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Jean-Christophe Goddard
Professeur à l'Université de Poitiers
Membre du Centre de Recherches sur Hegel et l'Idéalisme Allemand de Poitiers

Fichte, Assise fondamentale de la doctrine de la science
Éditions Ellipses, Paris, 1999, 63 pages

Lire un extrait: pp. 8-12

Situation de
l'Assise fondamentale de la doctrine de la science
dans l'oeuvre de Fichte


I - L'exposé du fondement de la Doctrine de la science


Il importe, pour commencer, de souligner que l'Assise fondamentale de la doctrine de la science n'est pas l'exposé total de la philosophie de Fichte.

La philosophie doit être pour Fichte une Doctrine de la science, c'est-à-dire une théorie du savoir humain. Ce savoir du savoir se veut d'abord une description et une construction idéale des actes réels de la conscience en tout savoir réel, c'est-à-dire en son rapport au monde. L'expression de phénoménologie du savoir est, sans doute, celle qui permet le mieux de définir le projet fichtéen. Il s'agit pour le philosophe théoricien du savoir, non pas de créer de nouveaux contenus de connaissance, de produire de nouveaux savoirs, mais, en écartant tout présupposé métaphysique, de laisser le savoir humain (qu'il se déploie sous les aspects de la conscience naturelle, naïvement réaliste, ou de la théorie juridique, morale ou religieuse) simplement s'apparaître à lui-même, s'établir devant soi, pour s'appréhender et se dominer soi-même dans sa forme pure.

Le philosophe a pour objet de sa réflexion, explique Fichte en 1797 dans la Seconde introduction à la doctrine de la science (1), « une réalité vivante et active, qui produit des connaissances à partir de soi-même et par soi-même et qu'[il] se contente de contempler ». Aussi son affaire est-elle seulement de « prêter attention aux phénomènes», tandis que « la façon en laquelle l'objet se manifeste n'est point [son] affaire, [mais] celle de l'objet lui-même ». Il importe donc, si l'on veut comprendre la Doctrine de la science et éviter de lui faire des reproches indus, de distinguer en elle « deux séries extrêmement différentes des actes intellectuels: la série du moi, que le philosophe observe, et la série des observations du philosophe».

L'objet de la philosophie est lui-même un acte de pensée autonome et ayant sa vie propre, celui du savoir réel en lequel conscience ne manque pas de se rapporter sur un mode spécifique à un objet hors d'elle. L'activité intellectuelle du philosophe, distincte de cet acte de pensée réel sur lequel elle porte, se contente donc de le re-construire idéalement, afin d'en produire l'intelligibilité. Le savoir réel est donné, il n'est pas fait par le philosophe. La philosophie, dont le procédé est par essence génétique, consiste à envisager ce donné comme si elle l'avait fait. Dans la mesure où elle construit génétiquement le phénomène qu'elle prend pour objet de son savoir, la Doctrine de la science est un idéalisme. Dans la mesure où elle mesure la validité de sa construction à l'aune de ce seul phénomène, qu'elle présuppose comme un donné inconstructible - où elle le pense seulement comme si elle l'avait fait, mais ne le fait pas - la Doctrine de la science est un réalisme. Tout l'art du philosophe est de se tenir dans cette ambivalence.

Pour parvenir à ce savoir (idéal) du savoir (réel), en quoi consiste la Doctrine de la science, le philosophe doit toutefois d'abord atteindre à un savoir spécifique, qui n'est pas, comme le savoir réel, savoir d'objet - qui n'est pas non plus savoir de l'organe du savoir, mais savoir de la clarté même de l'oeil, du regard incolore de l'oeil sans lequel les couleurs ne sauraient être vues. Avant donc de laisser la conscience s'apparaître à elle-même dans la variété de ses intentions déterminées, et afin d'y parvenir, la philosophie doit régresser jusqu'au fondement unique et unitaire de la diversité des savoirs, dans un pur savoir du savoir, dans une pure vision de la vision, un voir l'oeil de l'oeil. C'est à éduquer la conscience à ce savoir neutre et absolu de soi, à s'appréhender comme conscience pure, que sert l'entreprise d'une fondation de la Doctrine de la science.

L'Assise de 1794 est ainsi l'exposé du fondement de la Doctrine de la science, c'est-à-dire une éducation à la philosophie, une initiation au regard philosophique, qui pour appréhender le savoir humain dans sa vie et son activité autonomes doit d'abord consister dans un tel regard neutre.

Mais l'Assise n'est pas, loin s'en faut, l'exposé définitif de ce fondement, qui, jusqu'à la disparition du philosophe en 1814, sera l'enjeu de nombreux et profonds remaniements restés inédits de son vivant et communiqués seulement oralement à un public restreint, presque confidentiel.

L'une des singularités de la doctrine fichtéenne est, en effet, d'être une réflexion constamment reprise à nouveaux frais, se déployant de manière non linéaire et non cumulative, adoptant - conformément à ce qui est son unique but: penser la vie - le mouvement même d'une vie. Une éducation toujours reprise du regard, adressée à un public toujours neuf.

Ce n'est donc que rétrospectivement, grâce à ces nombreux ajustements maintenant accessibles, que nous pouvons lire l'Assise fondamentale, et en mesurer l'originalité. Car, Fichte ne manque jamais, au fur et à mesure, des versions successives de sa philosophie première, depuis La Doctrine de la science Nova Methodo (1798) jusqu'à l'exposé de la Doctrine de la science de 1813, d'apporter de précieuses indications sur la principale difficulté du texte de 1794 : l'interprétation du premier principe de la Doctrine de la science (le §1), le fameux «Je suis», ou «moi = moi », en lequel s'exprime l'acte d'auto-position absolu du moi qui est au fondement de toute conscience.

Chacun est libre, bien entendu, de construire son interprétation de ses quelques pages à partir de sa propre culture philosophique, et sur la base de ses seules forces personnelles. Fichte y invite même son lecteur dès l'Introduction de l'Assise. Mais, on conviendra que les explications d'un auteur sur sa propre pensée, dispensées sans relâche durant deux décennies, ne peuvent qu'aider à la compréhension de cette pensée fût,elle - ce qu'elle doit être - une compréhension éminemment personnelle. Un lecteur averti privilégiera alors les exposés de la Doctrine de la science de 1801-1802, et surtout de 1804 et 1805. Fichte y répond aux tentatives « d'amélioration» de sa doctrine par Schelling et Hegel en redéfinissant nettement l'unique voie d'accès à la Doctrine de la science restée ignorée de ses grands interprètes et critiques faute d'avoir compris le sens véritable de l'auto-position du moi, dont part l'Assise fondamentale de 1794.


II - La Doctrine de la science comme système


Le texte de 1794 n'est donc que l'exposé du fondement de la Doctrine de la science. Le titre dit: de la Doctrine de la science dans son ensemble. Cet ensemble définit la philosophie comme système, ou la Doctrine de la science proprement dite. D'après la Doctrine de la science Nova Methodo, il comporte quatre disciplines matérielles: la doctrine de la nature, l'éthique, la doctrine du droit, la doctrine de la religion (2). De cet ensemble, Fichte a publié de son vivant:

1) la doctrine du droit en 1796-97 (Le fondement du droit naturel d'après les principes de la Doctrine de la science) ;

2) l'éthique en 1798 (Le système de l'éthique d'après les principes de la Doctrine de la science) ;

3) la doctrine de la religion en 1806 (L'initiation à la vie bienheureuse ou bien la doctrine de la religion).

Suivant par là un plan (quelque peu différent de celui qu'il avait annoncé) qu'il présente dans l'Initiation à la vie bienheureuse comme conduisant, par paliers, au point de vue supérieur et synoptique de la philosophie et hiérarchisant, en chemin, la totalité du savoir humain. Si l'on en croit l'Initiation, en effet, Le système de l'éthique se situe au-dessus du Fondement du droit naturel par la déduction qui y est faite de l'intersubjectivité présupposée par la relation juridique : La doctrine de la religion, au-dessus de l'éthique, par le savoir « factuel» qu'elle réfléchit de l'unité des esprits en Dieu, dont la philosophie donne une explication génétique à partir du premier principe du savoir humain. Le système total, déployé à partir de son fondement, en est ainsi l'explicitation, et y reconduit comme à son terme.

On pourra donc lire l'ensemble du système publié par Fichte, maintenant disponible dans des traductions françaises. Mais là encore, force est de constater que cet agencement systématique des disciplines matérielles publiées ne peut être reçu comme l'état définitif de l'ensemble de la Doctrine de la science. D'une part, on le voit, Fichte n'a pas publié de Doctrine de la nature (3). D'autre part, de même que la philosophie première fut plusieurs fois réexposée, l'ensemble des disciplines matérielles fut après 1800 l'objet de leçons restées inédites. Mentionnons seulement les conférences de 1805 sur Les principes de la doctrine de Dieu, de l'éthique et de la doctrine du droit; les conférences de 1812 sur Le système de l'éthique et sur Le système de la doctrine du droit, de 1813 sur La doctrine de l'État.

Il faut enfin ajouter, pour parfaire la vision d'ensemble de l'entreprise fichtéenne, que le point de vue philosophique sur l'ensemble du savoir humain acquis à partir du fondement de la Doctrine de la science et mis en oeuvre dans cette phénoménologie des savoirs particuliers (le droit, la morale, la religion) en quoi consiste la Doctrine de la science proprement dite - que ce point de vue doit devenir vivant et actif, a pour seul but la vie effective, et débouche, en conséquence sur une philosophie appliquée, on pourrait presque dire militante.

À ce registre appartiennent des écrits comme L'État commercial fermé paru en 1800, où Fichte esquisse le projet d'une économie socialiste fondée sur le droit à la libre activité; Le caractère de l'époque actuelle paru en 1806, où Fichte expose sa philosophie de l'histoire à travers un jugement critique sur son temps; les fameux Discours à la nation allemande prononcés à Berlin en 1807-1808, où Fichte formule ses propositions pédagogiques.

Qu'elle soit envisagée dans son fondement, dans son développement systématique ou dans ses applications, la Doctrine de la science ne saurait être ramenée aux dimensions d'un livre: elle consiste essentiellement dans un enseignement oral visant avant toute chose à produire une conversion spirituelle chez ses auditeurs et à promouvoir par la critique sociale et historique un nouvel ordre inter-humain conforme à un principe de liberté. C'est à indiquer l'originalité et l'aspect général du geste intellectuel qui s'y accomplit, comme de l'expérience spirituelle libératrice appelée par son auteur que peut servir une introduction à la lecture de l'Assise fondamentale de 1794.

Notes :

(1) Fichte, Seconde introduction à la doctrine de la science, traduction par A. Philonenko, dans Oeuvres choisies de philosophie première. Doctrine de la science (1794-1797). Vrin, 1972. 2e édition. p. 265-266.

(2) J.G. Fichte, La Doctrine de la Science Nova Methodo, « Déduction des subdivisions de la Doctrine de la science », trad. par I. Radrizzani, Lâge d'homme, 1989, p. 305 sq.

(3) Dans le texte déjà cité de La Doctrine de la science nova methodo, Fichte renvoie sur ce point manifestement aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature et à La critique de la faculté de juger (téléologique) de Kant.

Jean-Christophe Goddard

Professeur à l'Université de Poitiers


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