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Pierre Magnard,
Professeur Émérite de Philosophie à la Sorbonne,


Le vocabulaire de Montaigne

Éditions Ellipses, Paris, 2002

Un extrait : pp. 29-31


Interprétation


* À considérer les Essai comme cette « marqueterie mal jointe » (III, 9, p.964) de citations, ravies à leurs auteurs, pour être livrées au jeu de l’intertextualité, il faut convenir qu’ils sont le creuset même de l’interprétation. Que nous reste-t-il en effet, quand nous avons récusé avec l’auteur lui-même l’argument d’autorité, si ce n’est de soumettre l’écrit au travail de l’herméneutique ? Ainsi considérés, les Essais seraient une véritable critique de l’interprétation, dont ils éprouveraient la fécondité et détermineraient les limites. Le droit à travers la jurisprudence, l’Écriture sainte, l’archivium gréco-latin des grands classiques redécouverts par les humanistes, une vie quotidienne dont la complexité et la violence brouillent tous les repères politiques, sociaux et moraux exigent que l’on trace de nouveaux chemins vers le sens.


**La crise est d’abord celle du droit : « Il n’est rien si lourdement et largement fautier que les lois" (III,13, p.1072). La multiplicité des arrêts qui font jurisprudence permet-elle d’induire d’un jugement passé aux cas qui aujourd’hui se présentent ? « Toutes choses se tiennent par quelque similitude, tout exemple cloche et la relation, qui se tire de l’expérience, est toujours défaillante et imparfaite ; on joint toutefois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les lois et s’assortissent ainsi à chacune de nos affaires, par quelque interprétation détournée, contrainte et biaise » (id., p.1070). L’interprétation requise de la diversité des situations, est la porte ouverte aux accommodements : « Les avocats et les juges de notre temps trouvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder où bon leur semble » (II,12, p.582). Les différends alors s’enveniment : « Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois » (id.,p.527). À multiplier les gloses, on laisse décider le hasard : «À une science si infinie, dépendant de l’autorité de tant d’opinions et d’un sujet si arbitraire, il ne peut être qu’il n’en naisse une confusion extrême de jugements» (II,12, p.582). Est-on plus heureux en matière théologique ? «Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doute du sens de cette syllabe HOC !» (II,12, p.527). On traduit l’Écriture en langue vernaculaire, voire en basque et en breton : « L’Eglise universelle n’a point de jugement plus ardu à faire et plus solennel. En prêchant et en parlant, l’interprétation est vague, libre, muable, et d’une parcelle » (I, 56, p.321). Que le magistère romain se soit prononcé en un concile mémorable n’empêche les gloses de se multiplier à toutes langues.


***C’est à l’interprétation elle-même qu’il faut s’en prendre, « maladie naturelle de l’esprit » qui ne fait que fureter et quêter et va sans cesse tournoyant, bâtissant et s’empêtrant en sa besogne, comme nos vers à soie et s’y étouffe » (III, 13, p.1068). On interprète les interprétations plutôt que d’interpréter les choses : « Qui ne diraient que les gloses augmentent les doutes et l’ignorance, puisqu’il ne se voit aucun livre, soit humain, soit divin, auquel le monde s’embesogne, duquel l’interprétation fasse tarir la difficulté » (id., p.1069). Le processus ne saurait connaître de cesse : « c’est un mouvement irrégulier, perpétuel, sans patron et sans but. Ses inventions s’échauffent, se croisent et s’entreproduisent l’une l’autre » (id., p.1068). Ce que nous avons trouvé en cette chasse, « un plus habile ne s’en contentera pas ; il y a toujours place pour un suivant… Il n’y a point de fin en nos inquisitions » (ibid.). L’entretien infini d’une interprétation généralisée serait la mort du sens ; de celui-ci les Essais voudraient retrouver le labyrinthique itinéraire.


Pierre Magnard,

Le vocabulaire de Montaigne
, Éditions Ellipses 2002, pp.29-31


Autres extraits :


Conscience - Expérience - Moi - Usage