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ÉDUCATION ET PSYCHANALYSE

Philippe Fontaine,
Maître de conférences à l'université de Rouen,
Éducation et psychanalyse,
Conférence prévue pour le projet Europe, Éducation, École,
diffusée en direct le 26 janvier 2006, de 14 heures à 16 heures.


Éducation et psychanalyse

"C'est peut-être un fait, un fait peu réjouissant, que nous naissons égocentriques, violents, égoïstes, et que seule l'instruction dans le domaine des connaissances et des manières nous transforme en êtres humains, c'est-à-dire en êtres dont la vie entière ne se passe pas à se battre pour survivre, mais qui peuvent légitimement chercher à se libérer de la contrainte que la nature humaine et toutes les autres espèces de violence naturelle exercent sur eux. Mais si et quand l'instruction a fait son oeuvre, alors le problème d'une éducation à la liberté vient au premier plan."
Eric Weil (1)

La compréhension de la relation entre la psychanalyse et l'éducation présuppose une définition préalable des termes en présence. Ce qu'il s'agit ici de penser est le sens de la relation susceptible d'exister entre ces deux termes. Posons donc d'emblée que l'éducation désigne à la fois un processus et le résultat de ce processus. Le processus consiste en un travail de formation par lequel l'enfant est appelé à développer les facultés qui le définissent en tant qu'être humain, et le produit de ce travail de formation (en droit interminable) est la réalisation, chez le sujet concerné, des caractères constitutifs de cette humanité. Ce qui signifie que le propre de l'homme est d'être inachevé, ou immature ; l'homme n'est pas d'emblée ce qu'il est appelé à être. Il a à devenir ce qu'il doit être ; c'est pourquoi l'éducation n'a de sens que pour un être qui n'est pas ce qu'il est, dont l'être n'est pas de l'ordre du fait, d'une donnée immédiate, mais, au contraire, d'un "avoir-à-être", d'une conquête, d'un projet. L'éducation ne s'adresse qu'à un être libre, qui n'est pas encore déterminé par une "nature", qui n'est donc encore rien, et qui, pour cette raison même, peut tout devenir. Fichte insiste sur cette "prématuration" de l'homme, qui n'est pas d'emblée tout ce qu'il doit être : " En un mot, tous les animaux sont achevés et parfaits, l'homme est seulement indiqué, esquissé ... Tout animal est ce qu'il est ; l'homme, seul, originairement n'est absolument rien. Ce qu'il doit être, il lui faut le devenir ; et, étant donné qu'il doit en tout cas être un être pour soi, il lui faut le devenir par soi-même. La nature a achevé toutes ses oeuvres, pour l'homme uniquement elle ne mit pas la main et c'est précisément ainsi qu'elle le confia à lui-même. La capacité d'être formé, comme telle, est le caractère propre de l'humanité." (2) Tel est le sens de la liberté humaine, que l'existentialisme contemporain ne fera que redécouvrir : l'homme est libre dans la mesure où il existe avant de posséder une essence ; il se définit, non à l'aide d'une essence, mais selon une destination, à laquelle il lui faut être formé par l'éducation. Seul un être libre doit être éduqué, puisqu'il n'est encore rien, alors que l'animal, qui est déjà tout ce qu'il peut être, entièrement déterminé par la nécessité de l'instinct, n'a rien à apprendre, n'a pas à devenir quoique ce soit d'autre que ce qu'il est déjà, et, ainsi, n'a nul besoin d'être éduqué.

C'est pourquoi la question de l'éducation doit être comprise en rapport avec la problématique de la liberté humaine. Toute éducation doit être une éducation à la liberté. Contrairement à une tenace idée reçue (dont on voit trop les ravages qu'elle cause dans les théories contemporaines de l'éducation et de la psychopédagogie), l'enfant n'est pas libre, ou, du moins, il ne l'est pas encore. C'est pourquoi il a à le devenir, ce qui ne se peut qu'au moyen de l'éducation : comme le disait Kant, l'éducation permet à l'homme de sortir de sa "minorité", c'est-à-dire d'accéder à l'exercice propre de sa faculté de connaître en toute liberté. À cette seule condition, l'enfant peut devenir un "animal raisonnable", penser par lui-même (3), capable d'auto-détermination dans tous les domaines de son existence, et ainsi se prendre en charge sous la conduite de sa propre raison. L'homme devient alors autonome, c'est-à-dire libre. L'éducation est ainsi soumise à une finalité qui lui donne son sens (c'est-à-dire sa signification, autant que sa direction) : cette finalité n'est autre que de mettre en oeuvre tout ce qui permet de faire advenir ce à quoi la nature de l'homme le destine à être, c'est-à-dire autonome, et ainsi accomplir l'humanité qui est en lui.

Mais si le processus éducatif se voit ainsi téléologiquement orienté, c'est qu'il implique un point de départ, et un point d'arrivée, au moins virtuel, sous la forme d'un idéal régulateur, d'une Idée au sens kantien (4). Si nous avons vu à quelle finalité tend l'éducation (faire de l'enfant un être autonome), il reste à prendre en considération ce qu'est l'enfant, dans son immédiateté, dans sa "nature" (si tant est que ce terme convienne, nous l'avons vu) première. Sur ce point, les philosophes de la tradition classique ont insisté sur le non-développement natif de la raison chez l'homme, à l'époque de la petite enfance. Certes, comme l'indiquent Rousseau, et Kant après lui, l'enfant n'est ni bon ni mauvais (les jugements de valeur morale n'ont aucun sens, appliqués à un être qui n'a pas encore développé sa raison), mais il est un fait que l'enfant est d'emblée sous la contrainte de désirs, de pulsions, non rationnelles et non raisonnables. À propos de cette situation, Kant peut écrire : l'homme "contient en lui-même à l'origine des impulsions menant à tous les vices, car il possède des penchants et des instincts qui le poussent d'un côté, bien que la raison le pousse du côté opposé." (5) Le problème est précisément que, chez l'enfant, le non-développement de la raison lui interdit de s'opposer efficacement à l'exigence pulsionnelle.

C'est cette même situation qui se trouve décrite par Freud : l'enfant est sous la domination du "principe de plaisir", alors qu'il doit nécessairement accéder à un stade où il se situe par rapport au "principe de réalité". À cet égard, Freud serait d'accord pour voir dans un tel passage la finalité de toute éducation digne de ce nom. On le voit, semble se dessiner un accord, au moins de principe, sur les enjeux ultimes de l'éducation, entre les éducateurs, (quels qu'ils soient), et les psychanalystes. Mais, au-delà de cette conjonction de principe, en quoi la psychanalyse peut-elle nous aider à mieux comprendre le sens et l'enjeu du processus éducatif, dont nous venons de rappeler la nécessité chez l'homme ?

Avant d'effectuer la confrontation entre les deux projets de sens que constituent l'éducation et la psychanalyse, notons l'étonnante rencontre entre le philosophe et le clinicien sur l'extraordinaire difficulté de la tâche éducative ; ainsi, Kant note-t-il : " L'éducation est le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l'homme." (6) Or, de son côté, Freud estime qu’éduquer (Erziehen), soigner (Kurieren) et gouverner (Regieren) comptent au nombre des "métiers impossibles. " (7)

En quoi donc, aux yeux de Freud, l'éducation peut-elle être considérée, au même titre que l'analyse elle-même, une tâche impossible ? Les quelques textes où Freud aborde cette question portent sur la constitution psychique originaire de l'enfant. Ainsi, dans un texte comme les Trois essais sur la sexualité, véritable manifeste de la sexualité infantile, Freud montre que l'enfant est un "pervers polymorphe" soumis à la toute-puissance du principe de plaisir ; cette domination d'une exigence pulsionnelle incontrôlée se manifeste sous la forme de ce que Freud appelle l'"omnipotence narcissique infantile". L'enfant, à ce stade primitif, ne vise qu'à la décharge brute de la tension née de l'accumulation de l'intensité pulsionnelle, et ce, au moyen d'une satisfaction éprouvée sur tous les organes corporels de nature à constituer autant de "zones érogènes. " C'est sur ce polymorphisme pervers que doit porter l'effort éducatif ; certes, il y a là une difficulté préjudicielle considérable : le caractère à certains égards "inéducable" de la pulsion. La pulsionnalité fondamentale de l'être humain nous confronte ainsi au paradoxe constitutif du projet éducatif : c'est parce que l'homme commence par être un être pulsionnel qu'il doit être éduqué, mais c'est précisément cette pulsionnalité native qui résiste ultimement à la transformation et à la sublimation visées par l'éducation.

Dans l'Abrégé de psychanalyse, Freud montre que l'enfant est ce "petit primitif" qui doit devenir en quelques années un être civilisé : " En peu d'années, le petit être primitif doit se transformer en être humain civilisé et avoir traversé, dans un temps invraisemblablement court, une immense partie de l'évolution culturelle humaine. Ce phénomène est rendu possible par des prédispositions héréditaires, mais ne se réalise presque jamais sans le concours de l'éducation et de l'influence parentale. Éducateur et parents en tant que précurseurs du surmoi restreignent, au moyen d'interdictions et de punitions, l'activité du moi et favorisent ou même imposent l'instauration des refoulements." (8) L'éducation doit donc viser à restreindre les prétentions exorbitantes des pulsions dont l'enfant est le siège par un système de régulations et d'interdits, de règles, de principes, imposés par les parents : "L'éducation "culturo-parentale" agit comme une inhibition, par interdits et - ce qui ne revient pas au même, sanctions ou punitions - qui imposent le refoulement. Bref, ce sont des opérateurs surmoïques, ou plus précisément des embrayeurs du surmoi." (9) L'éducation va en effet consister essentiellement, d'un point de vue strictement psychanalytique, à donner à l'enfant les moyens de se défendre contre les exigences pulsionnelles issues du çà , et qu'il ne peut pas encore maîtriser lui-même, dans la situation de prématuration affective et de "détresse" où il se trouve. Il est donc nécessaire que l'enfant "intériorise" l'interdit proféré par les parents, et se constitue ainsi un "surmoi" (une sorte de conscience morale), destiné à s'imposer aux pulsions archaïques des processus primaires.

Au-delà de ce travail, absolument nécessaire, d'intériorisation des instances parentales, par lequel l'enfant "installe" en lui un système de régulation de ses propres pulsions, et ainsi se socialise, tout en organisant sa personnalité dans le sens d'une intégration des motions pulsionnelles à un idéal socialement valorisé (c'est là le travail de la "sublimation" ), il reste à donner à l'enfant un idéal culturel , au sens large, en lui donnant les moyens de participer à l'oeuvre de civilisation. On note à ce niveau, chez Freud, une certaine ambiguïté : si la psychanalyse, en effet, a une confiance raisonnée en la Kultur, elle se heurte pourtant à un fait sur lequel Freud revient souvent : le caractère foncièrement rétif de la pulsion à l'idéal culturel. Comme le montre bien la théorie de la sublimation, toute pulsion ne peut pas être "sublimée", et lorsqu'elle se prête à ce "recyclage", elle ne se laisse détourner de son but premier que partiellement. Sans doute est-ce là la raison du pessimisme raisonnable de Freud à l'égard de la réussite de la tâche éducative, en dernière instance. L'existence même des névroses atteste le caractère "inéducable" de la pulsion, et constitue en un sens le témoignage de l'échec de l'idéal culturel.

L'observation clinique, en tout cas, ne laisse subsister aucune illusion : la culture, dans son effort même pour "acculturer" la pulsion, échoue régulièrement à en endiguer la violence et la démesure. Il faudrait interroger en détail l'essence même de la pulsion (foncièrement distincte de tout "instinct") et en montrer le caractère illimité, démesuré, barbare, en effet "inéducable". L'éducation ne peut donc que s'efforcer d'en limiter les effets, de la "canaliser", si possible, en la réorientant vers des buts socialement utiles, vers une oeuvre de création, vers une praxis rationnelle et raisonnable, bref, vers un agir cohérent dans lequel l'homme accède à sa pleine réalisation.Mais elle ne peut sans doute pas prétendre à beaucoup plus ; pour autant, si la pulsion est une "poussée" (Drang) aveugle, un certain quantum d'énergie psychique anobjectale, l'éducation ne peut se donner d'autre but que de lui fixer des objectifs (c'est-à-dire des "objets") sur lesquels elle puisse s'investir, et ainsi se décharger dans des conditions acceptables pour l'individu et la collectivité. Cet investissement se caractérise par sa dimension créatrice, et permet à l'individu dont l'éducation a été réussie, en ce sens, de devenir à la fois équilibré, structuré, capable de supporter la contrainte et la frustration, tout en se faisant créateur, fécond dans l'oeuvre de civilisation dont il est alors partie prenante par l'intermédiaire de la société à laquelle il appartient.

Dans le détail, il resterait alors à déterminer les conditions concrètes dans lesquelles cette éducation peut espérer obtenir pareil résultat ; bornons-nous seulement ici à indiquer à quel point Freud était conscient des dégâts induits par une éducation excessivement sévère (mais il ne semble pas qu'un tel danger perdure aujourd'hui ...), aussi bien que par une éducation laxiste, où l'enfant est laissé à lui-même, et ainsi confronté, sans défense, à ses propres démons intérieurs. À coup sûr, à vouloir trop bien faire, ou à vouloir faire ce que l'on croit être le "bonheur " de ses enfants, on risque gros ; moins pour soi-même, du reste, que pour les enfants concernés, qui, en fait de "bonheur" , auront surtout à affronter l'exigence pulsionnelle immaîtrisable venue du Cà. Les défenses qui n'auront pas été intériorisées au moment opportun lui feront alors cruellement défaut : exposé à un "inconscient à ciel ouvert", l'enfant , ou l'adulte, s'expose à rien de moins qu'au risque de la psychose. À un tel risque, où il y va de l'humanité même de l'homme, seule une éducation bien pensée, à l'écoute de la psychanalyse, peut faire pièce.

Philippe Fontaine,
Maître de conférences à l’Université de Rouen



(1) Eric Weil, "L'éducation en tant que problème de notre temps",
in : Philosophie et réalité. Derniers essais et conférences , Paris, Beauchesne, 1982, p. 308.
(2) Fichte, Grundlage des Naturrechts (1796), SW. III, pp. 79-80. Tr. fr. A. Renaut, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science , deuxième section, § 6, VII, d, p. 95.
(3) Kant, Qu'est-ce que les Lumières ? , Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 43 : "Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !".
(4) Kant, Réflexions sur l'éducation , tr. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1966, p. 75 : "Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une République parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation (...) Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique."
(5) Kant, Réflexions sur l'éducation, op. cit., p. 141.
(6) Kant, Réflxions sur l'éducation, op. cit., p. 77 . Kant ajoute, à titre d'explication : "En effet, les lumières dépendent de l'éducation et à son tour l'éducation dépend des lumières." Ibid. p. 77. Il y a là un cercle , qui semble rendre insoluble le problème posé par la nécessité d'éduquer l'homme.
(7) Freud, "Analyse terminale et interminable" (1937), sect. VII, GW, XVI, 94. Cette idée avait déjà été exprimée dans la préface écrite par Freud pour le livre d'Aichhorn , Verwahrloste Jugend , où elle est présentée par Freud comme un "mot pour rire" (Scherzwort ).
(8) Freud, Abrégé de psychanalyse , tr. fr. A. Berman, Paris, Gallimard, 1967, p. 56.
(9) P.L. Assoun, Psychanalyse, Paris, PUF, 1997, p. 620.

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