a de commun avec Socrate…"

Notes :
(1) Cf. Ménon, 80 a.
(2) Cf. Le Banquet, 215 c- 216 a
(3) Cf. Le Sophiste, 235 a 1 et 241 b 7
(4) Cf. Phédon, 78 a 1.
(5) Cf. Charmide, 156 e - 157 a.
(6) En de très nombreuses occurrences, Platon n'a qu'un mot pour désigner cette parole guérisseuse, ce discours thérapeutique qu'il attribue à Socrate: hè epôdè. Qu'on le traduise par «incantation », «charme », «enchantement », « sortilège» ou « envoûtement », il s'agit toujours des paroles magiques dont un sorcier use comme d'un philtre. Cf. par ex. Charmide (155 e7, 156 b1,157 a4, 157 b2, 157 d3, 158 b8, 176 b1) ; Ménon, 80 a3; Gorgias (484 a1 et 6) ; Phédon (77 e8, 78 a1 et 5, 114 d7) ; Le Banquet, 203 a1 ; Théétète, 157 c9. Dans la République (X, 608 a5), le mot est employé pour caractériser l'envoûtement poétique. Pour désigner le même effet, Baudelaire avait parlé de «sorcellerie évocatoire ». Nous n'en énumérons ici les occurrences que pour montrer le caractère obsédant de cet ensorcellement socratique dans les premiers dialogues de Platon.
(7) Cf. Théétète, 149 cd.
(8) Cf. Phédon, 89 a5.
(9) Cf. Mircea Eliade, Le chamanisme, 2e éd., Paris, Payot, 1968, p. 154.
(10) Ibidem, p. 70, 80 et 85.
(11) Cf. Criton, 44 a b.
(12) Cf. Phédon, 60 e - 61 b.
(13) Cf. Apologie de Socrate, 29 d3 : «J'obéirai à Dieu plutôt qu'à vous; et tant qu'il me restera un souffle de vie et que j'en serai capable, soyez sûrs que je ne cesserai pas de philosopher, de vous exhorter et de faire la leçon à qui je rencontrerai. » Cf. aussi 30 a5, 30 e4 et 6: «C'est Dieu qui m'a accroché à cette ville pour l'aiguillonne! comme un taon aux flancs d'un cheval»; 31 a8 : «Qui eût jamais négligé autant que moi tout intérêt personnel et se fût, comme moi, uniquement soucié de vous, si ce n'était Dieu qui l'eût donné à votre ville ? » et 33 c : « Vous interroger, mettre à l'épreuve ceux qui se targuent de leur science, c'est un devoir que Dieu m'a assigné par des oracles, des songes et tous les moyens dont dispose une divinité pour prescrire à un homme ce qu'elle attend de lui. »
(14) Cf. Apologie, 31 cd; Euthyphron, 3b. Aussi Bergson reconnaissait-il l'entreprise socratique comme « une mission d'ordre religieux et mystique» (Cf. Les deux sources de la morale el de la religion, p. 60).
(15) Ce sont d'ailleurs les derniers mots du Criton (54 d10) : «Inutile de discuter davantage, puisque Dieu nous indique le chemin à prendre. »
(16) Cf. Mircea Eliade, op. cit., p. 155.
(17) Cf. Phédon, 64 c - 68 b, 82 e - 84 b.
(18) Cf. République VI, 509 b c; VII, 517 b c.
(19) Cf. par ex. République VII, 517 a, 517 d, 521 c, 529 a b, 533 d.

Nicolas Grimaldi
Socrate, le sorcier, P.U.F. Paris, 2004, pp. 9-14
Lire un autre extrait :
"Est-il si fortuit que le premier philosophe ait été ce sorcier?", p. 121

Le Club de Philosophie a reçu M. Nicolas Grimaldi à Sèvres le 21 octobre 2004,
- au lycée, de 14h-16h, pour une conférence sur Socrate, le sorcier
- au
SEL, à 20h45, pour une conférence sur La solitude. Entrée libre.

Autres publications de Nicolas Grimaldi sur notre site :
Le traité des solitudes