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Luc Ferry, Une sagesse de l'amour,
Entretien réalisé par Jacqueline Rémy

Le Club de Philosophie remercie vivement le magazine L'Express d'avoir bien voulu lui accorder le droit de reproduire, à titre gracieux, l'intégralité de l'entretien de Jacqueline Rémy avec Luc Ferry, publié dans l'Express du 12 octobre 2006.
Droits réservés


Bien plus qu'un exercice de réflexion, la philosophie est, pour l'auteur de Vaincre les peurs (Odile Jacob), une doctrine de «salut sans dieu». A la fois tentative de réponse par la raison - et non par la foi - à la question de la mort et quête d'un nouvel humanisme. Entretien.

Photo : L'Express, 12 octobre 2006
Format PDF (107 Ko)

Vous annoncez que la philosophie permet de vaincre les peurs. Est-ce pour cette raison que la philosophie connaît aujourd'hui tant de succès?
- Ce n'est pas nouveau, c'est un retour à la normale. A toutes les époques de son histoire, la philosophie a rencontré un public très important, même à un haut niveau. Précisément parce qu'elle était présentée comme ce qu'elle est en réalité: non pas simplement un exercice de réflexion critique, mais une tentative d'aider les êtres humains à vivre mieux, et donc un amour de la sagesse.

Au fond, ce n'est pas le succès de la philosophie qui vous étonne, mais plutôt son relatif insuccès pendant quelques décennies, en gros, des années 1960 aux années 1990, c'est cela?
- C'est bien l'idée que j'ai. Le charme de la déconstruction ou du poststructuralisme, qui ont dominé les années 1960 et 1970 - ce que j'ai appelé la «pensée 68» - c'est qu'il s'agit de philosophies avant-gardistes, réservées à une élite, autour de Deleuze, Derrida, Foucault. Ultracritique, la pensée 68 a voulu déconstruire une tradition triomphante qui est celle de l'Occident, du rationalisme classique. Elle est donc à la fois assez ésotérique, volontiers obscure et de toute façon marginale par goût, d'où sa séduction. Mais c'est plutôt ce moment-là qui fut une exception dans l'histoire de la philosophie. Car il y a toujours eu des best-sellers de la pensée, d'Epictète à Sartre, en passant par Rousseau et Kant. Entre les deux éditions de la Critique de la raison pure (1781 et 1787), un ouvrage pourtant incroyablement difficile à lire, 3 000 publications lui ont été consacrées. Même aux Etats-Unis, sur John Rawls, probablement l'auteur sur lequel on a le plus écrit, il y eut des dizaines et des dizaines de milliers de publications en quelques années, juste après la sortie, en 1971, de sa Théorie de la justice. L'existentialisme a fait l'objet d'une mode, et Sartre a été un personnage sacralisé.

Luc Ferry,
‘‘Une sagesse de l'amour'', (PDF, 107 Ko)
par Jacqueline Remy
Entretien publié dans L'Express du 12/10/06

N'avez-vous pas le sentiment que vous, les «nouveaux» nouveaux philosophes à la mode, prenez un peu le relais des psys? N'êtes-vous pas des «marchands de bonheur», pour reprendre une expression que vous dénoncez?
- Relisez Epictète ou Epicure. Les grands philosophes parlent de la peur de la mort, c'est l'un de leurs thèmes principaux. La philosophie est même présentée à l'époque comme une thérapie, et cela restera une constante. Pour autant, je ne crois pas que la philosophie permette d'extirper les peurs.

Alors, pourquoi titrez-vous votre livre Vaincre les peurs? Il est vrai que vous en rabattez, finalement, puisque, au dernier chapitre, vous promettez seulement de les «apprivoiser»: vous n'y croyez pas vous-même! Est-ce que la religion n'est pas plus efficace pour vaincre les peurs?
- Si, elle est mille fois plus efficace quand on y croit. Trois discours nous promettent de faire quelque chose des peurs: le discours religieux, le discours psy et le discours philosophique. La particularité du discours philosophique, c'est, comme le dit très bien Epictète, non pas de prétendre nous débarrasser des peurs, mais de nous apprendre à en faire quelque chose, de les vaincre, au sens où le judoka fait quelque chose de la force de son adversaire: il s'en sert comme d'un levier. Cela dit, je n'ai jamais rencontré de croyant véritablement débarrassé des peurs. Quant à mes amis en analyse, je les vois généralement en proie aux mêmes phobies après dix ou vingt ans de divan.

La philosophie, tout de même, n'a pas les moyens de nous promettre la lune, contrairement à la religion, qui, elle, propose une alternative à la mort.
- Le Christ, en particulier, nous propose la plus belle alternative qui soit, en nous promettant de retrouver les gens qu'on aime après la mort. Très bien. Mais il faut y croire. Et encore… Je ne pense pas qu'on se débarrasse des peurs au sens où on les exterminerait. C'est une illusion. On apprend à vivre avec elles ou à les apprivoiser, comme le Petit Prince avec son renard. Se sauver de la peur, c'est la transformer en quelque chose d'utile, de positif. Est-ce qu'on agirait si on n'avait pas peur? D'ailleurs, je ne crois pas au bonheur.

Vous ne croyez pas au bonheur, ou est-ce un concept sans intérêt?
- Je n'y crois pas, parce que la chose est indéfinissable. Kant disait que c'est une idée de l'imagination, sans contenu. Le bonheur n'est pas un état stable auquel on pourrait parvenir comme au bout d'un jeu de l'oie.
La philosophie ne peut-elle pas nous aider à être heureux?
- Pas exactement. L'état auquel la sagesse pourrait éventuellement nous permettre d'accéder, c'est la sérénité, ce qui n'est pas la même chose. On peut mettre les peurs à distance, c'est l'un des messages du stoïcisme ou du bouddhisme. Apprendre à vivre, en particulier, avec la mort de l'autre. Ce qui nous impose un certain nombre d'impératifs qui ne sont pas moraux mais relèvent de la sagesse. Comment vivre avec les gens qu'on aime en ayant la pleine conscience qu'ils sont mortels? Questions que la religion et la psychanalyse ont tendance à évacuer, la première en nous disant que nous sommes immortels et en parlant d'éternité, la seconde en affirmant qu'agiter ce problème est pathologique, comme dirait Freud, et que c'est une bêtise. Je crois l'inverse: nous avons intérêt à penser à la mort tous les jours. Quand on regarde comment on est fait - des petits morceaux de chair entourés de peau rose ou brune - et qu'on voit qu'on peut à la moindre coupure ou blessure souffrir ou mourir, je trouve que l'angoisse n'est pas pathologique. C'est plutôt un signe de lucidité, une injonction d'en faire quelque chose.

Il faut apprendre à se résigner à la condition humaine?
- Non, il ne faut pas se résigner. Nous ne sommes pas faits pour cela. Epictète dit à son disciple: «Quand tu embrasses ton fils ou ta fille, pense qu'il peut mourir, il est comme la tasse en verre qui peut se casser.» La question du deuil est fondamentale. Il y a la promesse de la résurrection des corps, spécifique au christianisme, et différente de la réincarnation, qui, dans le bouddhisme, est une punition: on est réincarné tant qu'on n'a pas atteint la sagesse. Le stoïcisme, comme le bouddhisme, au fond, nous invite au non-attachement, c'est-à-dire, finalement, à une forme de vie monastique: on ne peut pas vraiment être «sage» en famille, car on s'y attache forcément, à ses proches. Or on ne peut mourir bien que si l'on détache les adhérences: il faut voyager léger. Moi, j'aurais envie de penser une troisième voie, une sagesse de l'amour. Vivre avec des mortels nous l'impose. Par exemple, se réconcilier avec les gens qu'on aime, en particulier ses parents - avec lesquels on est forcément en conflit - est un impératif de sagesse. Il ne s'agit pas en l'occurrence d'une exigence morale. Il faut se réconcilier parce qu'après ce sera trop tard. Autre exemple: avec les gens qu'on aime, doit-on tirer les choses au clair en cas de conflit, et jusqu'où? La somme de malentendus qu'il y a dans une vie amoureuse ou amicale est quelque chose de fascinant. Mais l'idéal de transparence n'est pas le plus juste qui soit. On peut parfois communiquer beaucoup mieux, de façon tout à fait authentique, par des biais qui n'ont rien à voir avec la transparence et la rationalité.

C'est ce que vous appelez la théorie du «salut sans dieu»?
- La plupart des grandes théories philosophiques sont des doctrines du salut sans dieu. Quelle est, par exemple, la stratégie des stoïciens pour se sauver de cette peur de la mort? Ils disent que la seule façon de s'en débarrasser, c'est de comprendre par la theôria que nous ne sommes qu'un fragment de l'ordre du monde, notre «terrain de jeu», et de nous y ajuster - c'est le but de la morale - pour y trouver notre place naturelle. Il s'agit donc d'une réponse athée à la peur de la mort, par la raison et par soi-même, et non pas, comme dans les religions, par la foi et par Dieu. Nietzsche parle de l'«amor fati» (amour de ce qui est envoyé par le réel) et de l' «innocence du devenir», ce moment où l'on accède à la victoire contre les «passions tristes» - culpabilité, regrets, nostalgie et espérance - tous ces sentiments où se niche la peur. Même dans la tradition matérialiste, on a donc affaire à des doctrines du salut. Dans une autre tradition, lorsque Kant se demande ce qu'il nous est permis d'espérer, il pose aussi la question du salut.

Il s'agit, dites-vous, de construire une «vie bonne» au sens philosophique du terme.
- C'est-à-dire une vie débarrassée du caractère négatif des peurs, une vie qui accède à la sagesse.

Est-ce que l'époque actuelle manque de morale?
- Non, jamais nous n'avons vécu une époque aussi bourrée de principes, d'éthique et de professions de foi. La morale commune, en Occident, c'est celle des droits de l'homme, qui est très belle et, quoi qu'on en dise, largement pratiquée. C'est du kantisme appliqué. Nous vivons dans une société pleine de morale, mais vide de sens, de sagesse et de salut. On ne manque pas d'éthique, mais de spiritualité.

Nous tournons à vide?
- Non. Mais la morale ne résout pas les problèmes existentiels: à quoi sert de vieillir, comment éduquer ses enfants, comment vivre le deuil de l'être aimé…

Vous protestez contre l'idée commune selon laquelle la philo sert à poser des questions plutôt qu'à offrir des réponses. Pourquoi?
- Cette illusion est liée au fait que lorsqu'on a institué la classe de philosophie en 1906 en France, puis de par le monde, on pensait que, pour exercer le droit de vote, moment fort de la citoyenneté, il fallait être capable de penser par soi-même, et donc de confronter les opinions qui sont sur le marché. Voilà pourquoi on l'a enseignée au seuil de la vie adulte. Je n'ai rien contre. Mais ce qu'on enseigne - en gros, une réflexion sur de grandes notions - relève plutôt à mes yeux de l'instruction civique. Cela n'a rien à voir avec la philosophie, qui tourne autour d'une problématique en elle-même assez simple: comment parvenir à une vie bonne? Ce sont les réponses, pas la question, qui sont grandioses et très différentes aussi les unes des autres.

La philo dès le collège, vous êtes pour?
- Si l'on considère la philosophie comme un art du débat ou de la réflexion critique sur les grandes notions, pourquoi pas? Mais c'est de la «causette», comme on dit dans l'école de ma fille, de l'instruction civique ou de la morale appliquée. Rien à voir avec la philosophie.

Les cafés philo, c'est de la causette?
- Oui. Si on avait dit à Spinoza que la philosophie consistait à débattre de la peine de mort et à exprimer une pensée pour ou contre ceci ou cela, il serait tombé de sa chaise. Cette conception française de la philo est très liée à l'héritage chrétien de la scolastique.

C'est-à-dire?
- Quand le christianisme l'a emporté, au IIe ou au IIIe siècle, en Europe, sur la pensée antique, les questions ultimes, de sens, de salut, de vie bonne, se sont trouvées réglées par la religion. Il ne restait plus à la philosophie qu'à clarifier les concepts: c'est la scolastique. A quoi l'esprit républicain a ajouté l'idéal du penser par soi-même, donc de l'autonomie critique. Si la France est fille de l'Eglise et mère de la République, le programme de philosophie est doublement inscrit dans la tradition de ce pays.

C'est Nietzsche, dites-vous, qui va nous précipiter dans la période présente.
- Il se prétend l'héritier des philosophes des Lumières, mais il va les critiquer autant que les chrétiens ou les Grecs. Il reprend d'ailleurs cet esprit critique des Lumières - un acide que rien ne peut arrêter - mais le pousse jusqu'au bout. Les démocrates républicains des Lumières ont gardé à ses yeux quelque chose de la religion, qui est l'idée d'idéal, c'est-à-dire l'un des visages de l'opposition entre l'ici-bas et l'au-delà. Or, selon Nietzsche, l'idéal ne sert qu'à nier le réel. Nietzsche est à la métaphysique ce que Schoenberg est à la musique ou Picasso à la peinture. On ne peut plus revenir en arrière. Mais je défends une philosophie reposant sur une conception de la transcendance dans l'immanence à soi qui échappe à mon sens à la déconstruction nietzschéenne.

Pouvez-vous l'expliquer?
- Par exemple, quand on découvre une vérité, si mince soit-elle - par exemple, 2 + 2 = 4 - c'est transcendant par rapport à notre subjectivité particulière, c'est une évidence, et pourtant c'est bien en soi qu'on découvre cette vérité. Quand on tombe amoureux, on aime quelqu'un qui est autre que soi, mais c'est aussi en soi qu'on vit l'état amoureux: on a une transcendance dans l'immanence, et ce n'est pas de l'ordre de l'idéal. C'est sur elle qu'on peut construire un humanisme postnietzschéen et postidéaliste. La problématique de la philosophie contemporaine est là: quelle sagesse une telle transcendance nous impose-t-elle?

Nous voici revenus à votre «sagesse de l'amour» …
- Il y a dans l'amour de l'autre un appel à la transcendance qui nous impose certaines exigences. C'est l'homme-dieu, l'homme qui a en lui quelque chose qui nous appelle à la transcendance, qui n'est pas un idéal, mais une réalité. Pascal a écrit un texte sur l'amour que j'adore: est-ce que je tombe amoureux parce qu'elle est comme ci ou comme ça, qu'elle a telle ou telle qualité? Non. Ce qu'on aime chez quelqu'un, ce ne sont ni ses qualités objectives ni ses particularités locales, mais sa singularité. Aimer quelqu'un, c'est pouvoir dire: «Ça, c'est bien toi.» Savoir qu'il n'est pas remplaçable. La sagesse consiste à apprendre à vivre avec cette question: «Qu'est-ce que je fais de la singularité que j'aime en l'autre, sachant qu'elle est atrocement fragile?» Comment vaincre ma peur de le perdre? Ou plutôt, que faire de cette peur? Voilà une vraie question philosophique.

Le succès actuel de la philosophie se nourrit-il de l'échec de la pensée collective? Chacun cherche pour soi, aujourd'hui.
- Depuis une quarantaine d'années, en Europe et en France, le rapport entre l'individuel et le collectif, entre la sphère privée et la sphère publique, s'est inversé. En gros, on vivait dans une conception du rôle de l'Etat qui était: lorsque l'intérêt supérieur de la nation l'exige, la vie privée doit se soumettre. Avec 68, le rapport s'est inversé. L'Etat s'est très progressivement mis au service de la réalisation des individus, et le sens de la vie privée est devenu plus important que les intérêts supérieurs de la nation. Un grand ministre, de nos jours, n'est plus au service de la France, il est au service des Français. Mais, au fond, nous avons tous les mêmes préoccupations, soucis, conflits, peurs. A la vérité, les problèmes individuels sont devenus les problèmes collectifs d'aujourd'hui. La politique est devenue l'auxiliaire de la vie privée. Mais servir les familles, c'est aussi noble que servir la nation. L'individuel n'est pas à opposer au collectif. Le collectif, c'est de l'individuel répété. J'ai plutôt tendance à penser que c'est un progrès. Donc, quand je parle philosophie à ma fille, je m'adresse à tout le monde.

Propos recueillis par Jacqueline REMY
L’Express du 12 octobre 2006
Droits réservés.

Dans le cadre des Soirées Philo Luc Ferry donnera le 14 novembre 2006, à 20h45, au Sel, à Sèvres,
une conférence sur le thème : Apprendre à vivre, philosophie et religion.
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