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                    Les meneures d'âmes 
                    dans l'histoire 
                     
                    « Ce sont les individus relevant de l'histoire mondiale 
                    qui ont, les premiers, dit aux hommes ce que veulent ceux-ci. 
                    Savoir ce que l'on veut, c'est difficile; on peut en fait 
                    vouloir quelque chose tout en restant pris dans le point de 
                    vue négatif, tout en n'étant pas satisfait; 
                    la conscience de ce qu'il y a d'affirmatif peut très 
                    bien faire défaut. Au contraire, les individus qu'on 
                    vient d'évoquer surent aussi que cela même qu'ils 
                    voulaient était ce qu'il y avait d'affirmatif. C'est 
                    eux-mêmes que ces individus satisfont tout d'abord; 
                    ils n'agissent pas du tout pour donner satisfaction à 
                    d'autres. S'ils avaient eu un tel vouloir, ils auraient eu 
                    beaucoup à faire; car les autres ne savent pas ce que 
                    veut [leur] temps, pas ce qu'eux-mêmes veulent. Mais 
                    résister à de tels individus qui appartiennent 
                    à l'histoire mondiale, c'est une entreprise marquée 
                    d'impuissance. Ils sont poussés de façon irrésistible 
                    à accomplir leur oeuvre. C'est cela qui est bien, et 
                    les autres, même s'ils n'ont pas eu l'idée que 
                    c'est cela même qu'ils voulaient, y sont attachés, 
                    ils le font leur; il y a là en eux une puissance qui 
                    dispose d'eux-mêmes, quoiqu'elle leur apparaisse comme 
                    une puissance étrangère et extérieure 
                    et qu'elle aille à l'encontre de la conscience de ce 
                    qu'ils croient être leur volonté. Car l'esprit 
                    qui s'est avancé plus loin est l'âme intérieure 
                    de tous les individus, mais l'intériorité inconsciente, 
                    dont les grands hommes leur font prendre conscience. C'est 
                    bien cela qu'eux-mêmes veulent vraiment et qui, par 
                    conséquent, exerce sur eux une puissance à laquelle 
                    ils se rendent, même en contredisant leur vouloir conscient; 
                    c'est pourquoi ils suivent ces meneurs d'âmes, car ils 
                    sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit 
                    intérieur qui vient au devant d'eux. 
                    Die Vernunft in der Geschichte [La 
                    raison dans l'histoire]. 
                    VG, éd. Hoffmeister, Hambourg, F. Meiner, 1955, p. 
                    99, traduction originale. 
                     
                    Commentaire : 
                     
                    Si les grands hommes de l'histoire universelle (Alexandre, 
                    César, Napoléon...) réalisent par leur 
                    énergie. passionnée les desseins de l'esprit 
                    ou de la raison à l'oeuvre dans le monde -le tout substantiel 
                    ne peut agir que moyennant le vouloir d'un sujet singulier 
                    -, c'est qu'ils savent ce qu'exige, à travers sa contradiction 
                    interne désormais insupportable, ce monde, en son fond, 
                    rationnel. S'ils sont, en un sens, des instruments de la raison 
                    mondaine, la « ruse» de celle-ci ne peut user 
                    d'eux qu'autant qu'ils sont aussi plus que de simples instruments 
                    inconscients de ses fins. Certes, ils sont des «hommes 
                    pratiques », non pas des philosophes, et leur conscience 
                    de telles fins est, d'une part, directement intéressée 
                    - ils satisfont leur intérêt propre, leur ambition 
                    personnelle, en l'identifiant au contenu universel du but 
                    mondain -, d'autre part, limitée à la traduction 
                    objective immédiate -le sens politique prochain - de 
                    ce contenu qui, en sa pleine vérité, constitue 
                    un moment de la réalisation globale de l'esprit. Mais 
                    ils savent ce qu'ils veulent, et ils le veulent comme quelque 
                    chose d'absolument positif ou affirmatif, qu'ils font de la 
                    sorte totalement leur. C'est ce qui les rend maîtres 
                    des autres hommes. 
                     
                    Car ils expriment et révèlent l'esprit même 
                    qui agit dans l'âme des autres hommes, non seulement 
                    sans la conscience, mais même contre la conscience explicite 
                    et déclarée de ceux-ci. L'homme peut vouloir 
                    - par son libre arbitre, formel- ce qui n'est pas vraiment 
                    réellement voulu en lui par l'esprit dont il se nourrit: 
                    le vouloir vrai est la libre assomption subjective de l'exigence 
                    substantielle exprimant sa volonté en soi. Un tel vouloir 
                    substantiel ne se donne sa conscience subjective que lentement 
                    dans l'histoire. Les grands hommes devancent alors leurs contemporains, 
                    mais ils les influencent parce qu'ils veulent la même 
                    chose qu'eux. Tant il est vrai que l'homme, en tant qu'être 
                    libre, ne peut être déterminé que par 
                    lui-même. C'est toujours leur liberté qui vient 
                    à la rencontre des hommes sous l'aspect de la nécessité. 
                     
                    Bernard Bourgeois, 
                    Hegel, Éditions Ellipses, 1998, pp.42-43 
                     
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